Le programme de Riga 2014, Capitale européenne de la culture, sera l’occasion pour la capitale lettone de se poser en exemple sur la scène européenne. Mais pourquoi la mémoire nationale occupe-t-elle une si large part de l’affiche ? À quelles difficultés l'entreprise devra-t-elle faire face ?
Riga est en train de revêtir sa plus belle parure en prévision du lancement de Force Majeure (en français dans le texte), son programme de Capitale européenne de la culture (CEC). Ce programme est l’aboutissement de plusieurs initiatives de longue haleine mises en place afin de rajeunir la ville. Des bâtiments emblématiques ont été restaurés ou sont en train de l'être (Musée des beaux-arts, Opéra, etc…), les quais de la Daugava ont été remis en état, le grand chantier de la bibliothèque nationale est en cours d'achèvement et des quartiers entiers ont fait l'objet de programmes de rénovation urbaine: le pittoresque marché de nuit du quartier des entrepôts (Spīķeri) a cédé la place à un square futuriste désert, tandis que l'ancien quartier portuaire d’Andrejsala, ex-cœur l’underground, est transformé en aire de restauration de luxe.
Malgré tout, ces investissements ne peuvent à eux seuls être la garantie de la réussite. Riga 2014 espère agir comme une «force majeure» qui saura fédérer les Lettons sous les auspices de la mémoire nationale. Faut-il interpréter cette posture dans le contexte des luttes de pouvoir au sein de l’élite politique et culturelle qui risqueraient de nuire aux festivités?
Au programme, la mémoire nationale
Le programme de Marseille 2013 revendique une ambition méditerranéenne et ne circonscrit pas la ville à un espace national. Celui de Mons 2015 met à l'honneur la mémoire industrielle et locale de la région du Borinage et de l'espace wallon. Celui de Riga 2014 témoigne lui d'une obsession essentiellement nationale.
Le dossier présenté en 2008 par la ville pour décrocher la CEC débute par une histoire, celle de Riga, mais contée par une figure bien connue, Milda, mère patrie bienveillante et réconfortante, dont la figure se tient en haut du monument de la Liberté, inauguré en 1935. C’est autour d’elle que les Lettons se réunissent pour commémorer la nation ou pour se retrouver lors d’épreuves difficiles. En utilisant Milda comme narratrice, les organisateurs de la CEC ont donc privilégié l’histoire et la mémoire de la Lettonie au détriment de l’histoire huit-centenaire et de la culture cosmopolite de Riga, d'hier comme d'aujourd'hui.
De la nation, il en est question tout au long du programme. En mettant à l'honneur la diaspora lettone qui avait fuit durant la Seconde Guerre mondiale ainsi que les traditions folkloriques, le programme consacre peut-être plus la nation que la culture au sens large. Le programme de Riga 2014 accorde ainsi à la manifestation de l’identité ethnolinguistique lettone une fenêtre de déploiement privilégiée. Serait-ce une tentative pour consolider ce sentiment national et glorifier le Volksgeist, l’esprit de la nation?
Riga n'est pas première CEC à faire ce choix. L'année de Vilnius Capitale européenne de la culture 2009 coïncidait avec la célébration du millénaire de la première référence historique à la Lituanie. En revanche, Riga 2014 ne fait écho à aucune grande date nationale. Si ce n'est peut-être le centenaire du début de la Première Guerre mondiale dont le dénouement vit la proclamation d’une République de Lettonie indépendante en 1918. Faut-il voir là une anticipation des commémorations du centenaire de la proclamation en 2018? Il s’agit en tout cas bien de célébrer, pour une fois dans une joie relative, cette date, en décalage avec l'esprit des commémorations qui se dérouleront dans d'autres pays européens. Le souvenir de la Grande guerre ne place pas l'Europe sur le même fuseau horaire historique.
Les murs ne sont pas coupables
Mais la mémoire nationale n'est pas faite que de réjouissances. Certaines des manifestations culturelles et artistiques de cette Force Majeure auront l’arôme du souvenir douloureux des luttes menées par les Lettons pour leur émancipation et la reconnaissance de leur indépendance. En effet, l'identité nationale lettone s’appuie largement sur la construction du mythe de la souffrance historique endurée par un peuple toujours opprimé et passif de son destin.
Ainsi l'ancien siège du KGB de Lettonie, abandonné depuis plusieurs années, sera nettoyé pour l'occasion et transformé en lieu d’exposition. En partenariat avec le Musée de l'Occupation de la Lettonie, cet immeuble sis au 61 rue de la Liberté (Brīvības), au centre de la ville, accueillera plusieurs expositions de la CEC. Il est, dans le souvenir des Lettons ayant vécu sous le régime soviétique, le symbole d’un passé douloureux. Il ouvrira donc pour la première fois ses portes au public à l'occasion de Riga 2014. Réhabilité en espace culturel, son histoire est conservée sur ses murs et à travers les expositions qu’il accueille. Mêlant art, souvenir et devoir de mémoire, celles-ci mettent en scène des objets témoin tels ceux emmenés par les déportés en Sibérie, ou encore des pièces d’art conçues en captivité.
Les murs ne sont pas coupables, seules les exactions qui s’y déroulèrent furent odieuses. En utilisant ce lieu de souffrance situé au centre-ville comme médium, les Lettons retrouveraient alors une certaine sérénité, un exorcisme de la mémoire par l’art et la culture.
Force majeure ou péril en la demeure?
Force majeure est un concept juridique à la signification lourde et grave. La définition légale du terme inclut «l'impossibilité d'agir légalement», c'est-à-dire «la situation dans laquelle un événement imprévu et extérieur à la volonté de celui qui l'invoque, le met dans l'incapacité absolue de respecter son obligation internationale en vertu du principe selon lequel à l'impossible nul n'est tenu»[2].
Le programme de Force majeure, se veut quant à lui être «une déferlante irrésistible, puissante et inattendue de culture». Le terme choisi est percutant. Selon les organisateurs, la manœuvre marketing n’est pas étrangère au choix qui a été arrêté sur ce terme. Si on s'en réfère à la définition canonique, on peut néanmoins s'interroger sur les formes d'incapacité visées par les termes et qu'il s'agit de résoudre ou de dépasser: le désengagement de l'État après la crise économique de 2008, l'abandon des méthodes traditionnelles de financement de la culture, les difficultés à établir un dialogue constructif entre milieux politiques et culturels?
C’est à cause d'évènements imprévisibles et insurmontables que Vilnius 2009 est encore présente dans les esprits. La crise économique était alors a son paroxysme. La compagnie aérienne Flylal, principal sponsor, avait fait une faillite frauduleuse qui vint mettre à mal le programme amputé au dernier moment d’environ 40% de son budget et de ses activités[3]. La situation économique actuelle de la Lettonie n’est pas celle de la Lituanie en 2009. Mais pour réussir une CEC il faut aussi jouir d’une situation politique saine et stable.
Or la coalition gouvernementale a été dissoute en novembre 2013 par le Premier ministre Valdis Dombrovskis qui a renoncé à ses fonctions. Celui-ci a employé d'autres arguments pour justifier son geste mais il est clair que la coalition connaissait de nombreuses difficultés et que la mise en œuvre du budget 2014 représente un vrai défi, notamment pour la culture. Lors d’une réunion de la fin de l'été 2013 consacrée au budget lié à l’exercice culturel global pour l'année 2014, les principaux acteurs de la culture ont demandé un total de 55 millions d’Euros. Le ministère des Finances à répondu que l'État ne pouvait s’engager qu’à hauteur de 4,5 millions d'Euros[4]. Ce budget concerne aussi bien les musées, l’entretien des monuments, les activités culturelles, l’Opéra national et plus largement tout le secteur de la culture. Cette dotation insuffisante peut mettre en péril l’offre culturelle en Lettonie et indirectement le programme Riga 2014. Celui-ci s'élève à 24 millions d'Euros qui sont cofinancés par la municipalité et des sponsors.
Autre ombre au tableau, une récente lutte de pouvoir a éclaté entre la ministre de la Culture, Žaneta Jaunzeme-Grende, en poste depuis 2011, et le directeur de l’Opéra national de Lettonie (LNO) Andrejs Žagars, en poste depuis 1996. En 17 années d'exercice, ce dernier a largement contribué au rayonnement du LNO à l’international, aussi bien dans la qualité de l’offre que dans sa gestion. Précisons que cette institution est un des piliers du programme de Riga 2014 et accueillera l'ouverture des festivités. Une œuvre de Wagner, Rienzi composée en partie à Riga, y sera jouée le 17 janvier 2014. Or, cette crise entre acteurs majeurs de la culture a débouché sur le licenciement d'A.Žagars par la ministre en septembre 2013. Ž.Jaunzeme-Grende lui reprochait de s’occuper davantage de son image que de la gestion de l’Opéra et de passer plus de temps à dépenser les fonds qu’à les investir. L'audit secret mené dans le courant de l’année révéla toutefois que sous la présidence d'A.Žagars, les finances et la gestion de l’institution jouissaient d’un état de santé on ne peut plus sain en comparaison avec des opéras de budget similaire situés à l’étranger. La ministre fût lâchée par son propre ministère et le problème fut porté à la connaissance du Premier ministre. À l’annonce du licenciement du directeur, de nombreux acteurs de la culture ont protesté, dont la cantatrice Kristīne Opolais, qui décida d’annuler sa participation au concert du 150e anniversaire de la construction du bâtiment de l’Opéra[5]. Le Premier Ministre exigea la démission de Ž.Jaunzeme-Grende, arguant qu’elle n’en était pas à sa première bévue à l’endroit des acteurs de la culture[6]. Les licenciements du directeur de l'opéra et de la ministre de la Culture ont donc été prononcés à la veille du plus grand évènement culturel de la décennie dans le pays. Le vaudeville politique vient largement fragiliser les rapports entre le politique et le culturel à un moment très critique. Les nouveaux acteurs mis en place auront-ils pour priorité la réussite de Riga 2014 et la réconciliation des deux secteurs?
Comme toutes les autres villes avant elle, Riga en devenant CEC profitera d’un certain engouement médiatique. Le défi est ambitieux: réconcilier la nation avec son passé, réconcilier la politique avec la culture. Espérons que les festivités sauront faire naître un consensus autour d’une définition commune de la force majeure, au moins le temps de Riga 2014.
Notes :
[1] Commission européenne, «Critères de sélection - Capitales européennes de la culture». (2013), http://ec.europa.eu/
[2] Cf. http://www.lexinter.net/JF/force_majeure.htm
[3] Rudolf Hermann, «Leben wie die Cowboys», Neue Zürcher Zeitung, 10 août 2009.
[4] «Kultūras nozares pārstāvji budžeta "deķi" velk katrs uz savu pusi», kulturasdiena.lv, 23 août 2013.
[5] «Famous opera singer Kristine Opolais cancels he show at LNO; reason – new Board of LNO», The Baltic News Network, 6 septembre 2013.
[6] «Opera scandal: power struggle between minister and director», The Baltic News Network, 3 septembre 2013.
Vignette : «Ne fais pas preuve d'irrespect envers notre drapeau et nos traditions!», opération de communication de Riga 2014 (Jean-François Delangre, 2013).
* Candidat au Doctorat en Sciences politiques, Université Libre de Bruxelles, Chercheur invité à l’Université de Lettonie.
Consultez les articles du dossier :
- Dossier #65: «Riga, une capitale»
Riga a été choisie comme Capitale européenne de la culture pour l'année 2014. Joli prétexte dont Regard sur l'Est se saisit pour esquisser un portrait de cette ville complexe et aux multiples…