En se promenant au nord de Brno, capitale de la Moravie, on peut tomber sur des constructions isolées en pleine nature, destinées à une autoroute jamais terminée. Le survol en avion de cette zone confirme la présence d’une ligne encore bien visible dans le paysage. Il s’agit de l’ancien projet d’«autoroute d’Hitler» qui devait relier Breslau, ville alors allemande, à Vienne.
Aujourd’hui, la construction d’une autoroute sur cet itinéraire est à nouveau au centre des débats. Mais, à la différence du projet imposé en 1938 par un Etat dictatorial au Protectorat de Bohême-Moravie, sa réalisation est bloquée par la montée en puissance de nouveaux acteurs de l’aménagement du territoire. Qu’est-ce qui persiste actuellement de ce projet historique? Quels en sont les acteurs et les enjeux?
La première autoroute tchécoslovaque : une transversale de Plzen à Kosice
Le tracé des premières autoroutes tchécoslovaques traduisait les besoins stratégiques du pouvoir en place ainsi que leur vision de l’organisation du territoire. C’est pourquoi les projets du gouvernement tchèque de l’entre-deux-guerres et ceux d’Hitler répondent à des logiques différentes.
La naissance de l’Etat tchécoslovaque en 1918 a dessiné sur la carte de l’Europe un nouvel Etat qui manquait d’infrastructures reliant les parties tchèque et slovaque. Dans les années 1930, une Commission des transports a donc présenté le premier projet d’autoroute Ouest-Est à l’échelle nationale. Le tracé de cette construction faisait partie des réflexions sur l’organisation du nouveau territoire qui souffrait économiquement de la dislocation de l’Empire austro-hongrois.
Pour Jan Antonin Bata, successeur du fondateur de la célèbre entreprise de chaussures de Zlin, cette autoroute devait permettre de relier la partie tchèque, fortement industrialisée, et la partie slovaque, source de matières premières. Dans son ouvrage intitulé Nous construisons un Etat pour 40.000.000 d’habitants (1937), l’autoroute Ouest-Est est présentée comme le principal axe de transports qui devait être complété par un réseau ferroviaire et fluvial. Aujourd’hui, l’autoroute D1 qui relie Prague à Brno reprend en partie ce tracé.
Le projet d’autoroute ouest-est selon J. A. Bata, 1937
Source : Direction tchèque des routes et des autoroutes
L’ambitieux projet d’Hitler
Les pertes territoriales des zones frontalières de la Tchécoslovaquie, en 1938, ont interrompu le réseau de transports à plusieurs endroits. De plus, le tracé des infrastructures devait désormais correspondre au projet expansionniste d’Hitler. Pour lui, le territoire tchèque[1] représentait une pointe gênante au sein de l’espace germanophone. Le projet d’autoroute hitlérienne est par conséquent né de son désir de créer un axe Nord-Sud pour relier Breslau à Vienne par une autoroute de 320 km.
Ce tracé répondait donc à des buts essentiellement stratégiques. Outre la possibilité qu’elle offrait de traverser un territoire non-allemand, l’autoroute devait servir de base pour l’expansion de l’Allemagne à l’Est en permettant un déplacement rapide des armées. De plus, elle devait passer à proximité de Brno, ville alors réputée pour son industrie d’armement. Hitler avait prévu de doter son autoroute d’un statut extraterritorial, cette dernière devait donc appartenir à l’Allemagne, à l’image du canal de Panama, en possession des Etats-Unis. Les autorités tchèques n’avaient aucun mot à dire, leur rôle se limitait à la cession gratuite des terres.
Les travaux ont commencé dès 1939 par la construction de piliers, de ponts et d’autres ouvrages qui marquent encore aujourd’hui le paysage. Au départ, Hitler disposait d’une main d’œuvre bon marché, dont les prisonniers de guerre[2], ce qui lui permettait d’avancer rapidement. Puis, sous l’effet des défaites sur le front Est et des difficultés économiques du Reich, les travaux se sont arrêtés en 1942. Jusqu’en 1945, le chantier est resté surveillé par l’armée allemande.
Le projet de l’autoroute hitlérienne selon les ingénieurs allemands
Source : archives personnelles de Tomas Janda
La construction d’un pont au-dessus de la rivière Zelivka, 1941
Source : Direction tchèque des routes et des autoroutes
Après 1945, le tracé de l’autoroute hitlérienne ne répondait plus aux besoins des autorités tchécoslovaques[3] qui ont préféré reprendre le projet d’axe Ouest-Est. Plus tard, certaines parties du projet d’Hitler ont été reprises mais leur longueur ne dépasse pas aujourd’hui quelques dizaines de kilomètres. D’autres constructions ont connu un destin plutôt curieux: le pilier d’un pont jamais construit près de Brno a par exemple longtemps servi de mur d’escalade…
L’axe Nord-Sud : relier la Moravie à l’Europe
L’ouverture des frontières après la chute du régime communiste en 1989 a changé une nouvelle fois la situation géopolitique dans la région. Avec l’intensification des échanges sur l’axe Nord-Sud, l’élargissement de la route actuelle s’impose. La construction d’une route à grande vitesse dotée de deux tronçons -R43 entre Svitavy et Brno et R52 entre Brno et Vienne- est donc depuis plusieurs années source de débats.
La direction des routes et des autoroutes présente la R52 comme un moyen de relier la Moravie du Sud à l’Europe. «Elle passera par un corridor de transport naturel, connu depuis toujours, comme la route de l’ambre qui reliait les villes du Nord à celles du Sud et qui était bénéfique pour tout le monde», peut-on lire sur son site. Le constructeur précise que ce tracé a été envisagé à plusieurs reprises au cours du XXe siècle et qu’il pourrait devenir une des voies les plus importantes de l’Europe unie sur l’axe Gdansk – Varsovie – Ostrava – Brno – Vienne.
Les deux tronçons de l’autoroute hitlérienne aujourd’hui en projet : R43 et R52
Source : Direction tchèque des routes et des autoroutes
La route à grande vitesse Brno-Vienne face aux écologistes
Dans les années 1990, la construction de la partie Brno-Vienne a cependant été bloquée par les hésitations des gouvernements tchèque et autrichien. En 2002, Vienne a finalement donné son feu vert et fixé la fin des travaux à 2013. Les Tchèques doivent donc construire leur tronçon s’ils veulent éviter que la partie autrichienne ne débouche sur les champs de Moravie du Sud.
Néanmoins, les élus moraves restent sceptiques: «La situation est particulièrement grave: si les travaux ne commencent pas avant 2013, la construction de l’autoroute risque de se prolonger au-delà de 2020», souligne Milan Venclik, membre du Conseil de la ville de Brno. Les Tchèques risquent donc de se retrouver dans la même situation que les Anglais au moment de la construction du tunnel sous la Manche.
En effet, pour le tronçon de la R52, deux itinéraires sont possibles: l’Autriche plaide pour la construction de l’itinéraire le plus court, via Mikulov, axe historique Brno-Vienne le plus utilisé aujourd’hui. Mais il se heurte aux contestations des écologistes, car la route à grande vitesse traverserait un espace particulièrement prisé, classé réserve naturelle. Elle traverserait également la région de Lednice-Valtice, classée sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO grâce à ses célèbres châteaux.
Le deuxième itinéraire passe par Breclav et emprunte une partie de l’actuelle autoroute D2 entre Brno et Bratislava. D’après les écologistes, ce tracé est moins lourd pour l’environnement mais il rallongerait le trajet Brno-Vienne d’environ 10 km, une partie du trafic continuerait donc d’emprunter la route de Mikulov. De plus, ce «tracé écologique» ne permettrait pas non plus de contourner la région classée par l’UNESCO.
La voix de l’opinion publique
A la voix des écologistes s’ajoute, depuis les années 1990, celle de l’opinion publique, ce qui constitue à la fois un acquis de la démocratie et un élément supplémentaire de blocage. Les contestations les plus fortes portent sur le contournement de Brno, directement concernée par la nouvelle route à grande vitesse.
Depuis l’époque hitlérienne, la situation a évolué. Les piliers qui se sont maintenus indiquent que, selon son projet, l’autoroute devait passer par les campagnes à l’ouest de Brno. Du fait de l’extension urbaine de cette dernière, la voie passe aujourd’hui au milieu de la cité de Bystrc (30.000 habitants) et à proximité du barrage de la ville, principale aire de récréation de cette agglomération de 400.000 habitants. Ceux-ci craignent l’effet désastreux de cette fragmentation de l’espace urbain. «La municipalité est en train de nettoyer le barrage pour permettre à nouveau aux habitants de Brno de venir se baigner. La construction d’une route à grande vitesse annulerait tous ces efforts de réhabilitation» explique à RSE Jaroslava Deissova qui habite à Bystrc depuis plus de trente ans.
En réaction, les habitants de Bystrc ont exprimé leur désaccord en signant une pétition qui est aujourd’hui parmi les importantes dans le domaine des transports. Les autorités locales insistent au contraire sur les effets désastreux de ces blocages: «Les conflits concernant cette autoroute constituent le problème le plus grave de la région et empêchent son développement», estime Michal Hasek, préfet de la région de Moravie.
L’Union européenne et les hommes politiques tchèques, des acteurs du débat
Paradoxalement, les fonds européens de développement régional ont servi les adversaires du projet. Ces derniers ont financé une étude qui montre qu’étant donné le trafic actuel entre Brno et les régions au Nord, la construction de la R43 n’est pas nécessaire.
Les nouveaux élus européens de juin 2009 héritent donc d’un dossier complexe. «Le Parlement européen décidera du financement des projets d’infrastructures, l’avenir de cette autoroute sera donc entre leurs mains», précise Michal Hasek.
L’autoroute sera également au cœur des débats en vue des élections législatives anticipées de septembre prochain[4]. Mirek Topolanek, ancien Premier ministre et chef du Parti civique démocrate, compte en effet entamer sa campagne électorale dans cette région: «Tout le monde va promettre la construction de la R43, c’est également la priorité de mon prochain gouvernement. Ce n’est pas une affaire régionale mais nationale», a-t-il déjà indiqué.
Le destin de cette autoroute Nord-Sud peut donc être perçu comme une leçon d’histoire, de géopolitique et de politique actuelle tchèque. Son premier projet a été le résultat d’une situation historique et géopolitique particulière, celle de l’Europe d’Hitler. Il s’agissait alors d’une autoroute à travers les pays tchèques mais pas pour ses habitants. Par la suite, les communistes ont renforcé les flux Ouest-Est, plus pertinents à l’échelle nationale et soviétique. Avec le retour de la démocratie et l’intégration à l’UE, l’axe Nord-Sud est redevenu pertinent mais les débats autour de son tracé relèvent désormais essentiellement d’enjeux locaux. Comme dans d’autres pays européens, l’opinion publique n’hésite pas à défendre ses intérêts, marqués par la compétition accrue pour l’espace. Aujourd’hui, il faut arbitrer entre la grande vitesse et l’environnement dans un contexte de recomposition des réseaux de transport traditionnels au profit de nouveaux réseaux transnationaux.
- Par Zuzana LOUBET DEL BAYLE
[1] La Slovaquie ayant proclamé son indépendance en mars 1939, on parle pendant la Seconde Guerre mondiale de l’Etat slovaque et du Protectorat de Bohême-Moravie, occupé par les Allemands.
[2] A l’ouest de Brno, on peut attester de la présence de camps de travail liés à la construction de l’autoroute hitlérienne. Près de la ville de Jevicko ont été enterrés des prisonniers de guerre russes qui avaient participé aux travaux. Ils sont morts pendant la guerre d’une épidémie de typhus.
[3] De plus, Breslau étant devenue polonaise, personne n’avait plus besoin d’une autoroute reliant la Pologne à l’Autriche puisque chacun des pays appartenait désormais à l’un des deux blocs antagonistes.
[4] En mars 2009, en pleine présidence tchèque de l’UE, les députés socialistes ont voté une motion de censure provoquant la chute du gouvernement de Mirek Topolanek. Depuis, un gouvernement de techniciens assure la période transitoire jusqu’aux élections anticipées.
Photo: Un pilier de l’autoroute hitlérienne près du barrage de Brno.
Source: Martin Janoska, idnes.cz