Au sud-ouest de la Bohême, formant frontière avec l’Allemagne et, pour une petite part, avec l’Autriche, le Parc national de Šumava est l’objet de nombreuses attentions depuis des décennies. Déclarées « vierges », certaines zones de cette forêt ne peuvent par principe souffrir la main humaine. Alors, quand un insecte ravageur l'attaque, faut-il laisser faire la nature ou intervenir ?
La politique tchèque en matière de préservation de l’environnement est ancienne, révélant une vraie prise en compte du patrimoine naturel. Dans le pays, les Parcs nationaux occupent environ 1,5 % du territoire et celui de Šumava est, de loin, le plus vaste. La « noire et vaste forêt de sapins qui sert de portique à la Bohême » décrite par Chateaubriand est réputée de longue date pour ses bois de moyenne montagne (le mont Plechý y domine du haut de ses 1 378 mètres), ses lacs (cinq, dont le lac Černé, sont d’origine glaciaire) et ses tourbières, ses sources d’eaux minérales et curatives (la Vltava y prend naissance), sa faune (lynx, tétras lyres, chouettes de l’Oural, coqs de bruyère, élans européens…) et sa flore. La composition des forêts y est presque naturelle (certains arbres ont plus de 400 ans) et c’est dans cette zone, objet de mesures de protection depuis plus de 150 ans, que la densité est la plus faible du pays (80 hab./km²).
Une zone protégée… pour diverses raisons
Avant même que la question environnementale ne devienne un débat de société, la région s’est trouvée protégée de l’intervention humaine… pour des raisons politiques. Elle a en effet été une partie de l’aire de peuplement des Allemands des Sudètes qui furent expulsés à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, vidant une zone déjà peu habitée. Puis, durant la période de la Guerre froide, la proximité avec l’Allemagne –sur 140 km– et avec l’Autriche a justifié une nouvelle mise à distance de toute activité humaine. Cette région militarisée est alors restée quasiment interdite, même aux promeneurs. Isolée, peu fréquentée si ce n’est par les gardes forestiers et les représentants des forces de l’ordre, la Šumava est restée partiellement dépourvue d’industries et peut se targuer aujourd’hui d’un niveau de pollution particulièrement faible. Cette fermeture politique a permis de maintenir un écosystème partiellement protégé de la main de l’homme.
En 1963, les autorités tchécoslovaques ont déclaré 167 000 hectares de ce massif montagneux région naturelle protégée, ce qui en faisait alors la plus vaste région du pays dotée de ce statut. Puis, en 1991, 68 000 hectares de ce « cœur sauvage de l’Europe » ont été inscrits comme Parc national de la Šumava (Národní park Šumava)[1], protégé en quelque sorte par la vaste région naturelle qui l’encadre. De l’autre côté de la frontière se trouve le Parc national de la forêt bavaroise (créé en 1970, il couvre 25 000 hectares), les deux parcs formant un ensemble qui a été inscrit dès 1990 par l’Unesco comme réserve de biosphère et appelé « toit vert de l’Europe », constituant la plus vaste étendue boisée d’Europe centrale. À ce titre, l’ensemble bénéficie de projets de coopération transfrontalière en rapport avec l'environnement, via le programme communautaire Phare CBC (Cross-Border Cooperation). Depuis 2004, le Parc national de la Šumava est un site classé Natura 2000 par la Communauté européenne (d’après les Directives Oiseau et Habitat).
Un principe d’« ensauvagement » confronté à un insecte ravageur
Certaines zones des deux parcs (tchèque et bavarois) apparaissent en fait comme un véritable laboratoire grandeur nature pour l’« ensauvagement » du lieu[2]. Les Allemands ont appliqué ce concept en 1983, après qu’une violente tempête ait détruit quelque 175 hectares d’épicéas. Décision a alors été prise de ne pas nettoyer la zone sinistrée mais de laisser faire la nature, au nom du principe de la protection par non-intervention.
En République tchèque, les mesures adoptées à l’égard de la région de la Šumava ont été quelque peu différentes. Dans son ensemble, le Parc tchèque voit passer environ 2 millions de promeneurs par an. Mais certaines régions sauvages, les « zones premières », sont interdites d’accès aux touristes, cueilleurs de champignons et autres randonneurs. Pourtant, à partir de l’été 2009, les autorités centrales et la direction du Parc de la Šumava (l’État détient plus de 85 % de la superficie du Parc) ont déterminé six points de bivouac pour les randonneurs qui souhaitent parcourir certains sentiers de ces zones sauvages. On peut y monter sa tente pour une nuit et il est strictement interdit d’allumer un feu mais cette ouverture a constitué une petite révolution après des années de fermeture aussi politique qu’écologique.
L’homme n’est toutefois pas le seul danger pour la nature. Le scolyte, insecte qui pond sous l’écorce des épicéas, en est un autre. Les larves dévorent tout ce qui se trouve sous l’écorce, provoquant la mort de l’arbre. Depuis quelques années, le scolyte prolifère dans les forêts de Bavière et de Šumava, accroissant la quantité de bois mort (celui-ci est généralement peu présent dans les forêts gérées). Or, et c’est tout le paradoxe, les squelettes d’arbres protègent le reste de la forêt contre le vent et leur pourrissement fournit du bois mort qui ouvre la vie à d’autres espèces, en leur offrant de nouveaux habitats. Certaines de ces formes de vie associées au bois mort figurent sur la liste des espèces menacées. À cet égard, l’insecte impliqué dans la décomposition des épicéas est parfois vu comme une espèce utile à d’autres, contrôlant la disponibilité de ressources pour les autres espèces.
Dans la mesure où la forêt vierge ne subit pas de contrainte économique, quel souci y aurait-il, dès lors, à laisser le scolyte proliférer et à le considérer comme une perturbation naturelle, au même titre qu’une tempête ou qu’un incendie d’origine naturelle? En décidant de percevoir le scolyte comme une espèce clé de voûte des cycles naturels et non comme un ravageur, la direction du Parc de la forêt Bavaroise a, une fois encore, rompu avec la tradition de la préservation par la gestion. L’ensauvagement impose de s’abstenir de toute intervention.
Du côté tchèque, depuis le début des années 2000 –lorsqu'a été constatée une prolifération du scolyte–, la politique défendue par les autorités a varié à maintes reprises, reflet des débats à l’œuvre dans le pays. Les postures se sont pourtant radicalisées depuis l’été 2011, opposant militants écologistes d’un côté et direction du Parc et autorités centrales de l’autre, le tout sur fond de débats économiques quant à l’exploitation du patrimoine naturel du pays.
Politisation d’une hésitation
Les principes sont les principes : si le Parc de la Šumava est une zone d’ensauvagement, on ne doit pas abattre les arbres infectés ou user de produits chimiques mais respecter le principe de non-intervention humaine. Une nouvelle forêt vierge finira pas pousser. Jusqu’en 2004, le ministère tchèque de l’Environnement a préféré, à cette conception, sa mission de préservation. Puis a changé d’avis. Avant de revenir en arrière et, finalement, d’être accusé en 2009, notamment par des responsables régionaux, de ne pas lutter contre la pandémie… À l’issue des élections législatives de juin 2010, le Parlement nouvellement élu n’a plus eu besoin de s’allier au parti des Verts. C’est le point de départ d’une politique active de lutte contre le scolyte qui a vu limoger l’ancien directeur du Parc de la Šumava, František Krejčí, dans le collimateur d’un certain nombre de maires des communes de la région qui lui reprochaient son inaction. Lorsque Jan Stráský a repris la direction du Parc, en février 2011, il a clairement confirmé les nouvelles orientations en lançant une vaste opération d’abattage des arbres infectés et en autorisant l’usage de pesticides jusque-là prohibés.
Durant l’été 2011, la campagne d’abattage a mené à des affrontements entre l’administration du Parc et les écologistes. Certains heurts ont été violents, notamment lorsque des militants se sont enchaînés aux arbres désignés ou se sont installés dans leurs branches et que l’administration du Parc a fait appel, pour les déloger, aux services de police et à l’Armée[3]. Les opposants s’insurgeaient tout particulièrement contre l’abattage, au moyen de gros engins, d’épicéas situés dans les zones dites « premières » où la loi limite a priori les possibilités d’intervention. Or ces opérations avaient bien reçu l’autorisation de l’Inspection tchèque de l’environnement.
Auparavant, les Amis de la terre–République tchèque (Hnutí DUHA) avaient adressé une lettre au gouvernement pour protester contre l’abattage des arbres et « stopper la destruction du Parc national de la Šumava »[4]. Ils y notaient que la politique adoptée à grande échelle aurait pour conséquence la création de vastes zones déboisées au cœur du Parc. Restée sans réponse, cette adresse a entraîné la radicalisation des Amis de la terre, rejoints par Greenpeace, EuroNatur et autres Birdlife Partnership pour organiser un blocus pacifique des aires de coupe. La justice ne leur a pas donné raison. L’ombudsman tchèque, Pavel Varvařovský a pourtant noté, en mars 2012, que la déforestation entamée était illégale, tandis que le Commissaire européen à l’Environnement Janez Potočnik a rappelé la valeur de cet écosystème unique formé par les deux parcs tchèque et bavarois. En septembre 2012, deux experts de la Commission européenne sont venus examiner le Parc, pour vérifier si la direction du Parc n’avais pas enfreint la législation relative aux territoires protégés Natura 2000.
Le scolyte, un paravent ?
Entre arguments et contre arguments, la population peine à s’y retrouver. Mais l’intransigeance des autorités et la radicalisation de certains discours politiques ont fini par instiller le doute. Le vrai débat ne porterait pas tant, finalement, sur la question de l’intervention humaine ou de la régénérescence naturelle mais, plus prosaïquement, sur les intérêts économiques de l’industrie du bois et du tourisme.
Le scolyte ne serait-il pas tout simplement un prétexte pour céder aux fortes pressions exercées sur les politiques afin d’obtenir de nouvelles concessions ? Jan Stráský n’avait-il pas évoqué quelques projets, comme l’élargissement de la route qui mène à la frontière autrichienne afin de faciliter la construction d’habitations, la mise en place de nouvelles municipalités à l’intérieur du Parc et, même, l’installation d’une remontée mécanique? Son successeur nommé en juin 2012, Jiří Mánek, n’a-t-il pas exprimé son souhait de redéfinir les zones d’intervention dans cet espace afin de permettre l’implantation de nouveaux équipements touristiques, notamment dans les domaines de l’agrotourisme et des sports d’hiver ? Le 13 février 2013, la Chambre des députés a approuvé en première lecture un projet de loi visant à redéfinir le zonage et à autoriser les randonneurs à pénétrer dans certaines zones jusque-là interdites.
L’avenir du Parc ne serait donc pas tant suspendu à la prolifération du scolyte qu’aux plans de l’administration tchèque et de certaines municipalités, désireuses de restructurer cet espace. Tant à Plzeň qu’à České Budějovice ou à Hluboká nad Vltavou, on dénonce même une emprise de la forêt vierge, qui s’étendrait sur des zones où elle n’aurait pas lieu d’être, entravant les activités humaines.
En 2009, alors qu’il n’était plus Premier ministre mais pas encore président de la République, Miloš Zeman avait fustigé la politique du ministère de l’Environnement et de la direction du Parc auxquels il reprochait leur immobilisme. Éveillant les soupçons des écologistes, il déclarait alors que, une fois la forêt détruite par l’insecte, il se battrait pour l’abolition du Parc… De son côté, on trouvait des sénateurs, des maires du sud-ouest de la Bohême et des politiciens de tous bords[5]. La question qui se pose aujourd’hui est bien celle de savoir si Lesy ČR, la société publique qui détient et gère la moitié des forêts du pays, va s’en débarrasser et si celles-ci sont condamnées à passer dans les mains d’investisseurs privés. En la matière, le changement de majorité gouvernementale ne modifie pas la donne, les autorités nouvellement installées étant bien décidées à poursuivre la politique amorcée par le parti de l’ancien Premier ministre[6].
Notes :
[1] Site du Parc national : http://www.npsumava.cz/en/
[2] Hans Kiener, « Restaurer le cœur sauvage de l’Europe (Šumava–Bayerischer Wald) », Naturalia – La Lettre de Forêts sauvages, n°9, avril 2011, www.forets-sauvages.fr
[3] http://www.youtube.com/watch?v=GIwT_-DITdI&feature=share&noredirect=1
[4] http://www.foei.org/en/get-involved/take-action/archived-cyberactions/stop-the-destruction-of-sumava-national-park-czech-republic
[5] České Noviny, 12 mai 2009.
[6] Radio Praha, 23 janvier 2013.
Vignette : http://www.foei.org
* Céline BAYOU est co-rédactrice en chef de Regard sur l'Est.
Consultez les articles du dossier :
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