Moscou affiche son soutien sans faille à la "croisade" américaine contre Al-Qaeda. Et Washington se découvre un nouvel ami. La conseillère nationale à la sécurité Condoleeza Rice oublie prestement ses diatribes sur la "menace" russe, et joue les médiatrices. Un an plus tôt, elle incitait pourtant le candidat Bush à attaquer la "personnalisation" des rapports Clinton-Eltsine. Chronique d'une révolution annoncée.
Tout avait pourtant mal commencé. Après avoir "manifesté un engouement sans limites pour tout ce qui était occidental[1]", la classe politique russe, à la fin des années quatre-vingt-dix, s'était tournée vers un nationalisme sourcilleux. L'épisode de l'avion du Premier ministre Primakov, faisant demi-tour à mi-chemin de Washington, en apprenant le déclenchement des opérations au Kosovo, concentrait en lui toute l'incompréhension - et l'exaspération - régnant entre les Etats-Unis et son ancien rival.
La Russie commençait à subir les contrecoups diplomatiques de ses interventions en Tchétchénie. Suspendue du Conseil de l'Europe, elle devait se confronter à des Etats "démocratiques", de moins en moins indulgents à son égard. La dégradation des relations russo-américaines manqua même de susciter un incident diplomatique grave lorsque les USA expulsèrent cinquante diplomates russes accusés d'espionnage.
Pour ne rien arranger, le président russe, fidèle à son passé de rasvietchik[2] affichait sa volonté de faire de son pays exsangue une nouvelle grande puissance. Le tout avec la bénédiction du clan eurasiste, proche du PC, persuadé que "la Russie ne [pouvait]être qu'un empire[3]" qui constituerait une alternative à la "domination économique, politique et culturelle de l'Occident[4]".
Dans la droite ligne des choses, la Russie, soucieuse de conserver l'équilibre stratégique hérité de la guerre froide et de ne pas violer le traité ABM de 1972, déclarait haut et fort son opposition au projet de bouclier anti-missile annoncé par le président Bush. Elle s'obstinait également à refuser l'intégration des pays de l'Est dans l'Alliance atlantique. Si on ajoute à cela les liaisons dangereuses entretenues par Moscou avec des "Etats-voyous" tels que l'Iran ou la Corée du Nord, on comprend l'agacement teinté d'hostilité de Washington face au nouveau pouvoir russe.
La politique de la main tendue
Lors de la première rencontre Bush-Poutine, organisée après moult hésitations en marge de la tournée européenne de G.W. Bush en juin 2001, le président Poutine fit cependant preuve d'une souplesse inattendue en affirmant que "les Etats-Unis et la Russie [avaient] une responsabilité particulière dans la construction d'une nouvelle architecture de sécurité". Cela laissait un semblant d'espoir aux Américains sur la question du traité ABM.
Les relations russo-américaines se firent plus cordiales. La ligne du Kremlin, toutefois, demeurait résolument hostile à la politique de défense américaine. Lors du premier essai antimissile effectué par les Américains, la Russie insista sur "l'importance du traité ABM qui constitue la pierre angulaire de la stabilité stratégique[5]". En cas de viol effectif du traité, Moscou menaça de remettre en cause les accords de désarmement START 1 et START 2. Quelques jours plus tard le président Poutine signa un "traité d'amitié et de coopération" avec son homologue chinois pouvant être interprété comme un début de réponse commune au projet de bouclier américain, bien que le traité précisât que cette nouvelle entente sino-russe "n'était pas dirigée contre des pays tiers".
Coup de théâtre et nouveau revirement lors du sommet de Gênes en juillet 2001: George Bush et Vladimir Poutine, contre toute attente, trouvent un terrain d'entente. Les deux présidents conviennent de lier les systèmes de défense anti-missiles à la réduction des armes nucléaires afin d'élaborer un nouveau pacte stratégique. Mal accueilli en Russie ("La Russie capitule" titrait le lendemain le quotidien Kommersant), ce protocole d'accord restera cependant sans lendemain.
Naissance d'un "axe anti-terroriste" après le 11 septembre.
Selon Lilia Chevstova, analyste à la Fondation Carnegie, le tournant décisif dans la relation russo-américaine s'est produit au soir des attentats de New-York et de Washington. "Poutine a eu le réflexe de téléphoner à Bush pour dire:"nous sommes avec les Américains"." La Russie, qui conserve une influence primordiale en Asie Centrale, est amenée, dans cette affaire, à jouer un rôle crucial au côté des Etats-Unis. Et, pour la première fois, les deux pays ont un intérêt commun à combattre le terrorisme sous son aspect organisé, international.
"Leur coopération, toutefois, n'ira pas au-delà", tempère Thomas Keaney, de l'Institut de politique étrangère de Washington. "Il y a encore trop de choses sur lesquelles ils sont en désaccord, et, de plus, cette coopération est en butte en Russie à des pressions anti-américaines". Cette opinion n'est pas partagée par tous.
Pour nombre d'analystes, cette révolution diplomatique vient de loin. L'aboutissement d'un long processus et non le simple produit d'un concours de circonstances. L'économiste Evgueni Iassine estime ainsi que "le choix du rapprochement avec l'Occident avait déjà été pris par Poutine" bien avant le 11 septembre. Pour lui, "le discours sur la Tchétchénie procédait d'un orientation tactique, visant à flatter l'instinct patriotique. Mais la stratégie de Poutine a toujours été l'intégration à l'Occident, et il se devait de démontrer sa solidarité après les attentats."
Le chef du Kremlin a compris rapidement, et bien avant le 11 septembre, que le renouveau russe passera par l'intégration du pays dans le monde occidental. Le discours de V. Poutine, au Bundestag le 25 septembre, est particulièrement clair à cet égard: "La guerre froide est finie. Vous et nous, nous vivons dans un même système de valeurs. La Russie est un pays européen ami." Les paroles du sieur Poutine n'étant jamais vaines, le président russe a annoncé immédiatement une série de mesures allant de l'ouverture de l'espace aérien russe à l'échange de renseignements, en passant par le feu vert donné à l'utilisation des bases militaires des ex-républiques soviétiques par les contingents américains. En liant la question tchétchène au terrorisme islamiste, le président russe s'est également offert, en sus de sa nouvelle virginité diplomatique, un blanc-seing tacite de l'Occident pour agir en Tchétchénie.
"Un changement sismique"(Colin Powell) pour une opinion russe peu préparée
En prenant si ouvertement parti pour l'ennemi d'hier, Poutine prenait le risque d'écorner sa popularité - toujours élevée - en réveillant le sentiment anti-américain présent dans l'opinion russe. Car si 72% des Russes approuvent le soutien russe après les attentats, seuls 28% sont favorables aux frappes en Afghanistan, tandis que 54% auraient préféré que la Russie reste neutre. Quant à la hiérarchie militaire russe, qui considérait l'Asie centrale comme son pré carré, elle était franchement hostile au développement de l'influence américaine dans la région. Pour le politologue Sergueï Karaganov, "Poutine a vraiment pris un risque. Beaucoup de gens ne l'appuient pas. Des critiques ont commencé à se faire entendre."
Ce d'autant plus que la Russie n'a officiellement pas demandé de contreparties en échange de son soutien. Cela lui a valu les foudres de la presse russe et d'une partie du gouvernement, qui aurait souhaité obtenir entre autres la réduction de la dette russe. Seul gain politique enregistré à ce jour: Jack Straw, le ministre britannique des Affaires Etrangères, a évoqué la nécessité "d'une relation durable d'une toute autre nature entre la Russie et ses partenaires occidentaux ". Autrement dit, une reconsidération des rapports Russie-OTAN inscrits jusqu'alors dans le cadre strict du conseil permanent consultatif de 1997. Une alliance militaire russo-américaine (hypothèse du politologue A. Piontkovski) pourrait ainsi voir le jour. Mais tout cela reste au stade des déclarations d'intention.
Vers un éventuel accord ?
En fait, la concrétisation du rapprochement russo-américain était attendue lors du premier sommet formel Bush-Poutine aux Etats-Unis. Préalablement à la rencontre, Moscou avait consenti à reconnaître, par la voix de Sergueï Ivanov, ministre de la Défense, que "l'ABM était bien partiellement une relique de la guerre froide". De leur côté, les Etats-Unis avaient déclaré avoir reporté une série d'essais de missiles le mois précédent. La rencontre s'annonçait sous les meilleurs auspices.
Contrairement aux apparences, le président Poutine fit preuve d'une relative rigidité. La réduction unilatérale du nombre d'ogives nucléaires consentie par G.W. Bush fut ravalée au rang de "geste de bonne volonté longtemps attendu, et qui n'impose aucun engagement concret aux Américains" selon le mot du député Constantin Kossatchev. D'autant plus que le président américain se refusait à formaliser cette avancée par un traité en bonne et due forme.
Les Américains, qui attendaient beaucoup du sommet, durent finalement admettre qu'une divergence d'opinion persistait sur le bouclier anti-missile. La question de l'OTAN ne trouva pas non plus de solution. V. Poutine continue à exiger soit la dissolution de l'organisation, soit sa refonte totale dans un "espace de sécurité commun" intégrant la Russie.
Pour les dirigeants russes, le jeu est ambigu. Il s'agit d'intégrer les systèmes de défense occidentaux, sans perdre la face. Lors d'une rencontre le 22 novembre avec George Robertson, secrétaire général de l'OTAN, le chef du Kremlin a ainsi rejeté l'idée d'une adhésion à l'Alliance, tout en spécifiant qu'il souhaitait "développer ses relations avec elle autant que le désirera l'Alliance atlantique." Le 7 décembre, la Russie et l'OTAN annonçaient qu'ils se donnaient six mois pour parvenir à créer un nouveau conseil Russie-OTAN aux compétences élargies. Premier signe concret d'une révolution annoncée.
Par Stéphanie MORISSET
[1] LA GORCE, Paul-Marie de, "La Russie en quête d'un nouveau rôle", in Le Monde diplomatique, mai 2001
[2] Rasvietchik : agent secret
[3] DOUNGUINE, Alexandre, Manifeste de l'eurasisme
[4] Général Leonid Levachov, in Le Monde, 7 juin 2001