Dans un contexte régional tendu par la proximité de la guerre, un nouvel épisode vient soulever des questions quant à la sécurité des pays situés à la frontière de l’Ukraine : le 4 septembre, des drones russes sont tombés sur le territoire de la Roumanie, épisode qualifié par les médias locaux de « problème de sécurité le plus grave » intervenu depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
Déjà, en novembre 2022, un missile était tombé sur le territoire d’un pays de l’OTAN, en l’occurrence en Pologne à 8km de la frontière ukrainienne, faisant deux morts. D’abord attribué à la Russie, ce tir avait ensuite été identifié comme provenant de la défense anti-aérienne ukrainienne, conduisant Varsovie à évoquer un « incident malheureux » et à jouer l’apaisement.
Chronologie d’une controverse
Lundi 4 septembre 2023, le porte-parole du ministère ukrainien des Affaires étrangères, Oleg Nikolenko, a publié sur Facebook une photographie qui aurait capturé le moment où un drone russe, lancé dans la nuit du 3 au 4 septembre vers le port d’Ismail en Ukraine, serait tombé et aurait explosé sur le territoire roumain.
Dans un premier temps, cette information a été catégoriquement démentie par Bucarest : « À aucun moment, les moyens d’attaque utilisés par la Fédération de Russie n’ont généré de menaces militaires directes contre le territoire national ou les eaux territoriales de la Roumanie », indique un communiqué de presse du ministère roumain de la Défense. Le ministre de la Défense, Angel Tîlvăr, a souligné que « nous sommes présents avec toutes les capacités destinées à avertir et surveiller la situation dans la région, c’est pourquoi les informations que nous fournissons sont précises et correctes à tous points de vue ». Le Président Klaus Iohannis a également affirmé qu’aucun morceau de drone russe n’était tombé en Roumanie.
Puis, le 6 septembre, le ministre Tîlvăr est revenu sur ses déclarations de la veille, estimant que des objets pouvant être associés à un équipement de type drone avaient été identifiés sur le territoire roumain, et que des vérifications techniques étaient nécessaires pour déterminer leur origine exacte. Les responsables de Bucarest sont toutefois réticents à faire des déclarations susceptibles d’attiser les tensions : « Nous devons faire la distinction entre un incident et un acte d’agression. (...) Je n’ai aucune raison de croire qu’il s’agissait d’un acte d’agression. La Roumanie et l’Alliance ne sont pas dans une situation où l’espace de l’OTAN serait attaqué », a précisé le ministre de la Défense. Ce point de vue est également partagé par l’ancien ministre roumain des Affaires étrangères, Cristian Diaconescu, qui estime lui aussi que l’analogie entre incident et acte d’agression délibéré doit être clarifiée par les institutions de l’État. De même, le Secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, a déclaré le 7 septembre que l’OTAN n’avait aucune preuve que les débris de drone trouvés en Roumanie résultaient d’une attaque délibérée de Moscou. En revanche, pour le Président Iohannis, « s’il est confirmé que ces éléments proviennent d’un drone russe, une telle situation serait totalement inadmissible et constituerait une violation grave de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de la Roumanie, un allié de l’OTAN ». Le même jour, la réaction du Président ukrainien a été plus radicale : « Imaginez ce qui se serait passé si Poutine avait réussi à mettre le pied en Ukraine », a déclaré Volodymyr Zelensky.
Le 7 septembre, le Comité national des situations d’urgence a adopté une décision habilitant le ministère roumain de la Défense à établir sur la rive roumaine du Danube, en face des ports ukrainiens de Reni et Ismail, des zones où des mesures de protection de la population puissent être mises en place. De plus, des centres d’hébergement seront construits dans les localités de Plauru et Ceatalchioi (département de Tulcea), les communes roumaines les plus proches des ports ukrainiens.
Quelles preuves ?
Dès le départ, les analystes de GeoConfirmed se sont rangés à l’avis des autorités ukrainiennes, concluant, sur la base des images satellitaires, qu’un drone russe Shahed avait bel et bien explosé en Roumanie dans la matinée du 4 septembre. GeoConfirmed a même publié les coordonnées exactes des débris, tandis que des spécialistes roumains affirment que les débris ont été trouvés dans une zone densément végétalisée, ce qui signifie qu’ils n’auraient pas pu être repérés par satellite. Le contre-amiral de flottille à la retraite Sorin Learschi estime en revanche qu’une explosion n’aurait pas pu se produire, car les images qui circulent dans l’espace public ne montrent pas le cratère/la noirceur spécifique à une explosion. De plus, Tudor Cernega, maire de la commune de Ceatalchioi, affirme ne pas avoir connaissance d’une explosion d’un drone russe dans sa localité ; les représentants de l’Administration fluviale du Bas-Danube n’ont pas non plus confirmé les affirmations de Kyiv.
Source : Twitter GeoConfirmed
La plupart des experts estiment que les débris découverts sont dus à l’action de la défense antiaérienne ukrainienne qui aurait abattu un drone lancé par la Russie et dont des morceaux seraient bel et bien tombés sur le territoire roumain. Dès lors, cet événement ne serait pas de nature à justifier le déclenchement de l’article 5 du traité de l’OTAN, car le drone ne visait pas une cible sur le territoire roumain.
Le général à la retraite Virgil Bălăceanu explique que la présence de débris sur le territoire roumain s’explique par les lois de la physique (direction de l’air, vent, gravité, etc.) et que de tels incidents ne peuvent être exclus du fait de la proximité géographique de la Roumanie avec l’Ukraine. Pour lui, les débris ne représentent pas un danger très grave, pour plusieurs raisons : leur vitesse de chute n’est pas suffisamment élevée pour mettre en danger la vie d’une personne, les dimensions du corps du drone sont négligeables, et le drone ne contient pas d’explosifs. V. Bălăceanu exclut même la possibilité d’un dysfonctionnement technique du drone, affirmant que ce type de drone fait partie de la catégorie des munitions intelligentes.
D’après les informations disponibles, il s’agirait d’un drone kamikaze Shahed 131, baptisé Geran-1 par les Russes. Bien qu’il s’agisse d’un type de drone improvisé et primitif, fabriqué à partir de pièces provenant du monde entier, il est considéré comme une « merveille technologique », car il est équipé d’un système de guidage assez précis. V. Bălăceanu estime que les Russes utilisent des drones dotés d’une charge explosive relativement faible (environ 40-50 kg), et non pas des missiles Kalibr qui auraient une quantité d’explosifs dix fois supérieure, d’une part, parce que les infrastructures portuaires visées sont assez fragiles et, d’autre part, parce que la Russie est très prudente quant aux éventuelles conséquences de la pénétration de l’espace d’un État membre de l’OTAN. Le contre-amiral de flottille Learschi juge lui aussi que, pour la partie russe, la proximité des ports du Danube avec le territoire roumain pose un problème majeur, ce qui pourrait expliquer pourquoi les Russes n’ont pas encore utilisé de missiles : « La Russie craint qu’il y ait d’autres incidents beaucoup plus dangereux. »
Selon certaines sources de la chaîne de télévision roumaine Digi24 impliquées dans l’enquête menée par les autorités roumaines, il est fort probable que le drone tombé en Roumanie soit un drone de surveillance.
« La lâcheté roumaine »
La presse ukrainienne a été impitoyable envers Bucarest, l’hésitation des autorités, incompréhensible pour les Ukrainiens, étant qualifiée de « lâcheté roumaine ». Si, dans un premier temps, la véracité des allégations ukrainiennes pouvait être mise en question, le fait que les autorités de Bucarest soient revenues sur leurs déclarations initiales n’a fait que renforcer la crédibilité des Ukrainiens, a reconnu Adrian Cioroianu, ancien ministre roumain des Affaires étrangères.
L’ancien ministre Cristian Diaconescu relève que la réaction institutionnelle est essentielle dans ce genre de situation, non seulement du point de vue de l’évaluation et de la signification que les autorités roumaines lui attachent, mais aussi du point de vue de la communication ; en l’occurrence, elle fut maladroite : « Tant que toutes les enquêtes n’avaient pas été épuisées, aucune communication n’aurait dû être faite. » De son côté, A. Cioroianu voit plutôt dans les contradictions du discours institutionnel le résultat d’une fluidité bienvenue, le président de la Roumanie s’appuyant, au moment où il a nié les hypothèses avancées par Kyiv, sur les informations recueillies par les sources les plus autorisées de l’État roumain. « Nous pouvons aujourd’hui le railler, mais le fait qu’il ait reconnu son erreur ne fait que démontrer sa transparence. […] Le rôle d’un dirigeant n’est pas de semer la panique dans la population, mais d’envoyer des messages de réconfort, même si certains d’entre nous trouvent son comportement bizarre », a-t-il jugé. Il est également d’accord pour dire que le drone n’était pas dirigé contre la Roumanie, et souligne la nécessité de transmettre aux Russes « les signaux qu’ils méritent ». Il plaide en faveur d’une approche réaliste, estimant que la Russie commettrait un « geste suicidaire » si elle provoquait de quelque manière que ce soit l’OTAN : « Nous n’avons aucune information selon laquelle la Russie serait un régime suicidaire. Ils veulent juste rester au pouvoir. »
Cependant, A. Cioroianu a été contredit par le journaliste Florin Negruțiu, qui a émis deux hypothèses sur la mauvaise communication de K. Iohannis : soit le Président ignorait que le drone était tombé en Roumanie, ce qui, pour F. Negruțiu, équivaut à une incompétence à tous les niveaux de la hiérarchie, soit le Président a menti. Le journaliste évoque l’hypothèse d’une communication OTAN-Roumanie aux termes de laquelle la Roumanie aurait été instruite d’éviter une escalade : « Peut-être que l’OTAN a demandé à la Roumanie d’apaiser les tensions et de nier la situation. »
Quels sont les enjeux de cette controverse ?
Certains, en Roumanie, soupçonnent l’Ukraine de vouloir sensibiliser l’opinion publique internationale en recourant à des déclarations destinées à attirer l’attention sur la situation sécuritaire critique dans la région. Kyiv ne ferait ainsi qu’augmenter artificiellement la tension dans la région : les Ukrainiens « cherchent à internationaliser le conflit et veulent voir l’OTAN aussi près que possible, voire même en conflit », a ainsi déclaré le commandant de réserve Valentin Mateiu, un point de vue également partagé par Cristian Diaconescu.
En mettant en avant les incidents prétendument causés par la Russie sur le territoire d’un pays de l’OTAN, l’Ukraine tenterait d’obtenir un soutien supplémentaire de la part de l’Alliance. Plus il y a de signaux de danger dans la région, plus il est probable que l’OTAN et d’autres partenaires offrent une assistance et renforcent leurs positions défensives. O. Nikolenko a lui-même écrit que les partenaires devaient « accélérer la livraison à l’Ukraine de systèmes supplémentaires modernes de défense antimissile et aérienne, ainsi que d’avions de combat ». Par la suite, le 8 septembre, le conseiller du président Zelenskyy, Mikhaïlo Podolyak, a déclaré que l’Ukraine ne s’attendait pas à ce que l’OTAN active l’article 5, mais estimé que la Roumanie pourrait se déclarer prête à abattre des missiles ou des drones dans un périmètre déterminé pour protéger ses frontières : « Nous avons besoin d’actions simples, pas de "silence des agneaux". »
Enfin, en imputant la responsabilité de tels incidents à la Russie, l’Ukraine pourrait également tenter d’exercer une pression supplémentaire sur le Kremlin, l’invitant de fait à plus de prudence dans ses actions.
Nota bene : Les déclarations d'Adrian Cioroianu, Cristian Diaconescu, Sorin Learschi et Florin Negruțiu sont extraites de l’émission télévisée « Jurnal de seară », avec Cosmin Prelipceanu (Digi24), le 6 septembre 2023. Certaines des déclarations de Virgil Bălăceanu sont également extraites d’une émission de la chaîne Digi24.
Vignette : Source page Facebook Oleg Nikolenko.
* Dan-Madalin Pavel, ancien officier au ministère roumain de la Défense, est actuellement étudiant en M2 Relations internationales à l’INALCO, spécialisé dans l’étude des pays centre et est-européens et du monde post-soviétique.