D’après une idée largement répandue, l’atlantisme polonais se traduirait par un alignement systématique sur les positions américaines, au détriment de la solidarité européenne. Pourtant, une analyse plus fine démontre que cette appétence pour l’OTAN ne fut pas une évidence après 1989 et qu’elle résulta d’une construction politique progressive. Post-communisme n’a pas systématiquement rimé avec atlantisme. Par ailleurs, l’atlantisme étant une construction politique répondant à des besoins et objectifs particuliers, il n’est pas incompatible avec l’engagement au sein de la politique de sécurité de l’Union européenne (UE), comme le montre la réorientation de la politique polonaise depuis la seconde moitié des années 2000.
Après 1989 : une inscription tardive à l’agenda
La mise de l’atlantisme sur l’agenda polonais résulta des orientations prises par Krzysztof Skubiszewski, ministre des Affaires étrangères de 1989 à 1993. L’objectif du ministre était de surmonter le dilemme de l’encerclement par les voisins allemand et russe et de transformer la position géographique désavantageuse de la Pologne en atout en devenant un pivot régional. De fait, l’expérience historique influença fortement la construction de la politique extérieure polonaise.
Pour atteindre cet objectif, le ministre mit en place une politique dite des « petits pas » : il fallait d’abord obtenir la reconnaissance par l’Allemagne de la ligne Oder-Neisse, décrochée en 1990[1], et la dissolution du Pacte de Varsovie, effective en juillet 1991, pour ensuite s’engager dans une politique d’intégration euro-atlantique et refondre la coopération régionale. Dans le cas de l’intégration à l’OTAN, le ministre estimait qu’il fallait d’abord éliminer son indifférence à l’égard de l’Europe centrale, puis construire des liens de coopération et, enfin, demander l’adhésion.
Cette période fut caractérisée par le développement de l’atlantisme polonais. Constatant que Washington faisait pression sur Bonn pour accélérer les négociations sur la reconnaissance de la ligne Oder-Neisse, le gouvernement polonais prit conscience que les États-Unis restaient un acteur majeur de la scène européenne. Leur présence contribuerait donc à résoudre le dilemme de sécurité polonais[2].
La politique atlantiste fut toutefois mise plus tardivement à l’agenda en Pologne que dans les autres pays d’Europe centrale, comme la Hongrie ou la Tchécoslovaquie : elle ne figure dans les documents des ministères qu’à partir du printemps 1992, sous le gouvernement Olszewski, et la demande officielle d’adhésion fut faite en octobre 1992 par le gouvernement suivant d’Hanna Suchocka. La raison de ce délai tient principalement au retrait plus tardif des troupes soviétiques de Pologne: alors que celui-ci fut effectif dès juin 1991 pour la Hongrie et la Tchécoslovaquie, la Pologne dut attendre octobre 1992.
Une garantie de sécurité prioritaire, mais non unique
Après son adhésion à l’OTAN en mars 1999, la Pologne a d’abord poursuivi une politique accordant la primauté à l’OTAN et aux États-Unis, au détriment de l’UE. Cette orientation atlantiste a atteint son point d’orgue avec la signature de la « lettre des huit pays européens pour un front uni avec les États-Unis face à l'Irak » appelant à participer activement à l’invasion du pays aux côtés de la coalition anglo-américaine.
Après la chute du régime de Saddam Hussein, la Pologne a assuré le commandement dans la zone de Babylone (15 pays, 9 200 militaires au total dont un contingent polonais de 2 300 soldats). L’orientation atlantiste s’est également manifestée dans la politique d’achats d’armements : en 2002, rejetant les offres française et suédoise, le gouvernement social-démocrate SLD a acheté des avions F16 produits par la firme américaine Lockheed-Martin pour équiper l’armée de l’air.
Pour autant, cette orientation atlantiste ne conduit pas la Pologne à estimer que l’OTAN est son unique garantie de sécurité. Pour assurer sa défense, la Pologne compte avant tout sur ses propres capacités. C’est pourquoi la modernisation des armées reste une priorité nationale quels que soient les gouvernements en place[3]. La seconde assurance est l’appartenance aux institutions euro-atlantiques, l’OTAN pour ses capacités de hard security, et l’UE dont les Polonais sont toujours très satisfaits d’être membres[4]. Viennent ensuite la coopération politico-militaire régionale et, enfin, les accords internationaux.
Après la guerre en Irak, un atlantisme plus nuancé ?
Si la guerre en Irak marque l’apogée de la politique atlantiste polonaise, cette dernière est toutefois suivie par un revirement dans les orientations de la politique étrangère et de sécurité. En effet, le soutien aux actions américaines n’apporta pas les dividendes espérés : les entreprises polonaises obtinrent peu de contrats dans la reconstruction de l’Irak et, surtout, Washington refuse jusqu’à aujourd’hui de lever l’obligation de visa pour les citoyens polonais désirant se rendre aux États-Unis. Ces déceptions et l’arrivée au pouvoir du gouvernement libéral pro-européen PO (Plateforme civique) en 2007 conduisirent à l’adoption d’une nouvelle orientation de politique étrangère et de défense.
D’emblée, la PO a prôné un rééquilibrage de la relation transatlantique passant par un développement de la politique européenne de défense. Ainsi, lors de la présidence polonaise de l’UE au second semestre 2011, la consolidation de la PSDC (Politique de sécurité et de défense commune) fut l’objectif affiché. L’actuelle Stratégie nationale de sécurité, formulée en 2014, précise que l’UE doit construire une capacité de défense et s’engager activement dans son voisinage.
Cet engagement ne s’est toutefois pas soldé par des réalisations concrètes. L’orientation pro-européenne de la PO s’est par ailleurs heurtée à la conjoncture : l’annexion de la Crimée par la Russie et le déclenchement de la guerre dans le Donbass ont provoqué un retour vers l’OTAN, considérée comme la seule organisation capable d’aider la Pologne à assurer sa défense territoriale. Ainsi, en 2014, le ministre de la défense PO Tomasz Siemoniak a demandé que des forces de l’OTAN stationnent de façon permanente sur le territoire polonais.
Depuis la victoire électorale du PiS en 2015, la ligne politique n’est pas très claire. Lors du sommet de l’OTAN à Varsovie en juillet 2016, le renforcement du flanc Est a été décidé par les membres de l’Alliance : des troupes de plusieurs États membres stationnent de manière rotationnelle en Pologne et dans les États baltes afin de témoigner de la solidarité atlantique face à la Russie[5]. Lors de ce même sommet, le Président Andrzej Duda, a plaidé pour la création d’une armée européenne afin de compenser la réduction des forces européennes liée au Brexit et de pallier les éventuelles défaillances américaines. Cette déclaration témoigne d’un changement paradigmatique : dans les années 1990, c’était la présence américaine en Europe qui devait compenser les faiblesses européennes.
Cette rhétorique pro-européenne n’est toujours pas véritablement suivie d’actes. D’un côté, la Pologne a ratifié le document activant la Coopération structurée permanente (CSP ou PESCO) prévue par le traité de Lisbonne et a salué la création par la Commission européenne du Fonds européen de défense. Mais de l’autre, elle a annoncé son désengagement de l’Eurocorps : alors qu’elle devait obtenir le statut de nation-cadre, elle va y retrouver le rang d’observateur. Selon l’explication officielle, cette décision est due au fait que la Pologne n’aurait pas les moyens de remplir les obligations liées au statut de nation-cadre en raison du renforcement du flanc Est de l’OTAN. Par ailleurs, la politique d’achat d’armements témoigne encore d’une orientation atlantique : le ministre de la Défense Antoni Macierewicz[6], en fonction de 2015 à janvier 2018, a annulé en septembre 2016 l’achat d’hélicoptères français Caracale au prétexte que les offsets étaient insuffisants, et leur a préféré des Black Hawks américains produits par Lockheed-Martin[7].
Ainsi, depuis la fin des années 2000, la politique étrangère et de sécurité de la Pologne s’européanise progressivement en soutenant les initiatives visant à développer la PSDC, tout en favorisant des achats de matériels américains. Si Varsovie se tourne toujours vers l’OTAN lors de crises graves, comme depuis l’annexion de la Crimée, il n’y a toutefois plus d’alignement systématique sur la politique de l’Alliance et des États-Unis.
Notes :
[1] Le Bundestag reconnut la ligne Oder-Neisse par un vote en juin 1990. En septembre 1990 fut signé le traité 2+4 entre la RFA, RDA, les États-Unis, la France, le Royaume-Uni et l'URSS. Ce texte contraint Berlin à renoncer aux armes nucléaires et affirme le caractère inaltérable des frontières allemandes.
[2] Sur cette période, voir Kerry Longhurst et Marcin Zaborowski, The New Atlanticist. Poland’s Foreign and Security Policy Priorites, Chatham House, Londres, 2007. Voir aussi Andrzej Krzeczunowicz, Krok po kroku. Polska Droga do NATO (Pas à pas. Le chemin polonais vers l’OTAN), Znak, Cracovie, 1999.
[3] Le gouvernement libéral PO (2007-2015) avait prévu un plan de modernisation de plus de 91 milliards de zloty (environ 21 milliards d’euros) pour la période 2014-2022. Le gouvernement PiS (en place depuis 2015), considérant ces chiffres irréalistes, les a revus à la baisse en affectant 72 milliards de zloty (environ 17 milliards d’euros) pour la période 2017- 2022.
[4] Depuis l’adhésion à l’UE en 2004, le soutien des Polonais à l’adhésion n’est jamais descendu en-dessous de 70% et, depuis 2014, il se maintient entre 81 et 89%. (voir Centre d’études de l’opinion publique -CBOS).
[5] Sur le sommet de Varsovie, voir Amélie Zima, «Sommet de l’OTAN à Varsovie: un bilan», Politique étrangère, n°4, 2016, pp. 153-166.
[6] Antoni Macierewicz a fait l’objet d’une enquête conduite par Tomasz Piatek, journaliste du quotidien libéral Gazeta Wyborcza. Cette enquête, Macierewicz i jego tajemnice (Macierewicz et ses secrets, Arbitror, Varsovie, 2017), montre les liens troubles entretenus par l’ex-ministre avec un ancien sénateur américain devenu lobbyiste pour Lockheed-Martin et avec des individus liés aux mafias et services de renseignements militaires russes. Elle a valu à son auteur le prix 2017 de Reporters sans frontières.
[7] À ce jour, la production d’hélicoptères dans l’usine polonaise PZL Mielec appartenant à Lockheed-Martin n’a pas été lancée, ce qui entraîne des tensions avec la firme américaine.
Vignette : Lors de la visite du président américain Donal Trump à Varsovie en juillet 2017 (source : Wikimedia Commons)
* Amélie ZIMA est postdoctorante CNRS, rattachée à l’IRSEM (Institut de recherche stratégique de l’École militaire) et à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS-CERCEC). Elle enseigne les affaires européennes à l’université Paris-Nanterre et Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
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