Bulgarie: «Le drame de ce pays? Des élites mues par leur propre intérêt»

La Bulgarie s’est littéralement embrasée à la fin de janvier 2013, avec des manifestations et des immolations par le feu qui ont poussé à la démission du gouvernement. Comment ce pays désormais désigné comme « le plus pauvre de l’Union européenne » s’est-il enfoncé depuis des années dans la crise économique ? Entretien avec Tchavdar Ianev.


Tchavdar IanevTchavdar Ianev vit près de Sofia. Retraité des services de Sécurité de l’État, il est actuellement détective privé et vit plutôt bien. Témoin du changement de système, de la crise engendrée par la transition et renforcée par la crise mondiale depuis 2008, il observe l’évolution de son pays avec un mélange de réalisme, de colère et de désabusement.

Propos recueillis à Sofia le 10 mars 2013 et traduits du bulgare par : Assen Slim.

Assen Slim : Comment expliquer les manifestations sans précédent qui se sont déroulées dans le pays ces deux derniers mois? Est-ce dû uniquement à l’augmentation du prix de l’électricité ?
Tchavdar Ianev : À n’en pas douter, l’augmentation du prix de l’électricité (+20 % en moyenne) sur les factures de décembre 2012 et janvier 2013 est l’une des étincelles ayant provoqué l’embrasement d’un pays déjà sous haute tension. Rappelons que la crise économique mondiale de 2008-2009 a eu des répercussions profondes sur l’économie bulgare: stagnation du PIB (+0,5 % en 2012), hausse significative du taux de chômage rappelant les pires années de la décennie 1990 (12,4 % de la population active en janvier 2013), revenus (et pensions) des ménages non revalorisés depuis 2010 au titre de l’effort de stabilisation de l’économie (le revenu moyen s’élevant à 812 levas, soit 415 euros en décembre 2012). Parallèlement, l’inflation est restée l’une des plus fortes des pays de l’UE (4,4 % en février 2013, touchant particulièrement des produits vitaux pour les ménages comme l’essence, l’eau ou le chauffage, ce dernier ayant subi une hausse annuelle de 10 % depuis 2010). Aujourd’hui, en termes absolus, le niveau des prix en Bulgarie peut apparaître comme le plus bas d’Europe. Il en va tout autrement lorsque que l’on rapporte ces prix directement aux revenus des ménages bulgares. Il ressort alors qu’ils sont parmi les plus élevés d’Europe, beaucoup de famille n’arrivant pas à joindre les deux bouts.

Quelle est la responsabilité des monopoles régionaux qui gèrent le secteur de l’électricité en Bulgarie ?
Depuis trois ans maintenant, la production et la distribution de l’électricité en Bulgarie sont organisées d’une manière singulière : la compagnie nationale de l’électricité (NEK) achète l’électricité à différents fournisseurs (centrale atomique de Kozloudouï, usines thermiques, centrales hydro-électriques) et charge ensuite de grands monopoles régionaux de la distribution (le Tchèque ČEZ pour l’ouest, le Tchèque Energo-Pro pour le nord-est et l’Autrichien EVN pour le sud-est). En échange de ces positions monopolistiques et d’une marge de 10 à 15 % sur les factures payées, les distributeurs d’électricité se sont engagés à maintenir le réseau et à réinvestir dans le pays.

Dès le début du fonctionnement de cette organisation, les monopoles ont éveillé la méfiance de la population. Ils ont d’abord changé les compteurs il y a trois ans alors que les anciens fonctionnaient très bien. Puis, il y a un mois, au plus fort des manifestations, ils ont entrepris de changer de nouveau les compteurs, en catastrophe, alimentant ainsi les soupçons et les rumeurs (compteurs truqués, manipulables à distance). L’autre mesure prise par les monopoles n’est pas non plus de nature à rassurer: au titre de leur mission de renouvellement des infrastructures, ils ont remplacé les câbles de cuivre par des câbles en aluminium moins coûteux et moins résistants, se donnant ainsi la possibilité de revendre le cuivre sur les marchés mondiaux et d’empocher une belle plus-value.

Pour couronner le tout, les monopoles ont fait parvenir des factures d’électricité plus élevées en janvier 2013 qu’en janvier 2012, alors même que, cette année, la Bulgarie a connu un hiver des plus doux, contrastant avec les records de froid de l’hiver précédent. Dans mon cas personnel, la facture d’électricité de janvier 2013 a été majorée d’un tiers de sa valeur par rapport à janvier 2012.

Comment expliquer autant de violence lors des manifestations ? Rappelons qu’un jeune homme, notamment, est mort après s’être immolé, à Varna. Existe-t-il une scission générationnelle en Bulgarie ?
Cet homme-torche, décédé des suites de ses brûlures, n’est pas le visage de la Bulgarie. Son acte n’a d’ailleurs pas forcément un lien direct avec les manifestations contre l’augmentation du prix de l’électricité. La presse a affirmé que cet homme souffrait de problèmes psychologiques et qu’il avait un différend avec le maire de Varna à qui il avait demandé de démissionner en menaçant de s’immoler si son ultimatum n’était pas suivi d’effets. Finalement, le maire, soupçonné de liens étroits avec la mafia, a démissionné après le décès de Plamen Goranov.

Très clairement aussi, il n’y a pas de problème générationnel en Bulgarie. Tous les âges étaient représentés dans ce mouvement spontané de protestation contre la hausse du prix de l’électricité. Les réseaux sociaux ont pu jouer un rôle dans la mobilisation.

Lors des manifestations, quels ont été les mots d’ordre et les slogans ?
Aux premiers jours, la protestation était très clairement orientée contre les monopoles de l’électricité avec des slogans assez agressifs : « Hors de Bulgarie », « Nationaliser les monopoles », « Baisser les prix de l’électricité ». Progressivement, de nouveaux mots d’ordre sont apparus, cette fois orientés contre le gouvernement, avec des appels à la démission ciblant le ministre des Finances qui incarnait la politique d’austérité, puis celui de l’Énergie, les députés et, finalement (vers la fin janvier 2013), le Premier ministre lui-même. Ce dernier était considéré par les manifestants comme incapable de s’imposer aux monopoles et de stopper leur politique de hausse des prix de l’électricité.

Aujourd’hui, les revendications portent sur la création d’un régulateur transparent, autonome et indépendant du gouvernement, qui serait en charge de fixer un plafond à la hausse des prix de l’électricité. Les manifestants souhaitent également qu’un Conseil citoyen puisse effectuer des contrôles.

La démission du Premier ministre Boïko Borissov correspond-elle à un choix stratégique de la part de ce dernier, dans le but de se préparer pour les élections législatives du 12 mai 2013 ? Le paysage politique bulgare propose-t-il une alternative à B. Borissov et à son parti GERB (Citoyens pour le développement européen de la Bulgarie) ?
Parmi les manifestants, il y avait quelques provocateurs responsables de heurts avec la police. L’un d’entre eux, blessé à la tête sur le pont Orlov (carrefour hautement symbolique à Sofia), a marqué les esprits. Les manifestations ont alors spontanément convergé vers ce pont, augmentant d’autant la tension avec les policiers. B. Borissov a senti alors la situation lui échapper et a profité de ces heurts pour annoncer qu’il ne souhaitait pas « verser le sang » du peuple bulgare et pour présenter sa démission, le 20 février 2013.

S’il n’avait pas démissionné, la situation empirant dans la rue, B. Borissov aurait risqué de perdre la confiance de son électorat traditionnel. En quittant le pouvoir, il réussit un double coup: Éviter une confrontation directe avec les monopoles et échapper à une problématique inextricable pour lui et son équipe.

En outre, les chances du GERB pour les élections législatives de mai 2013 sont d’autant plus grandes qu’il n’y a pas vraiment d’alternative politique crédible, excepté le PSB (Parti socialiste bulgare).

D’après-vous, pourquoi la Bulgarie est-elle aujourd’hui le pays le plus pauvres de l’UE ? Que produit-elle aujourd’hui ?
La sortie du socialisme et la transition vers le capitalisme des années 1990 et 2000 n’ont pas profité à la population, loin s’en faut. Seule une poignée d’acteurs a su tirer son épingle du jeu.
Les montages, comme la privatisation de masse par exemple (qui a consisté à distribuer des vouchers à la population lui permettant en théorie d’acheter les entreprises), n’ont profité qu’à quelques proches du pouvoir. On a un autre exemple avec les actifs les plus rentables qui ont presque tous été vendus à des investisseurs étrangers. Ceux-ci non seulement n’ont pas hésité à licencier mais en outre n’ont pas choisi de réinvestir les profits générés. Enfin, sur les recommandations du FMI, de la Banque mondiale et de l’UE, les services publics ont été progressivement privatisés, ce qui est allé de pair avec l’augmentation de leur prix.

La production bulgare a entamé son déclin dès le début des années 1990. Initialement tournée vers le CAEM (Conseil d’aide économique mutuelle, l’organisme qui liait les économies des pays socialistes entre elles), la Bulgarie était spécialisée sur de multiples produits des secteurs de la chimie, de la sidérurgie, de l’électronique, etc. Avec la disparition du CAEM (juin 1991), la Bulgarie a entamé sa désindustrialisation sans réussir ensuite à redémarrer en s’emparant de nouveaux marchés. À tel point qu’elle présente aujourd’hui un visage désolant de ruines et de friches industrielles.

De 1990 à 2013, aucun gouvernement, aucun parti politique sans exception n’a réussi à mettre en place une stratégie cohérente de développement. Chaque nouveau gouvernement a systématiquement considéré que la Nation bulgare commençait avec lui et a entrepris des réformes en repartant de zéro, au mépris du travail réalisé par les gouvernements précédents. Les commandes publiques ont toujours été utilisées par les différentes majorités au pouvoir pour créer des liens forts avec le milieu des affaires. Les entreprises qui avaient la chance d’être « élues » étaient régulièrement sollicitées en retour pour offrir des services aux politiques.

En plus de 20 ans de transition, à aucun moment l’élévation du bien-être de la population n’a été une priorité, encore moins la création d’emplois ou bien la construction d’un avenir pour la Bulgarie. Le drame de ce pays tient dans le fait que ses élites, dans leur écrasante majorité, sont mues par leur propre intérêt, sans aucune considération pour l’intérêt commun. Les deux cas d’école étant ceux du Tsar Siméon (Siméon II, dernier roi des Bulgares de 1943 à 1946, a été Premier ministre de juillet 2001 à août 2005) qui n’a eu de cesse de récupérer ses terres, et de B. Borissov…

Cette irresponsabilité désespérante se traduit aujourd’hui par un délitement de la société bulgare, une désillusion des gens et une fuite de nos jeunes vers l’étranger où ils cherchent ce qu’ils ne trouvent plus dans leur propre pays : un avenir.

* Assen SLIM est Maître de conférences habilité à diriger des recherches (HDR) à l’INALCO, Professeur à l’ESSCA, Blog.

Vignette : © A.Slim

 

Article en anglais

 

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