La politique européenne de la Pologne du PiS: renouveau ou continuité?

Critiquée à Bruxelles comme à Strasbourg pour ses réformes intérieures, à l’instar d’autres États membres, la Pologne cheminerait vers l’isolement. Ces mises en garde tendent pourtant à renforcer la légitimité des gouvernements visés et à les fédérer. Ainsi s’articulent dimensions domestique et extérieure de la politique européenne de Varsovie qui pense sa centralité géopolitique à la verticale et son action diplomatique conséquemment.


Après une quasi « décennie bleue » (octobre 2007 – août 2015) de gouvernements libéraux et pro-européens (Donald Tusk I et II, Ewa Kopacz, Plateforme civique – PO), le plus important pays du big-bang de 2004, alors cité comme modèle d’intégration communautaire, a connu, par les urnes, un mouvement réactionnaire et la mise en place du « système Kaczyński »[1].

Le pays faisait jusqu’alors beaucoup parler de lui, dans les milieux d’affaires (c’est le seul État membre à avoir connu une croissance positive au sortir de la crise de 2008 : +2,8 %, contre -4,3 % pour l’Union européenne ou -5,6 % pour l’Allemagne) et dans les milieux européens (D. Tusk, alors Premier ministre, a été le deuxième récipiendaire polonais, après Bronisław Geremek, du Prix international Charlemagne, en 2010).

Un pays en proie à l’isolement ?

Sur la scène internationale, la Pologne ne semble pas isolée: après avoir accueilli le Sommet de l’OTAN (2016), elle devient membre non-permanent du Conseil de Sécurité (2018-2019) et préside la COP24 (2018). En revanche, dans l’arène européenne, certains le pensent.

En 2017, la croissance est toujours là, et le chômage a baissé (environ 5 %, contre près de 20 % en 2004). Mais la jeunesse continue massivement de s’expatrier et, alors qu’une part importante de la main-d’œuvre est détachée, l’immigration de 1,5 million d’Ukrainiens permet de maintenir de bas niveaux de salaire. Sur le plan politique, l’élève-modèle est relégué au fond de la classe par le Berlaymont et mis au banc des accusés dans les médias à l’Ouest. Le 14 juin 2017, une procédure d’infraction (contre la Hongrie, la Pologne et la République tchèque) est ouverte par le commissaire aux Migrations, Dimitris Avramopoulos, pour refus de relocalisation des demandeurs d’asile. Le 11 novembre, aux traditionnels cortèges familiaux de la fête de l’Indépendance se mêle une démonstration de force spectaculaire de groupuscules néonazis venus de tout le continent. Citoyens apolitiques, opposants issus des rangs composites du Comité de défense de la démocratie (KOD), nationalistes et néonazis arpentent les rues de la capitale en douze parcours distincts. Les médias ouest-européens se focaliseront sur ces derniers. Le 20 décembre, le vice-président de la Commission européenne, Frans Timmermans, constate l’impasse du dialogue sur la question des réformes judiciaires. Il enclenche alors « l’arme nucléaire », encore jamais utilisée: la procédure dite de l’article 7 TUE, pour « risque clair d’une violation grave de l’État de droit », valeur fondamentale énoncée à l’art. 2. En outre, les velléités gouvernementales visant à restreindre l’avortement fédèrent, par la toile et dans les rues, les mouvements féministes européens autour du slogan Solidarity with Polish Women.

Mais le paroxysme de l’isolement diplomatique est atteint le 9 mars 2017. D. Tusk est alors reconduit dans ses fonctions pour un second mandat à la présidence du Conseil européen, à l’unanimité des voix moins une, celle de la Pologne de Beata Szydło qui présente un candidat dissident.

Le retour du PiS dans le contexte européen

Alors que ceux que les élites bruxelloises stigmatisent comme étant illibéraux ou populistes se maintiennent à Prague et Budapest, s’installent à Vienne et Rome et qu’une majorité des espaces domestiques dans l’UE est bousculée par la montée de forces souverainistes et « anti-système », il convient de tempérer le procès en singularité fait à l’endroit de Varsovie. Le contexte exige plutôt que l’on s’extraie de la facilité qui mène à qualifier ex anted’antidémocratiques des gouvernements librement sortis des urnes. L’examen juridique des atteintes aux droits fondamentaux qu’ils pourraient occasionner est nécessaire, mais ne suffit pas. Il faut comprendre les ressorts électoraux de ces formations qui prétendent répondre à l’absence, ressentie par nombre d’électeurs, d’emprise réelle sur les orientations européennes. Faute d’une Europe politique plus avancée et à défaut de pouvoir choisir quelle Europe, les Européens se retrouvent dans la pernicieuse contrainte d’être pour ou contre elle au niveau national. Un phénomène qui pourrait s’auto-entretenir.

Le retour du PiS s’inscrit aussi dans une dynamique historique régionale. Comme l’explique le Bulgare Ivan Krastev, il y a eu la première génération de leaders postcommunistes qui, à l’instar de Václav Havel, a fait de l’intégration à l’UE la cause de sa vie politique, et l’actuelle, bien décidée à faire entendre une voie divergente sur la construction européenne, quitte à construire sa « légitimité autour d’une identité nationale opposée à Bruxelles »[2] et à défendre une vision alternative pour le continent. Paradoxalement, la population polonaise reste très majoritairement europhile. Pour les opposants au gouvernement, l’UE est un garde-fou précieux et brandir son drapeau fait partie du répertoire d’action militant.

La montée en puissance du Groupe de Visegrád

Finalement, l’impéritie de l’UE à solutionner collectivement certains problèmes communs hissés au rang de crises renouvelle la capacité de Varsovie à fédérer et à porter une attention variable aux traditionnels fora de discussions intracommunautaires.

Les rencontres au sein du Triangle de Weimar se maintiennent timidement. L’intensité des relations franco-polonaises est loin de celle qui prévalait à l’époque du tandem conduit par les présidents François Hollande et Bronisław Komorowski. La Pologne et l’Allemagne restent des partenaires commerciaux clés, mais leurs relations politiques se sont étiolées. Durant la campagne électorale de 2015, les membres du PiS n’ont d’ailleurs pas hésité à souffler sur les braises d’un anti-germanisme resté latent à l’est de l’Oder.

Parallèlement, sans être immuable, le groupe de Visegrád (V4) a gagné en cohésion et en force de frappe unitaire. Formé à la chute du soviétisme en vue des adhésions euro-atlantiques, il connaît un regain d’intérêt fluctuant de la part des États qui le composent. Accusés par l’UE de différentes entorses aux obligations qui découlent de leur qualité de membres, Bratislava, Budapest, Prague et Varsovie se retrouvent souvent en situation de solidarité de facto. Au-delà, les proximités géographiques des territoires et politiques des gouvernements se superposent. Les Quatre –parfois avec d’autres– annoncent fréquemment des positions communes aux Vingt-Huit en amont des réunions des Conseils européen ou de l’UE[3]. On l’a constaté lors de la révision de la directive relative aux travailleurs détachés (mai 2017, même s'ils ne s'y sont pas tous tenus in fine) ou sur la politique de Cohésion (février 2017, déclaration conjointe avec la Bulgarie, la Croatie et la Slovénie).

Un mois après l’annonce devant le Parlement européen du lancement d’une procédure d’infraction, les Premiers ministres du V4 ont rejeté d’une seule voix « l’allégation infondée selon laquelle leur refus de la relocalisation obligatoire puisse être perçue comme un manque de solidarité » et réclamé « une approche compréhensive de la politique migratoire » au point 6 d’une déclaration sur « l’avenir de l’Europe ». Dans le point 3 du même texte, habilement nommé « Unis dans la diversité », ils ont appelé « les institutions de l’UE à traiter tous les États membres équitablement et dans les strictes limites des compétences attribuées par les Traités » et revendiqué « un droit des États membres à mener des réformes intérieures dans le respect de leurs compétences ».

Les Quatre font donc montre de solidarité – entre eux. Celle-ci s’exprime pro-activement et de façon défensive. Ainsi, à l’annonce du déclenchement de la procédure de l’art. 7, Viktor Orbán a fait savoir qu’il opposerait son veto à toute suspension des droits de vote de Varsovie au Conseil.

Une centralité géopolitique repensée à la verticale : l’Europe du milieu

L’histoire territoriale protéiforme de l’État polonais nourrit deux éléments toujours prégnants dans l’inconscient collectif national: un sentiment de vulnérabilité qui engendre un besoin vital de protection et explique en partie son atlantisme, et la conscience d’une position médiane et relativement dominante au sein des pays d’Europe centrale et orientale, qui l’invite à faire un atout de la place régionale particulière qu’elle occupe, pour développer son influence vers le Sud. Le V4 dont elle partage le leadership avec les Hongrois offre aussi l’opportunité de réunions ad hoc avec des États-tiers méditerranéens, balkaniques ou du Partenariat oriental. À ces rencontres s’ajoute un rendez-vous annuel avec les pays des Balkans occidentaux auquel sont généralement conviés les États membres voisins et la Haute-Représentante.

Par ailleurs, l’Initiative des Trois Mers (baltique, adriatique et Noire) rassemble les pays du V4, les Baltes, l’Autriche, la Bulgarie, la Croatie, la Roumanie et la Slovénie. Ces douze poursuivent l’objectif de renforcer leurs liens commerciaux, culturels et scientifiques. D’inspiration polono-croate, l’Initiative promeut une coopération régionale visant à augmenter le poids des pays participants au sein de l’UE, tout en s’émancipant de Moscou, notamment en matière énergétique. L’Initiative s’inscrit dans la continuité d’un récit national patriotique faisant appel à la doctrine de la grande Fédération de l’entre-deux-mers (Federacja Międzymorza ou Intermarium) énoncée par la figure tutélaire et controversée de Józef Piłsudski. Le Général imaginait la Pologne, fraîchement restaurée dans sa souveraineté, à la tête d’une communauté régionale à même de résister à l’Allemagne et à la Russie.

Cette verticalité se traduit aussi par le format « 16+1 », poussé par un élément exogène : la volonté chinoise de faire naître une nouvelle route de la soie qui rencontre celle des PECO (Balkans inclus) de rééquilibrer leurs balances commerciales avec Pékin. La première réunion s’est déroulée à Varsovie, en présence du Premier ministre Wen Jiabao (avril 2012).

L’atlantisme, malgré la fin du parapluie ?

La Pologne a un attachement historiquement fort à l’OTAN, dont elle est devenue membre (1999) avant l’UE (2004). Symbole de ce double gage d’occidentalité, le Palais présidentiel est pavoisé du drapeau des deux entités multilatérales, aux côtés du national. À ce tire, l’arrivée au pouvoir de B.Szydło (fin 2015) a été marquée par une rupture protocolaire: le drapeau européen a été retiré pour ses premières allocutions.

Sur le plan militaire, on retrouve l’axe Nord-Sud cher à la doctrine polonaise, au travers du Format Bucarest (B9), du soutien à l’Ukraine et du rapprochement avec les pays des Balkans occidentaux. Selon l’adage : « Ce qui se rapproche du Palais Koniecpolski s’éloigne du Kremlin. » La peur du voisin russe fait en théorie de la Pologne une élève appliquée en matière d’investissement militaire (respect affiché des engagements otaniens des 2 % du PIB). Mais ces efforts louables se font désormais surtout au profit des États-Unis, quitte à froisser les partenaires européens (renoncement à l’achat de 50 Caracal initialement promis à Airbus Helicopters, choix du système Patriot de Raytheon aux dépens du consortium Eurosam-MBDA/Thales). Ces choix industriels et le renouvellement presque intégral de l’État-major au cours des 18 mois qui ont suivi la nomination du ministre de la Défense Antoni Macierewicz suscitent la controverse. Le général Adam Duda a ainsi quitté, fin 2016, l’inspection de l’Armement, après avoir exprimé ses réserves quant à la gestion gouvernementale des équipements militaires. « Pays associé » de l’Eurocorps, la Pologne qui devait devenir sixième « nation-cadre » (2016, le général Cezary Podlasiński était évoqué pour prendre le commandement de l’État-major strasbourgeois en 2019), a pourtant annoncé, en 2017, le retrait de son contingent de l’embryon d’armée européenne. Si les Polonais ne souhaitent pas être en reste de la Coopération structurée permanente (CSP/PESCO), un rapport parlementaire européen[4] les classe parmi « les résignés », qui veulent éviter « à tout prix d’être relégués en seconde zone » et pour qui l’OTAN est « une question obsidionale ». En diplomatie économique comme militaire, l’heure du patriotisme européen n’a pas encore sonné sur la Vistule.

Dans l’« Europe des Nations libres » prônée par le président Andrzej Duda[5], les positions polonaises semblent pourtant trouver un écho, comme l’illustrent la réforme en demi-teinte de la directive sur les travailleurs détachés, le renforcement de l’agence Frontex ou l’externalisation de ladite crise migratoire. La nomination d’un Premier ministre parfaitement anglophone, Mateusz Morawiecki, le possible affaiblissement de J. Kaczyński et les rumeurs de discussions préélectorales entre le PiS et le PPE pourraient offrir à cet écho une nouvelle résonnance européenne en juin 2019.

Notes :
[1] Cette expression illustre la concentration officieuse des pouvoirs entre les mains de Jarosław Kaczyński, frère de l’ancien président Lech Kaczyński, président du parti majoritaire Droit et Justice (PiS), parlementaire à la Diète, considéré par beaucoup d’observateurs comme le réel leader du pays.
[2] Ivan Krastev, Le destin de l’Europe. Une sensation de déjà vu, ed. Premier Parallèle, Paris, 2017.
[3] Toutes les déclarations du V4 et de leurs partenaires citées ici sont consultables depuis l’onglet « calendrier » du site www.visegradgroup.eu.
[4] « La Coopération Structurée Permanente – Perspectives nationales et état d’avancement », étude de la DG EXPO du Parlement européen commandée par la sous-commission SEDE, juillet 2017.
[5] Discours de Natolin (Collège d’Europe), septembre 2017.

Vignette : Palais présidentiel, Varsovie, avril 2018 (photo Rémi Augustyniak-Berzin).

* Rémi AUGUSTYNIAK-BERZIN est chargé de cours à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, diplômé en Science politique, du Collège d’Europe (Promotion Václav Havel) et de l’Europejska Akademia Dyplomacji (EAD).

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