Projet de loi sur les «fake news»: les médias russes dans le viseur d’Emmanuel Macron?

Le président de la République, Emmanuel Macron, a annoncé le 3 janvier 2018 la présentation prochaine par le gouvernement d’un projet de loi contre les « fake news ». Dans le viseur d’E. Macron, les médias russes internationaux RT et Sputnik. Retour sur les enjeux soulevés par cette annonce.


Au cours de son premier discours de vœux adressés à la presse au palais de l’Elysée[1], le président de la République, Emmanuel Macron, a annoncé que le gouvernement travaille actuellement à l’élaboration d’un projet de loi visant à lutter contre les « fake news » durant les périodes électorales. S’ils n’ont pas été nommés par le Président, les médias russes internationaux RT et Sputnik, dont les antennes françaises ont été régulièrement critiquées par E. Macron depuis le début de la campagne présidentielle de 2017, semblent pourtant être les principales cibles de ce futur projet de loi. À la suite de cette annonce, de nombreuses voix –de tous bords politiques– ont critiqué un projet encore flou et potentiellement nuisible pour la liberté de la presse. De leur côté, les responsables des médias russes internationaux ont dénoncé une tentative de censure de la part de l’État français.

Un projet de loi aux contours encore flous

Si les détails précis du projet législatif n’ont pas été annoncés par E. Macron, ce dernier en a néanmoins donné les grandes lignes. Ainsi, le projet visera, « en période préélectorale comme électorale » à encadrer « les plateformes Internet, qui n’auront plus tout à fait les mêmes règles », et notamment les réseaux sociaux qui donnent la possibilité à leurs utilisateurs d’optimiser la visibilité de leurs publications via une technique dite de « contenus sponsorisés », qui consiste à payer le réseau social pour diffuser des contenus de manière ciblée. En déposant ce projet de loi, le gouvernement cherche à encadrer ces contenus sponsorisés, en « [rendant] publique l’identité des annonceurs et de ceux qui les contrôlent, mais aussi [en limitant] les montants consacrés à ces contenus ». Une volonté très probablement motivée par la polémique déclenchée aux États-Unis en septembre 2017, quand le réseau social Twitter a annoncé que l’antenne américaine de RT avait dépensé 274 000 dollars en contenus sponsorisés pendant la campagne présidentielle de 2016.

Mais la partie la plus controversée de l’annonce d’E. Macron concerne le contrôle des « fausses nouvelles », dont il a été la cible au cours de la campagne présidentielle. Ainsi, « en cas de propagation d’une fausse nouvelle, il sera possible de saisir le juge à travers une nouvelle action en référé, permettant le cas échéant de supprimer le contenu mis en cause, de déréférencer le site, de fermer le compte utilisateur concerné, voire de bloquer l’accès au site Internet ». Cela sera rendu possible par un renforcement des pouvoirs d’un « CSA repensé », qui pourra « lutter contre toute tentative de déstabilisation par des services de télévision contrôlés ou influencés par des États étrangers », une référence à peine voilée à la chaîne de télévision RT.

Alors que la loi de 1881 qui reconnaît déjà les délits de fausse nouvelle et de diffamation pourrait s’appliquer aux réseaux sociaux, les nouveaux moyens énoncés par le Président pourraient, eux, porter atteinte aux principes de liberté d’expression et de liberté de la presse, auxquels il a réaffirmé son attachement. En effet, le terme de fake news, popularisé par Donald Trump au cours de la campagne électorale américaine de 2016, n’a jamais été défini de manière consensuelle et reste tout aussi polysémique que l’est la notion de propagande. L’exemple de l’Accord sur le climat illustre très bien cette dissonance : alors qu’E. Macron a fait de la lutte contre le réchauffement climatique une des priorités de son quinquennat, D. Trump estime que celui-ci est un « hoax », c’est-à-dire une invention de toutes pièces.

Au vu des conséquences que pourrait entraîner l’adoption d’une telle loi, il est donc légitime de se demander sur quels critères le législateur se basera pour qualifier une information de fausse, tout en respectant les principes de liberté précédemment énoncés. Enfin, en souhaitant encadrer les activités des géants du web américain, E. Macron se lance dans une action périlleuse, dont la légalité et la possibilité même restent, à ce jour, très incertaines.

Les médias russes internationaux dans le viseur du Président ?

Bien que le Président n’ait à aucun moment mentionné les médias russes internationaux, certains passages de son discours –ajoutés à plusieurs événements récents– laissent à penser que Sputnik et RT sont les principales plateformes médiatiques visées par ce futur projet de loi. Lancés en France en 2015, ces deux médias se développent progressivement et ont été à plusieurs reprises épinglés par E. Macron, cela même avant son élection en mai 2017. Si Sputnik et RT se défendent des accusations de propagande russe qui les visent régulièrement, ils assument néanmoins clairement d’être financés intégralement par l’État russe, n’hésitant pas à se comparer avec d’autres médias internationaux comme RFI ou la BBC. L’agence Sputnik, lancée en 2014 à la suite d’une refonte de l’appareil médiatique international russe [2], dispose d’un service radiophonique et d’un site Internet diffusant des informations dans une trentaine de langues, avec comme cibles principales les pays membres de l’Union européenne (UE) et les États-Unis. De son côté, RT, lancée en 2005, diffuse ses contenus en six langues, dont cinq sur les réseaux câblés nationaux. En France, RT a lancé sa chaîne le 18 décembre 2017 et travaille encore sur des accords de diffusion avec les opérateurs français (la chaîne n’est aujourd’hui accessible qu’aux abonnés de Free). Alors qu’elle peine à attirer des journalistes de renom dans ses rangs en France, elle jouit de très bons scores d’audience aux États-Unis, dans les pays d’Amérique latine et du monde arabe[3].

Les deux médias ont pour objectif de donner un point de vue « alternatif » de l’information, calqué sur la politique de la Russie, et s’inscrivent dans une logique de « contre-propagande », en opposition frontale avec les médias classiques, qualifiés de « mainstream ». Cela passe par la diffusion de valeurs conservatrices, souverainistes et anti-atlantistes, défendues par des personnalités rarement invitées sur les plateaux des principales chaînes de télévision, en appuyant sur tout ce qui pourrait décrédibiliser le modèle libéral américano-européen. Ainsi, la politique menée par E. Macron est régulièrement critiquée par RT et Sputnik, idéologiquement plus proches des partis de droite souverainiste, d’extrême-droite et d’extrême-gauche.

Après la diffusion en février 2017 par Sputnik des propos de l’ancien député LR Nicolas Dhuicq sur le prétendu soutien d’un lobby gay au candidat Macron, ce dernier a refusé de répondre aux questions des médias russes lors de la campagne, une décision maintenue suite à son élection. Lors de la conférence de presse commune avec le président russe Vladimir Poutine qui a suivi leur rencontre en mai 2017 à Versailles, E. Macron a fustigé les méthodes de Sputnik et RT, qui « ne se sont pas comportés comme des organes de presse et des journalistes mais comme des organes d'influence, de propagande et de propagande mensongère, ni plus ni moins ».

Le projet de loi annoncé par Emmanuel Macron permettra donc au CSA de « refuser de conclure des conventions […] en prenant en compte tous les contenus édités par ces services, y compris sur Internet », mais aussi de « suspendre ou annuler une convention », une référence directe à la convention adoptée en septembre 2015 par le CSA et RT, qui autorise la chaîne à émettre en France.

Le contrôle des médias étrangers internationaux, un enjeu central de la « guerre informationnelle » ?

Dans un contexte international qui voit s’opposer de manière toujours plus systématique la Russie aux États-Unis et à l’UE, l’initiative d’E. Macron n’est pas anodine. Légiférer sur le contrôle des médias étrangers n’est effectivement pas l’apanage du seul président français : lorsque, en novembre 2017, les États-Unis ont placé RT sur leur liste des agents de l’étranger et lui ont retiré son accréditation presse au Congrès, le ministère russe de la Justice a placé neuf médias étrangers présents en Russie sur une liste tout juste créée d’« agents de l’étranger » –alors que ce statut était jusque-là réservé aux seules ONG– et la Douma a supprimé l’accréditation presse de ces médias.

Si le projet de loi annoncé par E. Macron est adopté, on peut imaginer le même type de réponse de la part de la Russie[4]. Un amendement à la loi sur l’information voté en 2012 permet en effet à Roskomnadzor, le service fédéral de supervision des communications, des technologies de l'information et des médias de masse, de placer n’importe quel site Internet aux contenus jugés illégaux sur un registre des sites interdits[5], donnant au gouvernement russe un pouvoir de contrôle des médias non négligeable.

L’adoption de ce projet de loi reste toutefois incertaine et on peut se demander si son annonce ne relève pas d’un simple calcul politique de la part du Président, dans un contexte international qui voit la Russie accusée d’ingérence dans les processus électoraux de nombreux pays, souvent sans preuves tangibles. L’exemple du Royaume-Uni illustre parfaitement ce paradoxe: alors qu’une enquête de Facebook a révélé début décembre 2017 que la Russie n’aurait dépensé qu’environ 83 centimes d’euro en contenus sponsorisés durant la campagne du Brexit, plusieurs personnalités politiques britanniques –parmi lesquelles le ministre des Affaires étrangères Boris Johnson– maintiennent leurs accusations à l’égard du gouvernement russe. Alors que la place croissante du cyberespace dans la géopolitique mondiale bouleverse les rapports des médias au pouvoir, une prise de recul et une analyse sur un temps long de la politique qu’y entretiennent les États semblent d’autant plus nécessaires[6].

Notes :
[1] Discours du Président de la République Emmanuel Macron à l'occasion des vœux à la presse, 4 janvier 2018.
[2] En France, le lancement de Sputnik est intervenu en 2015. Colin Gérard, «Sputnik, instrument de l’influence russe en France?», Diploweb, 22 janvier 2017.
[3] Maxime Audinet, «La voix de Moscou trouble le concert de l’information mondiale», Le Monde diplomatique, avril 2017.
[4] Le vice-président de la Douma, Piotr Tolstoï, a déclaré le 23 décembre 2017 qu’en cas de retrait de la licence de RT France, la Russie se réserverait le droit de répondre de manière symétrique..
[5] Voir le registre complet.
[6] Kevin Limonier et Colin Gérard, «Guerre hybride russe dans le cyberespace», Hérodote, n°166/167, 3ème et 4ème trimestres 2017.

Vignette : Vœux à la presse du président de la République (source : elysee.fr)

* Colin Gérard est doctorant à l’Institut Français de Géopolitique (IFG), CRAG, Université Paris VIII.

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