La Russie soigne ses musulmans

Créations de cliniques musulmanes, restaurations de mosquées, la Russie soigne ses musulmans. Dans quel but? S’affichant comme le «pays multiculturel et pluriethnique» par excellence, la Russie cherche à ménager son image à l’extérieur, auprès des partenaires politiques et commerciaux musulmans et dans les urnes: ses musulmans le rendent bien au président Poutine.


Le 9 décembre dernier, la première clinique médicale musulmane de Russie a ouvert à Moscou. Une clinique qui soigne ses patients selon la Charia, c’est-à-dire en respectant «les règles strictes de la religion». Cet événement, qui pose la question d’une médecine encadrée par la religion dans un état laïc comme la Russie, a provoqué un débat dans le pays. Mais les médecins de la clinique affirment que la garantie du respect des principes de l’islam joue un rôle non négligeable dans la psychologie des patients. «Quand un patient sait qu’il se trouve dans un centre spécialisé, il se sent déjà mieux. Même si ce n’est que dans son esprit, ceci est déjà la première étape de son traitement», affirme le chirurgien Pavel Chepenko sur Russia Today TV.

Dans cette clinique, qui compte une cinquantaine de médecins et d’infirmières, les femmes sont traitées par des femmes portant foulard blanc, tunique large et pantalons, en présence des maris ou d’autres femmes. «Les femmes sont habillées d'une manière modeste, il y a un endroit pour les prières, c'est important pour les Musulmans», commente Kadyr Makhmoud, médecin syrien installé en Russie depuis deux ans, assurant que «la communauté musulmane en avait besoin». Les hommes sont traités par un personnel exclusivement masculin. Dans les locaux de la clinique, on trouve aussi une salle d’ablutions et une salle de prière, où les hommes et les femmes sont séparés par un écran. Un buffet propose des boissons non alcoolisées et des repas halal, et une pharmacie propose uniquement des médicaments sans alcool. Installée dans un bâtiment moderne, aux façades ornées d’inscriptions coraniques, la clinique est située dans le sud-est de Moscou.

Le grand mufti de Russie, Ravil Gainoutdine, a exprimé sa satisfaction en qualifiant l’événement d’«historique»: «La communauté internationale peut désormais voir que dans la Russie multiethnique et multiconfessionnelle, chaque citoyen a droit aux soins médicaux». Le mufti voit juste. La Russie compte 20 millions de musulmans pour 142 millions d’habitants, ce qui fait de l’islam la deuxième religion du pays ; un million d’entre eux vit à Moscou. Elle a tout intérêt à se montrer attentive envers cette minorité religieuse.

Les musulmans : une vitrine à l’international pour la Russie

De retour sur la scène internationale, la Russie a pris le parti de contrecarrer la puissance américaine en mettant en place une politique de coopération avec les pays musulmans, qui s’appuie sur les anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale, majoritairement musulmanes, mais aussi sur les pays du Moyen-Orient qui constituent des partenaires incontournables, pour un pays désireux d’accroître encore sa puissance énergétique. Dans cette entreprise, politique et commerciale, la Russie peut compter sur ses cadres issus de minorités ethniques traditionnellement musulmanes et formés dans les universités russes d’Etat. Parmi eux, les Tatars de la République du Tatarstan, l’une des sept républiques de la Fédération de Russie à dominante musulmane (régions de la Moyenne Volga et du Caucase), constituent une force puissante de pénétration des marchés proche et moyen-orientaux. Dotés d’une double culture, à la fois russe et musulmane, les Tatars, qui évoluent eux-mêmes sur un territoire riche en pétrole, forment des commerciaux et des ingénieurs géologues hors pair pour prospecter et forer de nouveaux puits de pétrole, comme c’est actuellement le cas en Syrie et en Iran. Implantée dans le sud-est iranien sur le site de Koupal depuis 2002, la compagnie Tatneft n’a cessé d’ouvrir de nouveaux gisements dans ce pays, qui s’est également attaché ses services en matière de développement d’industrie dérivée du pétrole

. La Russie a donc besoin de ses musulmans si elle veut se donner les moyens de ses ambitions internationales. Aussi a-t-elle pour habitude de les choyer sur son sol. Deux cliniques médicales semblables à celle de Moscou devraient ouvrir prochainement à Kazan, capitale du Tatarstan, et à Saratov, où les Tatars constituent une importante minorité ethnique. A Moscou, le mufti a obtenu de Vladimir Poutine des crédits pour la rénovation de la Grande Mosquée Centrale, centre de la vie religieuse des musulmans moscovites, fondée en 1904 tout près de l’actuelle station de métro Prospekt Mira. Deux nouvelles mosquées devraient être construites dans la capitale russe dans les prochaines années.

Une communauté politisée et encline à la critique

C’est que les musulmans de Russie forment une communauté religieuse plus politisée et plus encline à la critique que la communauté orthodoxe, majoritaire. Aujourd’hui, en pleine période électorale, les sites Internet musulmans russes grouillent d’opinions et de débats, d’appels à l’activisme politique et social. A la veille des élections législatives du 2 décembre 2007, le site islamnews.ru proposait à ses lecteurs de répondre à la question: «Pour quel parti allez-vous voter aux législatives?». Si les intentions de vote «blanc» sont élevées (11,23% des internautes vote «contre tous»), les 1.976 internautes consultés déclaraient leur très nette préférence pour le parti d’opposition Iabloko (49,65%), les démocrates libéraux du SPS (19,18%), le parti du président Poutine, Russie Unie, ne recueillant que 7,64% des intentions de vote.

«Je ne vois pas de parti qui puisse défendre dignement les intérêts de musulmans», écrit un internaute sur le forum de discussion. «Pour cette raison, je vais voter pour l’opposition, Iabloko ou le SPS, mais seulement pour mettre une limite à l’absolutisme du pouvoir.» L’un des candidats du SPS, Adalet Djabiev, avait particulièrement appelé les musulmans à voter «pour empêcher le retour du totalitarisme et s’assurer de la justice sociale.» Porte-parole du clergé musulman russe, Damir Hazrat Guizatouline incite également les musulmans à aller voter: «La position officielle du clergé musulman russe, c’est la participation active aux élections, parce que c’est un devoir civil de chaque musulman. Pour quels candidats voter - c’est la prérogative personnelle des croyants, et nous leur laissons toujours le choix. Ce sont les partis qui doivent s’occuper de la campagne électorale, et pas les imams.» Pour autant, le premier adjoint du mufti suprême de Russie avoue qu’il votera pour le parti «de la stabilité». Entendez: pour Russie Unie.

«Les musulmans pour Poutine»

La partie la plus conservatrice de la communauté musulmane soutient en effet le parti du Président et il y a fort à parier qu’elle votera massivement pour son candidat, Dmitri Medvedev, dont la première initiative après sa désignation officielle a été de proposer à V.Poutine un poste de Premier ministre après l’élection du 2 mars prochain. A la veille des élections législatives, le 26 novembre 2007, une manifestation massive, de soutien au Président russe et à la politique de son gouvernement, dénommée «Musulmans de Russie pour Poutine» a été organisée dans le centre de Moscou, place Pouchkine, par la Fédération des Immigrés de Russie et le groupe «Les musulmans pour Poutine». Une centaine de travailleurs d’Asie centrale y participaient, en dépit de leur incapacité juridique à participer à l’élection. Originaires du Tadjikistan, de l’Ouzbékistan et du Kirghizstan, de Chine, d’Inde, d’Egypte ou encore de Syrie, nombre d’entre eux ne possédaient pas la nationalité russe. Sur leurs banderoles, ces slogans: «Poutine, garant de la paix et de la santé de nos enfants et de nos familles», «La politique multiconfessionnelle et pluriethnique de Poutine: garantie de l’unité et de la prospérité de la Russie».

Tatarstan, Bachkortostan, Tchétchénie, Daghestan: un vote manipulé

Le discours gouvernemental présentant la Russie comme «le pays du dialogue entre les peuples et les cultures», le «pays pluriethnique et pluriconfessionnel» par excellence, très en vogue aujourd’hui, présente bien des avantages pour l’actuel Président russe. Il offre une réponse toute prête aux étrangers qui l’interpellent parfois sur le «génocide» tchétchène. A l’intérieur comme à l’extérieur, il donne au moins l’impression de la bonne volonté. Les musulmans de Russie sont prêts à y accorder du crédit. A moins que leur vote ne soit manipulé? Dmitri Orechkine, directeur du laboratoire de sociologie Mercator à Moscou, s’intéresse à la cartographie électorale de la Fédération de Russie depuis les années 1990. Selon lui, deux Russie politiques coexistent dans le pays: l’une, recouvrant 60 des 85 sujets de la Fédération, où existe une assez grande liberté de vote; l’autre, de «culture électorale particulière», où le vote est massivement manipulé par l’administration locale. C’est tout particulièrement le cas des républiques massivement peuplées par les musulmans que sont le Tatarstan, le Bachkortostan, la Tchétchénie et le Daghestan, où le score de Russie Unie a systématiquement dépassé les 80% lors des élections législatives du 2 décembre.

Selon Dmitri Orechkine, onze millions des voix de Russie Unie viennent des zones du Caucase Nord, de la Volga mais aussi du Sud de l’Oural. Sans elles, la majorité absolue n’aurait pas été atteinte. Les résultats ont peut-être moins dépendu de la volonté du Président russe que de celle des élites locales soucieuses de préserver leurs propres intérêts en prouvant leur fidélité au pouvoir. Lors de l’élection présidentielle de 2004, les habitants du Tatarstan ont apporté un soutien massif à Vladimir Poutine, avec 97% des suffrages. Le plébiscite est douteux, les fraudes diverses. Employé dans une société spécialisée dans le conseil en systèmes informatiques installée à Kazan, capitale du Tatarstan, Timour, 25 ans, confie: «Mon patron m’a menacé de licenciement au cas où je ne voterais pas pour Russie Unie. Il m’a demandé de me rendre au bureau de vote à une heure précise pour vérifier mon bulletin.» Le patron n’a pas eu besoin de se déplacer: la police était présente et Timour, comme ses concitoyens, a remis son bulletin directement aux fonctionnaires chargés de tenir le bureau de vote, afin qu’il soit immédiatement comptabilisé.

* Fred Hilgemann est notamment l’auteur de Le Tatarstan, pays des musulmans de Russie, paru aux éditions Autrement en octobre 2007.

Photo de l’auteur.