Région baltique : face à la Russie, la France renforce sa politique de sécurité

Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la France a renforcé sa présence sur le flanc Est de l’OTAN, notamment dans les États baltes. Pourtant, la région est loin d’être un pré-carré pour la France, qui n’y a pas été spécialement remarquée au cours du XXe siècle.


Plaque commémorative apposée en 2007 sur les murs du château de Riga, pour célébrer l’action de la Division navale française sous les ordres du Capitaine de vaisseau Jean-Joseph Brisson au profit de l’indépendance de la Lettonie en 1919 (source : Ambassade de France en Lettonie).Si, au moment du retour des indépendances baltes et de la fin de la guerre froide, Paris a manifesté sa volonté de présence dans la région de la baltique orientale (comprenant la Pologne, la Lituanie, la Lettonie, l’Estonie et la Finlande), cet activisme a été longtemps entravé par un manque de moyens et de cohérence. L’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 24 février 2022, en provoquant un véritable choc sur l’ensemble du continent européen, a conduit à une forte mobilisation européenne en faveur de l’Ukraine mais aussi, plus largement, à un réinvestissement du flanc Est de l’OTAN, notamment militairement. La France y contribue largement.

Une présence militaire accrue depuis 2014

La conséquence immédiate du retour d’une guerre de haute intensité sur le continent a été l’accroissement de l’attractivité de l’OTAN en particulier : après des années d’atermoiements, Suède et Finlande ont ainsi exprimé leur volonté de rejoindre l’Alliance dans une demande commune, le 18 mai 2022. Cette décision est apparue comme historique, alors que ces deux pays avaient jusque-là maintenu le principe d’un non alignement militaire, certes amoindri par leur appartenance à l’UE et leur adhésion au Partenariat pour la Paix de l’OTAN.

Il est notable toutefois que l’Alliance avait déjà renforcé sa présence dans la région de la Baltique orientale bien avant le 24 février 2022. Ainsi, l’OTAN conduit depuis 2004 au-dessus du ciel des États baltes la mission Air Baltic Policing, qui sert au contrôle de l’espace aérien de ces pays trop petits pour se doter d’une aviation. Cette mission, renforcée en 2014 (enhanced Air Policing), a connu un nouvel accroissement en 2022. La France, déployée à dix reprises entre 2004 et 2023, a par exemple avancé de deux semaines sa rotation de 2022 en réaction à la guerre lancée par la Russie, avec quatre Mirage 2000-5F du groupe de chasse 1/2 « Cigognes ».

L’autre mission de l’OTAN sur le flanc oriental de l’Alliance, l’eFP (enhanced Forward Presence ou Présence avancée renforcée) est, elle, une réponse directe à l’agression russe de 2014 et fait partie du Readiness Action Plan (Plan d'action réactivité) décidé en 2014 et renforcé en 2016. L’eFP se traduit par le déploiement de forces symboliques des pays membres sur le territoire des voisins directs de la Russie (Estonie, Lettonie, Lituanie et Pologne) afin de dissuader Moscou et de montrer la volonté de l’Alliance de défendre ses membres.

Cette présence avancée a été renforcée en 2022,avec un accroissement de la taille des bataillons déployés dans les quatre pays, passant d’environ 4 700 personnels (octobre 2020) à plus de 6 000, sans compter la présence des troupes américaines en Pologne. De même, plus au Sud, la Présence avancée adaptée (Forward Tailored Presence) a été elle aussi rehaussée, avec la création de quatre nouveaux bataillons en Roumanie, Bulgarie, Slovaquie et Hongrie pour un total en novembre 2022 de plus de 4 000 personnels, alors que ces bataillons n’ont pas encore fini de se déployer. Au final, les forces de cette présence avancée ont plus que doublé. Pour sa part, la France a pris le commandement du bataillon déployé en Roumanie et renforcé son bataillon présent en Estonie par rotations depuis 2017 sous commandement britannique (Mission Lynx) : depuis mars 2023, le contingent français, composé de 300 hommes, est doté de 18 véhicules multi-rôles blindés Griffon et d’un peloton de blindés légers AMX-10 RC ; en mai 2023, une section de tir de 4 canons Caesar a également été projetée en Estonie.

Entraînement interalliés (Lynx) sur l’île estonienne de Saaremaa, mai 2023 (source : defense.gouv.fr).

Entraînement interalliés (Lynx) sur l’île estonienne de Saaremaa, mai 2023 (source : defense.gouv.fr).

Une région stratégique pour la France dans les années 1920 ?

Les années 1990 et 2000 sont une période creuse pour la diplomatie française comme pour les études dans la région, car la France est alors bien plus impliquée dans les crises en Afrique et dans les Balkans. Comme le remarque Bruno Tertrais en 2001 : « Le Nord est traditionnellement et implicitement considéré comme un "territoire anglo-saxon", [et] n’est pas sur l’écran radar du stratégiste français. »(1)

Cela n’a pas toujours été le cas. Sans exagérer la présence et l’intérêt français, les années 1920 ont bien marqué un fort investissement dans la région. Le Grand-Duché de Finlande et les territoires désormais baltes « appartenaient » alors à la Russie, avec une autonomie limitée pour le premier et en tant que provinces de l’Empire pour les seconds. Après les défaites initiales de la Russie, Lénine demande l’armistice fin novembre 1917 et promulgue le Décret sur les peuples qui octroie un droit à l’indépendance pour les peuples non-russes. Après une séquence qui voit l’intervention des Français et des Anglais contre les Allemands puis les Soviétiques, les indépendances sont finalement reconnues par tous, avec quelques ajustements territoriaux qui seront ultérieurement contestés. La stratégie française connaît là un premier revers puisque, à la différence des Britanniques, la France comptait préserver la cohérence de l’Empire russe en soutenant sa reconstruction via les armées blanches, formations contre-révolutionnaires s’opposant aux soviets. Les indépendances étaient alors vues comme transitoires.

Cependant, le début des années 1920 montre la difficulté et l’ambiguïté de la politique française dans les États baltes. En effet, comme le note Julien Gueslin, « la France n’a pas les moyens de tenter de prolonger au Nord la construction solidaire d’un système qui serait destiné à contrer les puissances germaniques et russes »(2), puisqu’elle n’en a pas les moyens, militaires d’abord, économiques ensuite, les milieux industriels rechignant à s’aventurer dans ces pays.

La France s’efface peu à peu de la région et ni la guerre d’Hiver entre la Finlande et l’URSS ni la disparition des États baltes annexés par cette dernière ne viendront changer la posture française. La fin de la Seconde Guerre mondiale consacre la dissolution de la légitimité d’existence des États baltes, tandis que la Finlande est forcée à la neutralité. Si les annexions illégales de l’URSS ne seront pas reconnues de jure par la France, la reconnaissance de facto consacre l’acceptation rapide de cet état de fait. Avec le début de la guerre froide, la région retombe dans une quasi-indifférence générale(3).

La fin de la guerre froide, entre volontarisme et manque de moyens

Au début de la décennie 1990, la France apparaît donc comme largement déficitaire sur le plan de la compréhension des enjeux de la région, tout en y reconnaissant des enjeux de sécurité importants. Cette mauvaise appréhension des dynamiques régionales va handicaper la France dans la décennie qui suit. Au moment des proclamations d’indépendance des États baltes face à l’URSS, la diplomatie française s’est faite discrète. La perspective de compromettre les relations de détente Est-Ouest et d’affaiblir durablement la position de Mikhaïl Gorbatchev au sein de l’appareil soviétique, et donc sa capacité à coopérer sur des dossiers internationaux, pèse alors beaucoup plus que l’incertaine perspective d’indépendance d’États tributaires économiquement de Moscou pour survivre. Le soutien non-officiel et la condamnation du bout des lèvres des actions russes masquent à peine la volonté de ne pas changer le statu quo. La France « ne doit pas sacrifier le long terme [de la relation avec la Russie] au court terme [de la condamnation des actions de la Russie dans les États baltes] ».(4)

Cependant, la disparition de l’URSS fin 1991 prend de court la France, qui doit alors dans l’urgence penser une stratégie de sécurité pour ces États. Les frictions avec la Russie font craindre la création d’une nouvelle Yougoslavie, avec l’apparente similitude des situations : les questions de frontières, de minorités ethno-linguistiques et la présence de troupes d’une ancienne entité supranationale ne pouvaient qu’alimenter cet imaginaire. La France décide alors de soutenir l’adhésion de ces États (Pologne, Baltes et Finlande) à la Communauté (puis à l’Union) européenne, tout comme le recours au cadre multilatéral pour résoudre les problèmes. Mais, alors que l’OTAN reste l’horizon indépassable de la stratégie de sécurité de ces pays, la France subit l’inadéquation entre les moyens et les besoins affichés, le décalage entre les positions officielles et les réalisation concrètes. Le fait que Paris cherche aussi à intégrer la Russie dans ce cadre de sécurité, idée cohérente mais dont la réalisation se révéla impossible au vu des dissensions entre les États de la région, la Russie et les Occidentaux, entrava encore un peu plus la crédibilité de la France durant cette décennie 1990. À partir de 1995, la diplomatie française commence à accepter l’idée que les États baltes vont bien rejoindre l’OTAN, ce qui marque l’échec de la vision française face au transatlantisme. En 2001, lors de sa visite officielle dans les pays baltes, le président J. Chirac plaide en vain pour la suffisance d’une adhésion à l’UE en termes de sécurité. Les adhésions finlandaise (1995) puis polonaise et baltes (2004) à l’UE mais surtout à l’OTAN (1999 pour la Pologne, 2004 pour les Baltes, 2023 pour la Finlande) referment un cycle stratégique dans cette région où la France, tout en étant présente, n’a pas réussi à défendre sa vision, faute de cohérence et de moyens. La tentative française de reprise du dialogue avec la Russie à partir de 2019 confirmera la défiance des Baltes à l’égard de la stratégie de Paris dans la région. Doutes dissipés depuis l’irruption d’une guerre conventionnelle sur le sol européen et, en particulier, depuis le discours de Bratislava.

Notes :

(1) Bruno Tertrais, « A French Perspective on Security in Northern Europe », Gullow Gjeseth (dir.), The Nordic Countries and European Security, Oslo, Clausewitz Seminar, Europa-programmet, 2001, p. 27, cité par Matthieu Chillaud, La démarche stratégique des États baltes dans l’architecture européenne de sécurité et de défense : une politique fondée sur une dialectique identitaire et militaire - De la restauration de leur indépendance aux commémorations russes du soixantième anniversaire de la victoire contre l’Allemagne nazie, Thèse de doctorat, Sciences politiques, sous la direction de Nathalie Blanc-Noël, Université Montesquieu – Bordeaux IV, 2007, Tel-00282264, p. 20.

(2) Julien Gueslin, La France et les petits états baltes : réalités baltes, perceptions françaises et ordre européen (1920-1932), Thèse de doctorat, Histoire, sous la direction de Robert Franck, Université Panthéon-Sorbonne - Paris I, 2004, Tel-00126331, p. 600.

(3) Philippe Merland, La politique de sécurité de la France dans la Baltique orientale de 1989 à 2004, Mémoire de Master, Histoire, sous la direction de Isabelle Davion, Sorbonne Université, 2022, p. 30.

(4) SHD, GR 14 R 140, URSS, Note n° 51 du 14 janvier 1991 sur la synthèse de la note sur la remise au pas de la Lituanie.

 

Vignette : Plaque commémorative apposée en 2007 sur les murs du château de Riga, pour célébrer l’action de la Division navale française sous les ordres du Capitaine de vaisseau Jean-Joseph Brisson au profit de l’indépendance de la Lettonie en 1919 (source : Ambassade de France en Lettonie).

 

* Philippe Merland est doctorant en Histoire de l’innovation à Sorbonne Université et allocataire du ministère des Armées. Il est titulaire d’un master en Histoire sur la politique de sécurité de la France dans la Baltique orientale.

Lien vers la version anglaise de l’article.

 

Pour citer cet article : Philippe MERLAND (2023), « Région baltique : face à la Russie, la France renforce sa politique de sécurité », Regard sur l'Est, 9 octobre.

 

244x78