La France, un allié structurant pour l’Estonie?

Que la France et l’Estonie soient de proches alliées peut sembler a priori déconcertant. La France s’est peu intéressée à l’espace baltique au cours de son histoire. Quant à l’Estonie, pour contrecarrer toute ambition russe, elle a tendance depuis les années 1990 à orienter sa politique étrangère vers les États-Unis et le Royaume-Uni, ainsi que vers les pays du Partenariat oriental de l’Union européenne (Ukraine et Géorgie en tête). Cependant, depuis le retour de la France au sein du commandement intégré de l’OTAN en 2008, les relations de défense entre Paris et Tallinn se sont considérablement renforcées.


Un soldat français de la mission Lynx déployée en Estonie se voit remettre une médaille commémorative estonienne le 18 février 2022 à Tapa (source : ministère français des Armées).Au cours des vingt dernières années, une relation de confiance s’est peu à peu construite entre France et Estonie qui repose sur une forte convergence d’intérêts. Ainsi, les visites de haut niveau sont nombreuses entre les deux pays (on peut citer notamment la venue de la Première ministre estonienne Kaja Kallas à Paris en novembre 2021). L’armée française participe activement à la défense de l’Estonie, et des soldats estoniens sont engagés au Mali depuis 2018.

Une alliance plus étroite depuis 2009

Le retour de la France au sein du commandement militaire intégré de l’OTAN en 2008 a incité l’Estonie, qui place l’atlantisme au cœur de sa politique étrangère, à se rapprocher de Paris. Les relations de défense entre les deux pays se structurent désormais autour de deux opérations : la présence avancée renforcée (enhanced Forward Presence – eFP) de l’OTAN et, jusqu’à aujourd’hui, la task force Takuba au Mali.

Lors du sommet de Varsovie en 2016, les Alliés ont en effet décidé de déployer une présence militaire en Estonie, Lettonie, Lituanie et Pologne, afin de protéger le flanc oriental de lOTAN. Ainsi, 300 soldats français ont stationné à plusieurs reprises au camp de Tapa dans le cadre de cette Présence avancée renforcée (eFP). Les troupes françaises y ont été déployées à trois reprises, en 2017, 2019 et depuis mai 2021. Jusque début mars, douze chars Leclerc participaient à ce déploiement ainsi que des véhicules blindés. Entretemps, les forces françaises ont été déployées en Lituanie, en 2018 et 2020. En raison de l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022, la France a décidé de pérenniser sa présence, jusqu’alors rotationnelle, en Estonie. Ainsi, 200 chasseurs alpins ont été envoyés à Tapa début mars afin de prendre la relève des 300 militaires présents depuis le printemps dernier. Par ailleurs, les États baltes, qui ne possèdent pas d’armées de l’air significatives, sont vulnérables à des incursions d’aéronefs russes. Pour protéger leur ciel, l’OTAN y déploie depuis 2004 des forces aériennes, dans le cadre de la Police du ciel balte (Baltic Air Policing). La France s’est régulièrement investie dans cette mission. Des Mirage 2000 ont été dépêchés à Ämari en 2018 et 2020. En 2022, le déploiement de quatre Mirage 2000 initialement prévu pour avril s’est vu avancer d’un mois compte tenu de l'accroissement de la menace russe.

En contrepartie, l'Estonie aide la France à assurer la sûreté du flanc Sud de l'Union européenne en envoyant des soldats au Mali depuis 2018. L’Estonie a été le premier État membre de l’UE à apporter un soutien significatif à la France, d’abord au sein de Barkhane puis de Takuba. Le 14 juillet 2021, les troupes estoniennes ont même défilé devant le président Macron sur l'avenue des Champs-Élysées avec d'autres contingents européens de Takuba. À son apogée, la contribution estonienne s’est montée à 95 personnels militaires. Le nombre de soldats estoniens engagés dans cette opération peut sembler faible, mais c'est en réalité une part importante d’une armée estonienne qui ne compte que 6 300 militaires, dont 3 000 conscrits qui ne peuvent être impliqués dans des opérations extérieures. Face à l'irruption hypothétique puis réelle de combattants russes sur le théâtre malien, le gouvernement estonien a hésité sur la ligne à tenir. Dans un premier temps, le ministre de la Défense Kalle Laanet a annoncé que l’Estonie n’accepterait pas de se battre au Mali simultanément aux mercenaires de Wagner. Puis il a fait volte-face en janvier 2022. Finalement, avec l’annonce de la dissolution de Takuba en février 2022, l’Estonie se retire du Mali. L’avenir de la coopération franco-estonienne en Afrique de l’Ouest est pour l’heure incertain.

Par ailleurs, l'Estonie est le seul pays balte qui ait rejoint l'Initiative européenne d'intervention (IEI), annoncée en septembre 2017 par Emmanuel Macron, et qui vise à définir une perspective européenne commune concernant les questions de sécurité internationale. L’initiative regroupe neuf pays, dont le Royaume-Uni.

Ces coopérations ad hoc ont reçu un cadre général en octobre 2020, lorsque le Premier ministre estonien Jüri Ratas et le Président français ont signé un partenariat stratégique à Paris. Ce document entérine l’alliance franco-estonienne et une vision partagée des institutions euro-atlantiques.

Pourquoi une coopération militaire franco-estonienne ?

Si la politique étrangère de la maison Stenbock, siège du gouvernement estonien, est principalement axée sur les États-Unis, le Royaume-Uni et l'OTAN, Paris apparaît désormais aussi comme un allié à ne pas négliger. En effet, la parenthèse Trump puis la priorité chinoise de Biden ont instillé le doute quant à la garantie de sécurité américaine. De son côté, la stratégie « Global Britain » promue par Boris Johnson fait craindre un désintérêt britannique pour les affaires continentales. Ainsi, un renforcement des liens avec la France équilibre le système d’alliances estonien. Du fait de son statut de première puissance militaire continentale, de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies et de pays possédant l’arme nucléaire, la France est un partenaire alternatif fiable.

En renforçant sa coopération avec les puissances d'Europe occidentale, l'Estonie cherche en outre à les ancrer dans le flanc oriental de l'OTAN, comme le souligne le partenariat stratégique bilatéral d'octobre 2020 qui se fixe comme objectifs de « continuer à œuvrer pour la démocratie, la prospérité et la stabilité dans le voisinage de l'Union européenne dans le cadre du Partenariat oriental. S'engager pour un développement équilibré de nos relations avec nos voisins de l'Est et du Sud et accorder une attention particulière au Partenariat oriental et à l'Union pour la Méditerranée ».

Depuis Paris, la perspective est tout autre. La France souhaite à la fois faire progresser son concept de défense européenne et partager le fardeau de son engagement en Afrique. La force Takuba est apparue comme un moyen de réaliser ces deux objectifs. L'envoi de troupes françaises en Estonie, opération de réassurance, contribue à manifester l’engagement français dans la sécurité des pays baltes et de l'ensemble de l'Europe de l'Est. Elle signe également la permanence de l'engagement de la France au sein de l'OTAN, alors que les déclarations d’Emmanuel Macron sur la mort cérébrale de l'Alliance en 2019 avaient pu susciter des interrogations chez les dirigeants des pays du flanc Est, de même que l’histoire transatlantique ambiguë de la France.

La promotion par la France de l’autonomie stratégique européenne est parfois aussi perçue comme une remise en cause de l’OTAN. S’engager en Estonie permet de crédibiliser la démarche française en démontrant in concreto la possibilité d’une Europe autonome. Par la même occasion, puisque la présence française s’effectue dans le cadre atlantique, Paris peut dévitaliser l’argument selon lequel autonomie stratégique et relations transatlantiques sont antithétiques.

Des problématiques spécifiquement militaires sont aussi au cœur du partenariat franco-estonien. Le haut commandement français essaie d’adapter les armées au combat de haute intensité. L'eFP est un outil pour y parvenir avec des exercices principalement axés sur un affrontement entre deux entités étatiques. Pour l’Estonie, le Mali est un terrain sur lequel aguerrir ses forces de défense dans l’éventualité d’une attaque.

OTAN, Royaume-Uni, États-Unis : les priorités de la politique étrangère estonienne

Malgré ces liens forts avec la France et en dépit de l'incertitude pesant sur la relation transatlantique, les chapitres capitaux de la politique extérieure estonienne restent l’entretien des liens avec Washington et la participation à l’Alliance.

Le maintien de l’intégrité territoriale reste en effet fortement lié à la vitalité des liens avec les États-Unis, seul pays jugé capable de protéger efficacement l'Estonie contre son voisin oriental. Le partenariat avec Washington est encore solide. Ainsi, en 2020, le Congrès a accordé une subvention de 169 millions de dollars à la défense des États baltes dans le cadre de l'Initiative de sécurité balte. Quant au Royaume-Uni, il s'engage davantage que la France dans la Baltique. Il est d’ailleurs nation-cadre de l’eFP en Estonie. Londres dirige aussi la Joint expeditionary force (JEF), force de réaction rapide fondée sur un accord politico-militaire avec les pays baltes et nordiques.

Parfois, les divergences entre ses plus importants alliés mettent Tallinn dans une position inconfortable. Lors de la crise des sous-marins australiens entre la France et les États-Unis, l'Estonie s’est ainsi trouvée tiraillée entre ses alliés. La ministre des Affaires étrangères Eva-Maria Liimets a alors prudemment noté que « Pour apprécier correctement la situation, nous aurions certainement besoin de plus d'informations ; nous avons constaté que la France est très déçue dans cette affaire. Nous pouvons donc supposer qu'il y a eu un malentendu quelque part », avant d’ajouter : « Nous sommes inquiets que ces mesures entraînent des tensions au sein de l'OTAN. Pour nous, il est important que l'OTAN soit unie ».

 

Vignette : Un soldat français de la mission Lynx déployée en Estonie se voit remettre une médaille commémorative estonienne le 18 février 2022 à Tapa (source : ministère français des Armées).

 

* Louis Pernotte est étudiant en 3ème année à Sciences Po Rennes et en diplôme de civilisation « L’Europe baltique » à l’Inalco. Il s’intéresse notamment aux enjeux liés à la défense européenne.

Lien vers la version anglaise de l'article.

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