Tentant de justifier l’invasion de l’Ukraine, le ministre russe des Affaires étrangères a récemment évoqué, parmi d’autres arguments, le « schisme » dans l’Église orthodoxe ukrainienne(1). Par application de l’« effet papillon », cette question a déjà des répercussions jusqu’en Afrique, où l’Église orthodoxe russe a décidé de se déployer, accompagnant le retour de la Russie sur le continent.
Le 29 décembre 2021, le Saint-Synode de l’Église orthodoxe russe a annoncé sa décision de recevoir dans sa juridiction une centaine de prêtres orthodoxes africains et de constituer un « Exarchat patriarcal d’Afrique ». La justification de cette décision insolite est qu’« à la suite de la reconnaissance de la soi-disant Église orthodoxe d’Ukraine par le patriarche d’Alexandrie, une partie de son clergé a exprimé son désaccord et demandé à être reçue au sein de l’Église orthodoxe russe »(2).
En réponse à cette annonce, le patriarcat orthodoxe d’Alexandrie – dont relevaient ces communautés – a réuni son propre Synode pour dénoncer une « invasion immorale et colonialiste » et une « violation de la tradition de l’Église », et menacer les clercs visés de « sanctions ecclésiastiques »(3). Le patriarcat de Constantinople (premier siège honorifique de l’orthodoxie) a quant à lui qualifié les décisions moscovites d’« anti-canoniques » et décidé de convoquer l’antique « pentarchie » orthodoxe (soit les patriarches de Constantinople, Alexandrie, Antioche et Jérusalem ainsi que l’archevêque de Chypre). Le 28 janvier, l’Église russe a répété vouloir « protéger les clercs orthodoxes en Afrique qui ne souhaitaient pas être impliqués dans la légitimation illégale d’un schisme »(4). Or, si les médias religieux ont évoqué ces événements, peu ont relevé la concomitance de cet élargissement à l’Afrique de la juridiction du patriarcat de Moscou avec celle de l’influence de l’État russe sur le même continent. Autrement dit, qu’une corrélation temporelle (ou une causalité ?) reliait les décisions ecclésiastiques à ce qu’on qualifie parfois de raisons non-théologiques.
Un « Game of Thrones » orthodoxe
Quelques éléments de contexte permettent d’appréhender cette nouvelle querelle byzantine. Dans la conception orthodoxe, chaque Église autocéphale (indépendante ou particulière) dispose d’un territoire canonique, correspondant à une communauté nationale (État) ou une aire de civilisation. Depuis les premiers siècles du christianisme, l’Afrique est généralement reconnue territoire de l’Église orthodoxe d’Alexandrie. Après la scission (au Vème siècle) entre Églises byzantines et orientales et la conquête arabe de l’Afrique du Nord (VIIème et VIIIème siècles), le patriarcat grec-orthodoxe d’Alexandrie fut cependant réduit à une Église minoritaire, limitée aux petites communautés grecques et syro-libanaises d’Égypte. Dans la seconde moitié du XXème siècle, s’y joignirent des Africains de souche, convertis par des missionnaires grecs ou ayant spontanément découvert cette Église « non-coloniale » dont certains aspects (clergé marié, cérémonies hautes en couleur, insistance sur la dimension communautaire, etc.) leur semblaient proches. Les communautés orthodoxes africaines rassemblent aujourd’hui plusieurs dizaines de milliers de croyants, avec des paroisses, du clergé, des séminaires et quelques évêques autochtones.
La querelle inter-orthodoxe sur l’Ukraine est venue conférer une dimension religieuse au conflit géopolitique russo-ukrainien, lié tant aux questions régionales qu’à la nouvelle hostilité Est-Ouest. Fin 2018 – début 2019, le patriarche de Constantinople, à la demande du président ukrainien Petro Porochenko et avec le soutien des États-Unis, a octroyé l’autocéphalie à l’Église orthodoxe ukrainienne, au grand dam du patriarcat de Moscou qui considère l’Ukraine comme son berceau historique et son territoire canonique depuis des siècles. Le patriarche Bartholomée a également admis la validité (jusque-là contestée) de certains évêques ukrainiens. Dénonçant la « reconnaissance d’une structure schismatique », la « violation du territoire de l’Église ukrainienne » et la « légalisation anti-canonique de faux ecclésiastiques », le patriarcat de Moscou a rompu (dès le 15 octobre 2018) ses relations avec Constantinople et sommé les autres Églises de choisir leur camp. Celles de culture grecque ont suivi Constantinople, tandis que les autres ont hésité. Et cet énième épisode de la rivalité Moscou-Constantinople pour le leadership orthodoxe a débouché sur une crise majeure : le monde orthodoxe se retrouve polarisé entre deux sous-ensembles et à la limite d’un « schisme comparable à celui de 1054 qui divisa l’Orient et l’Occident chrétiens »(5).
Les patriarcats de Moscou et d’Alexandrie semblent nerveux : l’Église russe annonce 102 clercs africains (avec leurs communautés) et d’autres demandes en cours ; Alexandrie rétorque qu’ils seraient au maximum une cinquantaine, pour la plupart au statut douteux (en conflit avec leurs évêques, schismatiques, voire non-orthodoxes) et sans paroissiens. Moscou dénonce le « coup de poignard dans le dos » qu’a constitué la reconnaissance de l’Église d’Ukraine par Alexandrie ; cette dernière condamne la « revanche » russe. Quant aux motifs des demandeurs africains, ils vont du refus de reconnaître les ordinations douteuses en Ukraine à l’espoir d’obtenir du « grand frère russe » moyens matériels, aide humanitaire, voire protection diplomatico-militaire contre les « persécutions ». S’y ajoutent des griefs à l’égard de la gestion grecque unilatérale de l’Église d’Alexandrie.
Alerte rouge en Afrique noire ?
Durant la Guerre froide, le continent africain avait déjà servi de théâtre d’opérations à la compétition des superpuissances. Considérée comme une alternative à l'Occident colonialiste, l’URSS avait tissé des liens militaires, économiques et intellectuels avec quarante pays d’Afrique (soutien actif à certains régimes, envoi de « conseillers », formation des élites et cadres militaires, invitations d’étudiants à Moscou, etc.) Même l’Église orthodoxe avait joué le jeu, en invitant des étudiants africains dans ses écoles de théologie (sans prétendre à une juridiction sur place). Comme le résume un observateur, « depuis l’époque soviétique, les paroisses orthodoxes russes à l’étranger s’étaient imposées comme des points idéaux de conspiration [konspirativnye totchki] ; en outre, via les “filières ecclésiastiques”, il apparaissait plus pratique de résoudre nombre de problèmes peu aisés à régler par les canaux diplomatiques ou commerciaux... »(6)
Alors que l’effondrement de l’URSS a réduit à néant la présence russe en Afrique, un retour russe sur le continent s’est amorcé à partir des années 2000. Coopération militaire, investissements économiques, soutien à la lutte contre le terrorisme, Moscou est à nouveau présent, directement ou indirectement, au Mali, en Libye, au Soudan, en République centrafricaine (RCA), au Congo-Brazzaville, au Mozambique, etc.(7) Ces partenariats proposent des débouchés aux matières premières, permettent de renforcer le poids des États dans le concert international(8), offrent une alternative à l’influence occidentale ou chinoise et assurent les régimes autoritaires de soutiens armés. Cette communauté renouvelée d’intérêts russo-africains peut-elle se doubler de relations religieuses ?
Religion dans les relations internationales : une variable négligée ?
Longtemps, les sciences sociales ont considéré le facteur religieux comme une variable négligeable dans la vie politique mondiale. Malgré les discours sur le « retour du religieux », peu de théories prennent en compte cette dimension, quand elles ne considèrent pas « les acteurs ou organisations religieux comme de simples auxiliaires de l’État »(9). Le présent cas montre cependant qu’entre décisions ecclésiastiques et politiques étrangères, il peut exister plus qu’une instrumentalisation : une application du concept de « linkage politics », c’est-à-dire un lien intrinsèque entre deux types d’actions a priori distinctes.
Les religions développent en général un discours visant la persuasion des interlocuteurs. Et les réseaux religieux, par leur caractère transnational et souvent plus fluide que les acteurs étatiques, permettent de disposer de symboles d’identification collective. Dans le cas cité, les Africains n’ont certes aucun lien avec le « monde russe » cher à Vladimir Poutine, mais la dimension orthodoxe – familière à certains – et l’image de puissance donnée par l’Église russe (de même que son soutien par l’État) peuvent leur sembler attractives. Au-delà des questions canoniques, le patriarcat de Moscou apparaît ainsi comme un élément du soft power russe – soit la « capacité d’un acteur international à convaincre ou influencer le comportement d’autres acteurs par des moyens non-coercitifs »(10).
Notes :
(1) Plus exactement, Sergueï Lavrov a évoqué une attaque qui se déroulerait en Ukraine « contre les Slaves, contre les orthodoxes », déclaration aberrante s’il en est, les habitants des deux États étant largement de la même origine et confession.
(2) « Le patriarcat de Moscou crée un exarchat en Afrique et reçoit des clercs du patriarcat d’Alexandrie », Orthodoxie.com, 29 décembre 2021.
(3) « Encyclique patriarcale au saint clergé et au peuple pieux de notre patriarcat d’Alexandrie et de toute l’Afrique », Patriarchate of Alexandria, 13 janvier 2022.
(4) « Déclaration du Saint-Synode de l’Église orthodoxe russe du 28 janvier 2022 », Site du Patriarcat de Moscou.
(5) Louis-Joseph Drapeau, « Le schisme au sein de l’Église orthodoxe et l’autocéphalie de l’Église orthodoxe ukrainienne : enjeu religieux ou politique ? », Réseau québécois d’études postsoviétiques, 15 octobre 2019.
(6) Alexandre Soldatov, « “Volki i ljetsy ”. RPTs natchala vtorjenie v Afrikou. Kakimi nepriatnostiami eto grozit Moskovskoï patriakhii ? » (‘Loups et menteurs’. L’Église orthodoxe russe a lancé une invasion de l’Afrique. Quel genre de désagréments cela réserve-t-il au patriarcat de Moscou ?), Novaya Gazeta, 14 janvier 2022.
(7) Alexandra Arkhangelskaya, « Le retour de Moscou en Afrique subsaharienne ? Entre héritage soviétique, multilatéralisme et activisme politique », Afrique contemporaine, n° 248/4 (2016), pp. 61-74 ; Arnaud Dubien, « La Russie en Afrique, un retour en trompe l’œil ? », Le Monde diplomatique, janvier 2021, pp. 10-11.
(8) La guerre en Ukraine rebat cependant les cartes, faisant de la Russie un paria international.
(9) Delphine Allès, « Religions et sécurité internationale. De la victoire implicite de Huntington à la sécuritisation des religions », Annuaire français des relations internationales, vol. XXII (2021), p. 779.
(10) Qu'est-ce que le soft power ?, Vie publique.fr.
Vignette : Célébration dans une communauté orthodoxe en Ouganda (Photo : Institue for African Studies - Académie des sciences de Russie).
* Serge Model est doctorant en Sciences politiques (relations internationales) à l’UCLouvain (Belgique). Sa thèse porte sur l’Église orthodoxe russe en tant que facteur de la politique étrangère soviétique.