L'information diffusée par la première chaîne publique de la télévision polonaise offre le reflet de ce que sont devenus les médias aux mains du parti Droit et Justice (PiS), démocratiquement majoritaire à partir des élections législatives d'octobre 2015. Grâce à une abstention de 60 %, et fort de ses 235 sièges à la Diète, le PiS (dont le principal adversaire, la Plateforme démocratique -PO- n'a obtenu que 138 sièges) a pu mettre en œuvre un programme politique incroyablement réactionnaire et autoritaire. L'attaque portée contre le tribunal Constitutionnel, qui a retenu l'attention du monde, dissimule mal l'une des premières décisions de la nouvelle Diète, élue le 25 octobre 2015 : le licenciement des directeurs de programmes et des journalistes des radios et TV d'État. Depuis, les présentateurs et présentatrices nouvellement nommé(e)s se sont mis à débiter la Vérité officielle et à vitupérer contre tout ce qui n'était pas eux.
Malgré des menaces répétées de sanctions, Bruxelles et les capitales occidentales semblent ignorer ces détails. Pourtant, ce que l'on peut voir et entendre dans un journal télévisé révèle que tout respect du pluralisme de l'information a disparu.
Retour sur une prise en mains
Jaroslaw Kaczynski, frère jumeau du Président tué dans l'accident de son avion en 2010, se montre assez peu sur la première chaîne télévisée, mais assez pour que l'on comprenne que c'est lui qui orchestre le «bon changement». L'instrumentalisation du souvenir de ce crash (95 morts, la plupart membres du PiS) s’était, jusqu'aux dernières élections, notamment traduite par l’organisation de rassemblements mensuels hostiles à l'ancien président Bronisław Komorowski et à Donald Tusk, son Premier ministre. La victoire électorale permit de diffuser cette commémoration régulière à la télévision, avec la bénédiction de l'Église. Le 10 de chaque mois, la cathédrale Saint Jean de Varsovie devint le cadre de messes solennelles avec chasubles dorées de l'épiscopat, claquements de talons des soldats et trompettes. Ce jour-là, pas de J.T. mais une émission spéciale. Chaque foyer put communier avec la foule de Varsovie et vibrer à l’unisson. L'émotion d'un peuple éternellement victime de complots, enfin détenteur du pouvoir et assoiffé de réparations s'exprimait dans toutes les lucarnes de Pologne. Ce culte a culminé le 10 avril 2018, avec l'érection d'un grand monument sur la principale place de Varsovie.
Par une ironie bien polonaise, le clivage de la société s'exprime d'une manière surprenante: le nouveau chef des programmes télévisés, sorte de vice-ministre de la Propagande, est Jacek Kurski, frère de Jarosław Kurski, lui-même rédacteur en chef de Gazeta Wyborcza, le plus grand journal polonais centriste, fondé par Adam Michnik. Ce nouveau responsable, comme tout le PiS, est inspiré par une sorte de père Torquemada, responsable depuis une vingtaine d'années de la chaîne intégriste catholique Radio Marija et de la chaîne télé Trwam, le père Rydzyk. La télévision officielle ne cache pas que cette éminence grise lui a procuré ses nouveaux cadres et l'on voit fréquemment le Président de la République, Andrzej Duda, lui dire sa reconnaissance, au cours d'énormes pèlerinages organisés au sanctuaire de Częstochowa, ou dans le stade où l'on fêta le jubilé de ce prêtre de choc, le 2 décembre 2017.
Une propagande pernicieuse
Les proches de Tadeusz Rydzyk ont su exploiter les frustrations de ceux qui n’ont pas pu profiter des bienfaits de la démocratie d'après 1989 et qui, en 2003, n'ont voté pour l'Europe que sur la recommandation de Jean-Paul II, mais en traînant les pieds. Ces gens ne se soucient guère des violations de la Constitution, du limogeage des juges et autres décisions qui mettent en émoi l'Occident. T. Rydzyk et J. Kurski leur distillent un nouvel espoir, ô combien pernicieux: celui d’une nouvelle fierté nationale et d’une amélioration du quotidien. C’est de cela, surtout, que parle la propagande.
Les médias officiels modèlent chaque jour un « Polonais nouveau » à qui le ministre de la Culture, Piotr Gliński, insuffle sa « politique historique », c'est-à-dire une vision de l'histoire ouvertement nationaliste. Il faut que l'on soit fier de son histoire: la Pologne n'a d’ailleurs connu que des héros. P. Gliński a très vite suggéré la réalisation d’un film basé sur les résultats aberrants de la commission d'enquête sur le crash de Smolensk, diligentée par son collègue aux armées, Antoni Macierewicz, ministre jusqu’en janvier 2018. P.Gliński a aussi préconisé la création de quatre musées destinés à présenter une histoire rénovée: l’un est consacré aux «soldats maudits» (nom donné à des résistants d'extrême droite des années 1944-48, coupables d'exécutions de Juifs, de Biélorussiens, de Lituaniens et d’Ukrainiens, résistants eux-mêmes exécutés par les communistes) ; un autre est consacré à Jósef Piłsudski, le héros national insurpassable, mort en 1935 ; un troisième est centré sur les Territoires occidentaux, et le dernier sur les confins orientaux où la Pologne exerça son colonialisme pendant des siècles. La télévision, de son côté, démolit la légende de Solidarność : Lech Wałęsa, Adam Michnik ou Jacek Kuroń sont voués aux gémonies avec tous les membres de la Table Ronde de 1989 qui avaient permis une transition pacifique. La « véritable » Solidarność aurait enfanté le PiS, les autres étant des traîtres, collaborationnistes des communistes. Pour le poète Jarosław Marek Rymkiewicz, il faudrait les « pendre aux lampadaires ».
Andrzej Nowak, historien de l'université de Cracovie, affirme que la sainteté est la marque des Polonais qui préfèrent lire Jean-Paul II, sœur Faustine et le père Kolbe, tellement préférables aux insanités d'écrivaines comblées de prix comme Wisława Szymborska (Nobel 1996) ou Olga Tokarczuk (Goncourt polonais 2015). On promeut une énorme anthologie des stéréotypes nationalistes, inspirée par Zdzislaw Najder, ancien directeur de la radio anti-communiste Wolna Europa, condamné à mort par contumace par le général Jaruzelski, ce qui lui donne une aura de martyr, tandis que les élèves des écoles sont invités à lire, à hautes doses, les romans de Henryk Sienkiewicz, «base de l'enseignement patriotique» dont le racisme saute parfois aux yeux.
Du patriotisme au nationalisme
Dès lors, comment s'étonner que l'historien polono-américain Jan Tomasz Gross, qui est l'un de ceux qui fit le plus pour rééquilibrer la vision des conflits judéo-polonais, se voie menacer du retrait de sa médaille du Mérite polonais, accordée en 1995 ?
P. Gliński n'a pas de mots assez durs pour le musée de la Seconde Guerre mondiale de Gdańsk, inauguré par D. Tusk juste avant son départ pour la présidence du Conseil de l'Europe, musée qui replace les événements dans le contexte européen. Scandale ! Les souffrances polonaises sont uniques. Il faut éliminer les conceptions étrangères, repoloniser. Ainsi, affirme A.Nowak, la Pologne pourra «sauver l'Europe et le monde». L'identité nationale rejoint le messianisme que le « poète national » Adam Mickiewicz attribuait, au 19e siècle, aux Polonais. On répète à satiété que la mission polonaise est en cours de réalisation, que le pays a pris la tête d'une croisade avec les membres du groupe de Visegrád qui triomphera, dans l'UE, de la décadence des mœurs.
On martèle les bienfaits socio-économiques du nouveau régime qui se concilie l'électorat grâce à la réussite indéniable de quelques mesures. Chaque soir sont proclamés les avantages de l'« allocation 500+ » qui aide les familles avec enfants, la rigueur du CBA (Bureau central contre la corruption) qui permet une justice fiscale plus grande et un budget proche de l'équilibre. Toutes les émissions rappellent avec force sarcasmes que le gouvernement de D. Tusk considérait ces améliorations financières comme impossibles. On proclame l'adhésion populaire à la politique de grands travaux qui se traduit par la modernisation des ports (Gdańsk et Szczecin, où un terminal de gaz naturel liquéfié accueille déjà les livraisons envoyées par D. Trump pour casser la dépendance vis-à-vis de la Russie), la construction d'autoroutes, de voies de chemin de fer ou d'un énorme aéroport près de Łódž. On se garde d'insister sur la part qu'y prennent les Chinois ou, surtout, les crédits européens –qui sont un dû indiscutable. Le chômage est ainsi tombé très bas. Cette attention au social se traduit par des visages radieux, heureux de retrouver les vieilles promesses du socialisme, sous un autre nom et mâtiné d’un nationalisme assumé.
Mariusz Błaszczak, ex-ministre de l'Intérieur désormais ministre de la Défense nationale, l’a souvent répété : les Polonais sont tranquilles dans leur pays. Voilà pourquoi ils n'accepteront ni le moindre réfugié musulman, ni ne céderont aux quotas suggérés par Bruxelles. Depuis près de trois ans, l'image d'envahisseurs venus du Moyen-Orient ou d'Afrique, accompagnée de commentaires les assimilant à des porteurs d'épidémies et de danger pour la race blanche ou la sainte Pologne, est entrée de force dans les esprits faibles. Le rejet de « l'Euroislamisme » est censé structurer l'unité patriotique au même titre que la dénonciation des Russes –traditionnelle– et des Allemands, fauteurs de guerre. L'axe xénophobe contre Angela Merkel et Emmanuel Macron est répété à l’envi. L'opposition qui ose encore manifester est traînée dans la boue avec une violence verbale qu'on n'imagine pas en France. Les dangers omniprésents sont conjurés, affirment des reportages guerriers, par la préparation militaire intensive et les fusées de l'ami américain qui, en juillet 2017, est venu dire à Varsovie que la Pologne était le fer de lance de la liberté en Europe. Des « brigades territoriales » ont été mises sur pied et bombent le torse sur les écrans. Un militarisme bravache clame sans relâche : « Dieu, honneur, patrie ! »
On a ainsi pu assister, au cours des derniers mois, à des épisodes paroxystiques de ce délire nationaliste. Le 11 novembre 2017, une marche patriotique a rassemblé 60 000 personnes, tandis que A. Duda et J. Kaczynski venaient expliquer que cette force était celle qui allait guérir l'Europe malade. Dès le lendemain, les médias internationaux ont dénoncé la présence de banderoles arborant des slogans fascistes, ce que la télévision polonaise a eu tôt fait d’excuser: il s’agissait de la fête des défenseurs de la patrie, tous unis. Lorsque la protestation démocratique a été portée à Bruxelles, elle a été balayée d’un revers de la main: il s’agissait d’un complot anti-polonais, justifiant que les traîtres soient dénoncés et leur nom affiché sur l'écran accompagné de leur photo. La haine a alors jailli de tous les reportages: toute critique est une insulte intolérable, un encouragement à continuer la « décommunisation » et à empêcher que la Pologne ne devînt « une France, où les musulmans ont des droits plus grands que les catholiques ». L'Allemagne d’A. Merkel, quant à elle, devra bientôt payer, et des indemnités de guerre de 80 milliards d'euros lui sont désormais réclamées.
Puis, le 27 janvier 2018, la célébration du 73e anniversaire de la libération d'Auschwitz s’est accompagnée d'une loi renforçant la criminalisation des « atteintes à l'honneur polonais », confiant à l'Institut de la mémoire nationale (IPN) la mission de poursuivre quiconque, dans le monde, parlerait de « camps polonais ». L'angélisme officiel, là encore, a été largement relayé par la télévision, déployant une avalanche d'exemples de Polonais inscrits parmi les Justes des nations et se drapant dans la dignité outragée de l'éternelle victime. Jamais un mot d'humilité évoquant des exemples contraires, pourtant bien établis par l'histoire.
Vignette : Jaroslaw Kaczynski, leader du PiS, dit vouloir « faire de Varsovie une seconde Budapest » (source : PiS.org.pl).
* Daniel BEAUVOIS est ancien directeur du Centre d'Histoire des Slaves de Paris 1 - Panthéon-Sorbonne.
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