Les forêts primaires constituent la principale richesse de la République de Carélie (Russie). Depuis 18 ans, une association écologiste issue de l'Université de Petrozavodsk lutte pour leur préservation en développant une médiation originale entre pouvoirs locaux, industriels du bois et habitants, inspirée par l’expérience de la Finlande voisine.
Selon le Premier ministre russe Dmitri Medvedev, la forêt est le patrimoine naturel stratégique par excellence de la Russie[1]. Le district fédéral du Nord-Ouest, dont fait partie la République de Carélie, représente 58,5 % des terres boisées de la Russie européenne. Formées en majorité par la forêt boréale, elles assurent 64 % de l’industrie papetière et 41 % de la production de contre-plaqué du pays. Par ailleurs, le sol de la forêt boréale est essentiel à la lutte contre le réchauffement climatique car il emmagasine des milliards de tonnes de carbone.
Mais les coupes illégales et l'exploitation extensive ont plongé le secteur du bois dans une profonde crise économique et écologique. En Carélie, elle éclate en 2012 avec le gel des créations de zones protégées et la faillite de ses grandes entreprises. Face à cette situation, l'Organisation étudiante de protection de la nature en Carélie (SPOK) que préside Alexandre Markovski a proposé une réponse originale fondée sur l’appropriation du modèle nordique de gestion des ressources sylvestres : protéger les forêts primaires, développer l'écotourisme et reconvertir les activités du complexe industriel forestier vers des produits manufacturés innovants. Sous l’influence du facteur étranger – la Carélie est frontalière avec la Finlande sur 798 km – et grâce à la médiation des écologistes, la gestion de la forêt carélienne évolue.
Les retombées de la diplomatie «verte» finlandaise
Le premier cadre pour une gestion concertée de la forêt boréale est la réserve de biosphère transfrontalière finno-russe Droujba (qui signifie «amitié» en russe) établie le 13 novembre 1990. Sa création prolongea en Russie le réseau transfrontalier de zones naturelles protégées qui s’étend le long de la Ceinture Verte de Fennoscandie (Norvège, Suède, Finlande). La disparition de l'Union soviétique et la désagrégation de son industrie forestière firent de la réserve Droujba un lieu de coopérations et d’échanges transfrontaliers pour promouvoir le modèle d'exploitation économique, écologique et scientifique finlandais. Si la diplomatie «verte» des pays nordiques vise à préserver la biodiversité des forêts boréales, son rôle consiste aussi à rattacher les zones productrices de bois russe aux pays européens producteurs de produits finis (meubles, carton et pâte à papier) en manque de matières premières. Favorable au projet de coopération fennoscandien, la Russie promulgua le 14 mars 1995 une loi fédérale créant plusieurs catégories de « Territoires naturels spécialement protégés » (OOPT en russe) où les activités économiques sont interdites ou limitées.
Croquis des principaux espaces naturels protégés en République de Carélie (Julien Buffet, avril 2013).
L'année suivante, une réunion de la Droujina (force d'action) pour la préservation de la nature (DOP) aboutit à la création de l'association SPOK à Petrozavodsk. Elle concentre son action sur les 147 OOPT de Carélie et propose un projet alliant la gestion durable de la forêt au renouvellement de l'économie régionale. La spécificité de son approche est de faire une synthèse entre l'héritage historique de l'écologie scientifique contestataire, née à l’Académie technique de la forêt de Leningrad en 1958, et la politique de « brise-frontière » des pays d’Europe du Nord. En ce sens, la biodiversité des forêts caréliennes doit être garantie par des réserves témoins de biosphère où la coupe de bois est prohibée. Or l'ouverture des frontières a aussi eu des conséquences désastreuses pour les forêts russes.
Unir les habitants contre la surexploitation forestière
La transformation spectaculaire des industries finlandaises et suédoises en leaders mondiaux du bois s’est en effet nourrie du pillage illégal des ressources forestières russes, facilité par la corruption en Russie. La Finlande est le premier pays importateur de bois illégal (5,1 millions de m³ par an) devant la Suède (2,6 millions)[2]. De grandes enseignes comme IKEA portent une lourde responsabilité dans l'épuisement des réserves forestières et la destruction d'un patrimoine à haute valeur écologique en Carélie.
De ce fait, la forêt est le lieu d’un conflit complexe, conflit que SPOK souhaiterait institutionnaliser. Sa cible prioritaire: le raïon de Poudoj, fief de la holding Karellesprom aux mains du gouverneur Alexandre Khoudilaïnen. Les forêts primaires couvrent 21 % du raïon, lequel concentre 8 % des réserves sylvestres exploitables de la république. Afin d'agir sur les mentalités et les comportements, SPOK privilégie les relais de l’éducation pour enseigner à la population locale à négocier avec les différents acteurs de la filière bois. Les organisateurs ont ainsi fait participer, les 19 et 20 avril 2011, des enfants de la ville de Poudoj à un jeu de rôle où chacun représentait un groupe d’intérêt à défendre : les chômeurs devaient retrouver un emploi, les industriels du bois gagner des terrains de coupe, les responsables politiques trouver de nouvelles ressources budgétaires et les villageois préserver leurs lieux traditionnels de chasse de la déforestation. Dans ce genre de simulations, les experts des ONG aident les acteurs à trouver un accord en établissant des partenariats[3].
Le but est de créer des cadres sociaux pour réguler les conflits. Pour SPOK, l'environnement doit servir de catalyseur dans la formation, le soutien et le développement des valeurs socioculturelles spécifiques à une démocratie locale russe en devenir. Réfléchir à un mode d'exploitation forestière durable sert donc à redéfinir et affirmer la communauté locale. L'action de SPOK, qui mobilise les habitants et les élus autour de la forêt comme objet social, élargit donc la notion de patrimoine naturel, défini par le statut de l'OOPT, à celle de patrimoine culturel cristallisant en partie l'identité de la communauté locale du raïon de Poudoj dans l'expression de sa souveraineté (narodovlastie)[4].
L’influence du facteur étranger et ses limites
Il peut toutefois sembler paradoxal qu’une association écologiste s’inspire du modèle nordique d’exploitation intensive, dès lors que celui-ci vise une rentabilité maximale et rapide des ressources forestières. De fait, SPOK a su tirer parti des buts économiques communs poursuivis par l'Europe du Nord et la Russie. La promotion des normes de qualité ISO-9000 pour la coupe du bois, du certificat ISO-14000 sur le système de gestion de l’environnement et de l'application des réglementations forestières, de la gouvernance et des échanges commerciaux (FLEGT) rencontrent un véritable écho auprès des décideurs politiques et économiques de la république.
Pour preuve, depuis peu la Carélie réoriente l'activité de son industrie forestière vers le secteur des biocombustibles, notamment la production de granulés de bois (pellets) qui sont une alternative durable à la production des énergies électrique et de chauffage. Ainsi le consortium russe Biogran (Petrozavodsk) et Swedwood Karelia (filiale du suédois IKEA basée à Kostomoukcha) commencèrent-ils à produire des pellets en 2008, suivis en 2009 par ceux de l'entreprise Setles, filiale du groupe finlandais Stora Enso à Impilahti dans le raïon de Pitkiaranta. Mais, sur une production annuelle de 150 tonnes de pellets, 80 % sont exportés à destination du marché européen (Finlande, Suède, Danemark). Si l'innovation existe, elle n'est donc pas intégrée à l'économie régionale qui reste fortement dépendante de ses voisins pour le charbon, le mazout et l'électricité[5].
De plus, la production d’un bois aux normes du Forest Stewardship Council (FSC) ne garantit pas la responsabilité sociale des entreprises finlandaises et suédoises. Le 29 mai 2012, le quotidien britannique The Guardian, sur la base d'informations recueillies par SPOK et transmises à l'association suédoise Protect the Forest, incrimina IKEA et sa filière Swedwood Karelia pour des coupes à blanc sur des pins centenaires dans les raïony de Kostomoukcha et de Kalevala[6].
Le chemin à parcourir pour la création d'un modèle de foresterie durable intégré au tissu socioéconomique est donc encore long. D'autant plus qu'il n'existe pas un modèle transfrontalier de gestion des forêts. Au contact des Finlandais, SPOK et de nombreux scientifiques russes ont pu observer sur place le mirage écologique que représente l'exploitation intensive. La biodiversité des forêts russes est en effet trois fois plus grande qu'en Finlande. Dans les discussions d'Alexandre Markovski avec les autorités, le modèle nordique de gestion des forêts est surtout un argument juridique : il permettrait de délimiter les zones récréatives, les zones protégées et enfin les forêts secondaires destinées à la production industrielle[7]. Sans le considérer comme un modèle idéal de développement durable, l'écologue Alexandre Markovski l’utilise comme un moyen de prévention des conflits face à l'extension des zones de coupe vers les territoires habités et protégés[8].
La gestion durable des forêts s'inspire déjà du modèle nordique mais, en raison de son coût financier et écologique, elle n'est qu'en partie transposable à la Russie, qui doit attirer les investissements mais aussi renouveler l'héritage socio-historique de gestion des forêts et institutionnaliser une culture du conflit qui fait défaut. À la différence des protecteurs de la forêt de Khimki, SPOK a développé une stratégie de stakeholder (partie prenante) dans les entreprises et les cercles du pouvoir en tant qu'expert scientifique et médiateur social. D'un côté, SPOK rédige des recommandations pour la conservation de la biodiversité à la demande d'entreprises. De l'autre, elle dénonce IKEA destructrice de forêts précieuses mais participe, le 7 décembre 2012, à une réunion de médiation avec ses responsables à Stockholm.
À cet égard, Alexandre Markovski montre qu'il est possible de recomposer un intérêt général partiellement désétatisé autour d’associations de droit privé, du moins au niveau local. Cette stratégie axée sur la forêt reconstruit la notion d'utilité sociale du travailleur associatif comme lien entre l'État, la société et les entrepreneurs. Elle pourrait aussi inspirer la politique nationale de la forêt que la Russie élabore en ce début de XXIe siècle.
Notes :
[1] Discours de clôture du IVe Sommet russo-finlandais de la Forêt, Helsinki, 14 novembre 2012, www.government.ru/docs/21473. Le 14 novembre 2012, Dmitri Medvedev estima les investissements à faire à 10 milliards d'euros.
[2] Dominique d'Antin de Vaillac, « Hégémonie industrielle et développement durable : les complicités scandinaves », Annuaire Français des Relations Internationales, vol. VIII, 2007, www.afri-ct.org/Hegemonie-industrielle-et
[3] Maria Tysiatchniouk et Svetlana Toulaeva, « Le débat sur les territoires protégés planifiés », Pudojski Vestnik, 19 mai 2011, www.cisr.ru/files/news/pud_vestn.pdf
[4] « Un débat à Poudoj a eu lieu sur l’expérience scandinave de création et de gestion des OOPT », SPOK, 27 novembre 2012, http://spok-karelia.ru/2012/11/news/3282
[5] « Les granulés vont sur le marché européen », Forest-Karelia, 19 janvier 2012, www.forest-karelia.ru/?id=80
[6] Ida Karlsson, « IKEA under Fire for Ancient Tree Logging », The Guardian, 29 mai 2012, www.guardian.co.uk/environment/2012/may/29/ikea-ancient-tree-logging
[7] Antonina Kramskikh, « Une histoire de souveraineté », Lesnye Vesti, 28 octobre 2011 http://lesvesti.ru/news/green/1520/
[8] Antonina Kramskikh, « Du lieu de naissance au milieu d'habitat », Lesnye Vesti, 2 mars 2012, www.lesvesti.ru/news/expert/2260
* Chercheur, docteur en histoire et civilisation russes, Paris.
Vignette : A. Markovski (en anorak bleu) pose avec son équipe devant un pin vieux de 230 ans dans les environs de Petrozavodsk (SPOK, 2012).