Les images féminines sur-sexualisées qui circulent dans l’espace numérique roumain, que l’on peut regrouper sous le terme de piţipoance, ne sont pas faciles à appréhender. Le terme, qui désigne dans la vie courante des jeunes filles aux mœurs frivoles, s’est imposé sur internet. Ces « photographies connectées », qui sont l’objet d’usages contradictoires et en constante évolution, à la fois arbitraires et approximatifs, ont fini par former une imagerie prolifique et diffamatoire.
Premières images
Les images de la piţipoanca ont émergé d’abord sur les réseaux sociaux numériques. Avec l’arrivée progressive des connexions internet et des interfaces dans les foyers roumains à partir des années 2000, des photos inédites sont apparues sur les messageries directes (Yahoo Messenger) et les réseaux sociaux (le réseau Hi5 puis Facebook). Les usages sont d’emblée très diversifiés mais quelques caractéristiques se dessinent rapidement. Les connexions sont d’abord collectives et la drague est l’usage prépondérant des messageries instantanées, illustrant ainsi le slogan de Hi5 : « The social network for meeting new people ». Ces plateformes sont le lieu de publication de clichés de jeunes filles et de femmes pris dans l’espace domestique, la chambre, la maisonnée ou la cour. Ces photographies, jamais indexées ou légendées comme celles de piţipoance, se multiplient et se diversifient avec l’acquisition des smartphones et tablettes.
Très rapidement, ces images sont repostées –et parfois moquées– dans d’autres environnements du web 2.0. Elles sont soit directement recyclées, soit pillées et présentées « dans le style » de ces premières images. Elles circulent alors sur les plateformes numériques amateurs, au sein des industries médiatiques, avant de revenir sur les réseaux sociaux numériques.
L’émergence des piţipoance dans les collections en ligne
Ces premières photographies feront en effet l’objet d’un second emploi au sein de blogs, vidéos Youtube et pages Facebook consacrés aux images de piţipoance. Si les premiers blogs, apparus dès 2005, reposaient sur un « humour fin », les interfaces actuelles sont de véritables lieux de « bashing » de la part des internautes[1]. La plus grande partie de ces plateformes sont mises en place avec blogspot, un outil gratuit de publication de blog.
Au-delà des catégories et des tags communs –Sexy, Bonnes Piţipoance, Mineures, Piţi Topless–, les corpus d’images révèlent une diversité visuelle qui tient aux motivations variées des usagers qui participent à la constitution de ces collections. En effet, ils publient à la fois des images récupérées des réseaux sociaux et des messageries directes, mais aussi des images glanées sur les tabloïds ou la pornosphère. Cette disparité des sources se traduit par plusieurs usages des titres, légendes et commentaires, qui rattachent ces images à un arrière-plan culturel commun. C’est d’ailleurs bien souvent cet arrière-plan de la photographie qui prévaut sur la figure principale. Les filles posant devant un poêle en céramique forment ainsi la catégorie des Teracotiste (Céramiques). Les discussions autour de la fausse porte en bois et du tapis accroché au mur –attestant l’origine rurale du cliché– sont aussi animées que les échanges portant sur les seins en silicone et les retouches numériques de certaines photographies.
L’inadéquation entre la culture populaire mise en scène et une pratique numérique supposée distinguée conduit à des désaccords sur la pertinence du choix des photographies : « Elle est très mignonne et n’a rien d’une piţipoanca », « Tu as transformé ce site en un site porno, c’est banal », peut-on lire en commentaire sur certains blogs. De nombreux échanges sont donc consacrés aux critères de la piţipoanca, sans jamais parvenir à un accord. Certaines catégories, comme les cocalari (pour les garçons) et les printzese(pour les filles) font l’objet de moins de discussions. Ces expressions de la blogosphère roumaine désignent des jeunes hommes et jeunes filles roms exposant leur opulence et leur sexualité de manière grotesque. Le racisme anti-rom des commentaires de ces images est sans équivoque.
Ultime paradoxe, les interactions autour de ces photographies donnent lieu à des commentaires diffamants comme à des sollicitations pour obtenir le compte Messenger, Hi5 ou Facebook de la personne, quand il n’est pas indiqué dans le titre même de la publication. Cette volonté d’ancrer ces photographies dans une réalité culturelle s’accommode aussi de publications retouchées par les soins des éditeurs de ces blogs. Une pratique qui a conduit à la disparition de nombreuses photos et à la fermeture de certains sites comme Facebou.ro (« Profils imbéciles », en roumain), après que des plaintes ont été déposées par les détenteurs des droits ou que des scandales ont éclaté sur la toile suite à la republication de ces photographies par des tabloïds[2].
Réappropriations par les médias d’information
Dans ce contexte, un collectif d’écrivains et de journalistes a publié en 2009 un Atlas des comportements urbains (Atlas de Mitocănie urbană) qui classe les « espèces » observées selon leur niveau de transgression. En juin 2013, Radio Guerrilla, éditrice du premier album, a proposé une mise à jour de cet atlas, répertoriant les nouveaux personnages qui sévissent sur les réseaux sociaux comme la Piţipoanca de profil. Adrian Popescu, ancien directeur marketing de la radio, mentionne par ailleurs d’autres espèces apparues sur Internet au cours des dernières années et invite les auditeurs à lui faire parvenir les nouvelles catégories issues de leurs observations[3]. Ce glissement d’une référence au réel vers une référence à des images en ligne s’est fait en plusieurs temps.
À mesure que la culture des blogs s’est développée, les industries médiatiques ont d’abord réagi en diffusant à ce sujet un ensemble de discours diffamatoires, mêlant arguments sexistes, racistes et culturels[4]. À ces critiques initiales des cultures numériques populaires émergentes a ensuite succédé un remploi des photographies, publiées dans les rubriques people et dans la presse à scandale. Dans un second temps, on a pu assister à un « pillage de style » particulièrement visible dans les vidéoclips et les émissions de divertissement. Les images circulant sur le web ne sont alors pas réutilisées, et les discours produits sur les blogs subissent de légères modifications. La piţipoanca n’y est plus une «créature» rurale mais urbaine, associée à un imaginaire de la vie nocturne et de la vie en ligne. Dans la majorité des cas, ces parodies sont accompagnées d’un avertissement : « Ceci est un pamphlet, merci de le traiter comme tel. Les personnages et les situations sont la plupart du temps fictifs. » La défense de ces représentations par l’argument de la fiction participe du progressif détachement de ces images de leur référent réel.
Réappropriations amateurs sur les réseaux sociaux
Les images de piţipoance connaîtront une autre forme de détournement sur Instagram, l’un des derniers réseaux sociaux adopté massivement en Roumanie. Cet usage relève d’abord de l’autodérision, à en juger par le fait que ce sont les usagers eux-mêmes qui y taguent leur publication de #piţipoanca. Cette nouveauté s’accompagne d’un déplacement de l’ironie qui ne porte plus sur un imaginaire de la domesticité opposé à une présupposée haute culture numérique. Les principaux ressorts de ces publications sont la mascarade des sexes (les filles deviennent des cocalara, les garçons des pitziponc) et la moquerie des stéréotypes genrés des piţipoance par la reprise ironique des poses commentées sur les blogs.
Ce détournement du « style » des images de piţipoance fonctionne sur le même principe que les photographies accompagnées du hashtag #Dirtymirrorselfie sur Instagram ou sur Twitter. Cet usage du hashtag anticipe les commentaires critiques portant sur la propreté du miroir devant lequel est prise la photo et crée un « style » photographique à part entière. L’usage de ce #pitzistyleretourne donc le stigmate de l’image de la piţipoanca et devient un élément à part entière de la culture numérique roumaine. Preuve s’il en est du caractère acceptable de ce détournement, aucune photo d’Instagram n’est présente sur les plateformes qui collectionnent les photographies de piţipoance. La réappropriation de ces images conserve toutefois une once du stigmate initial, la sexualité grotesque notamment, contribuant à la pérennité des diffamations visuelles et discursives élaborées sur les blogs.
Ainsi, la circulation et le détournement de ces images de piţipoance obéissent à des logiques médiatiques et sociales. Derrière les commentaires ou légendes évoquant le kitsch et le grotesque des piţipoance, se dissimule assez mal un rejet des figures qui peuvent entraver le développement d’une culture numérique urbaine, masculine et « cultivée ». S’il est évident que les acteurs des industries médiatiques se sont saisis de ces images pour critiquer les modes d’interaction du Web social, leurs discours ont aussi légitimé ces pratiques diffamatoires. L’effet de ces circulations est également double : elles ont, d’une part, permis de consolider un véritable système de référence autour d’une figure singulière. Ces usages successifs ont, d’autre part, contribué à créer une « imagerie » qui s’est progressivement détachée du référent réel auquel elle renvoyait initialement[5].
Notes :
[1] Adrian Schiop, «Cum au îngropat elitele României manelele. O poveste cu cocalari» («Comment l’élite roumaine a enterré le manele. Une histoire avec des cocalari»), Critic Atac, n°2, 2011.
[2] «Clujeancă de 21 de ani, batjocorită într-un tabloid cu o fotografie în care nu poartă slip. Cât de reală e POZA», («Une fille de Cluj de 21 ans, outragée par la publication par un tabloïd d’une photo où elle ne porte pas de slip»), Ştiri de Cluj, 20 août 2013.
[3] Entretien avec Sonia Ardelean, «S-au adunat prea multe. Specii noi in Atlasul de Mitocanie Urbana, versiunea 2.0» (« Il y en a trop. Les nouvelles espèces de l’Atlas de vulgarité urbaine »), IQuads.ro, 19 juin 2013.
[4] Lelia Muntean, «Piţipoancele. O istorie nefardată» («Les piţipoance, une histoire sans fard»), Gândul, 8 septembre 2008, (Article cité par Adrian Schiop, Op. Cit.
[5] André Gunthert, Séminaire «Les usages ordinaires des images», EHESS, séance du 8 janvier 2015.
Vignette : Montage réalisé par l’auteur.
* Jonathan LARCHER est doctorant en anthropologie sociale à l’EHESS. Ses recherches portent notamment sur la construction de régimes visuels de l’altérité dans les médias roumains.
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