Roumanie : une citoyenneté utile?

Depuis son entrée dans l’Union européenne (UE) en 2007, la Roumanie a simplifié la procédure d’acquisition de sa citoyenneté pour les ressortissants de pays voisins qui ne font pas partie du club. Les raisons qui amènent des citoyens de Moldavie, de Serbie ou d’Ukraine à opter pour la citoyenneté roumaine sont plus diversifiées qu’on ne le pense.


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Au début de l’été 2014, la chanteuse moldave Irina Tarasiuc a acquis la citoyenneté roumaine. Pour les citoyens de République de Moldavie, obtenir ce sésame passe par une procédure assez simple qui, conformément à l’article 11 de la loi roumaine de 1991 sur la citoyenneté et à la modification de 2009, consiste à prouver que l’un de ses ancêtres, jusqu’au troisième degré, a été citoyen roumain. Comme la Bessarabie, région qui constitue avec la Transnistrie le territoire actuel de la République de Moldavie, a fait partie de la Roumanie dans l’entre-deux-guerres, tout comme la Bucovine du Nord aujourd’hui en Ukraine, nombreux sont les habitants de ces deux régions pouvant «récupérer» leur citoyenneté perdue. Pour les autorités roumaines, ce processus consiste à «réparer» ce qui est vécu comme une tragédie historique découlant directement du Pacte germano-soviétique et d’un démembrement de la Roumanie après la Seconde Guerre mondiale. Mais le cas d’Irina Tarasiuc a démontré que l’ensemble des citoyens concernés ne partagent pas cette vision romantique de la nation roumaine. La chanteuse a en effet déclaré sur les réseaux sociaux qu’elle avait «regagné» sa citoyenneté roumaine pour pouvoir voyager librement et qu’elle n’avait en soi aucun attachement à la Roumanie, étant «Moldave, et c’est tout». Ses propos ont été jugés scandaleux en Roumanie, la presse roumaine s’est emballée et les autorités ont même décidé d’enquêter le cas de cette jeune Moldave[1].

Ce scandale a éclaté dans le contexte particulier d’une réflexion sur un nouvel assouplissement des règles d’obtention de la citoyenneté, à destination de l’ensemble des citoyens d’origine roumaine vivant en dehors de la Roumanie. Cette réflexion a été lancée à la suite de la proposition de modification initiée par un groupe de parlementaires roumains en avril 2014[2]. La Roumanie a pourtant déjà été l’objet des remontrances des instances européennes pour une politique jugée trop souple faisant craindre une arrivée massive de citoyens moldaves sur le marché du travail européen[3]. Irina Tarasiuc n’est évidemment pas la seule à vouloir profiter de la nationalité roumaine. Pour tout citoyen d’Ukraine, de Moldavie ou de Serbie, l’accès à l’UE reste en effet difficile et limité. Même si les citoyens de Moldavie ou de Serbie n’ont plus besoin de visa pour voyager dans l’UE, cela ne veut pas dire qu’ils peuvent y travailler et s’y établir facilement[4]. Par contre, être citoyen roumain, et donc de l’UE, leur rend la vie beaucoup plus simple. La question, alors, est de savoir si l’attachement à la nation roumaine est «sincère», ou bien s’il est purement instrumental, s’il est une façon de s’approcher du «mirage» européen ou s’il met en avant ce que certains appellent l’«efficacité stratégique de l’ethnicité»[5].

Un «mirage» européen

Discuter avec certains de ceux qui peuvent prétendre à la nationalité roumaine en Moldavie, en Ukraine et en Serbie fait rapidement apparaître la vision que ces interlocuteurs ont de l’UE[6]. De manière générale, on constate très rapidement que l’UE, appelée généralement simplement «Europe», est perçue comme l’unique solution aux maux actuels de ces trois pays. L’Europe jouit en effet d’une image extrêmement positive, même si elle est parfois accusée de dénaturer les traditions locales et d’être trop laxiste avec ses délinquants ou ses jeunes. Mais cette Europe est aussi celle racontée par ceux qui y sont partis, comme le frère de cette enseignante roumaine de Serbie parti travailler dans un pays de l’Union: «Il s’est habitué là-bas, il a vu que les conditions de vie étaient meilleures, que les salaires étaient meilleurs et qu’ils peuvent se permettre bien plus, voyager, faire des excursions, bien plus que ce qu’on peut se permettre ici avec nos salaires à nous.» Les images positives sont récurrentes et identiques dans les trois pays, comme celles de «rues plus propres», racontées par un Roumain âgé de Moldavie qui, à Riga, a vu des punks sous influence jeter leurs mégots dans les poubelles à cinq heures du matin, par un Roumain d’Ukraine qui s’est retenu de jeter son papier par terre dans une rue espagnole parce qu’elle était propre ou par une Roumaine d’Ukraine qui a failli faire une remarque à une Allemande de passage dans sa ville: «Elle fumait une cigarette et elle a jeté son mégot. Comme ça, dans la rue. Et je me suis dit que je devrais lui faire une remarque, ‘Qu’est-ce que c’est ?[7] Vous feriez la même chose dans votre pays?’»

L’Europe représente parfois un «rêve», ou un «mirage»[8], chargé d’émotions, comme pour cette jeune Moldave qui a pleuré la première fois qu’elle a vu la Tour Eiffel. On comprend bien, dès lors, que certains aient l’impression d’être enfermés derrière une frontière qui prend la forme d’un nouveau rideau de fer, d’un «obstacle» qui empêche le passage. D’autant plus qu’avant son entrée dans l’UE, la Roumanie leur était plus accessible. Qui plus est, les changements en Roumanie sont impressionnants, ne serait-ce que visuellement, pour le Moldave qui traverse la frontière et voit l’équipement ultra-moderne des douaniers roumains et le nouveau poste de contrôle, ou pour le Serbe qui se souvient qu’avant 1989, la situation était inversée. En effet, avec son passeport, le citoyen yougoslave pouvait aller partout et avait bien plus de moyens. Et i se demande parfois, comme cette femme âgée, Roumaine de Serbie, «ce que ces gens [les Roumains de Roumanie] pouvaient bien manger à l’époque de Ceaușescu».

Passer l’obstacle

Face à cet obstacle, obtenir la citoyenneté roumaine semble à beaucoup la clef pour un avenir meilleur, forcément à l’étranger, partant de cette vision extrêmement positive de l’Europe. Mais tous ne veulent pas émigrer[9], certains veulent juste avoir la possibilité de voyager plus facilement, d’aller faire du shopping ou de bénéficier des services d’une compagnie d’aviation low-cost, comme ce Roumain de Serbie qui aimerait aller manger une glace à Timișoara, en Roumanie, sans que les douaniers ne le regardent bizarrement. Mais, alors que les Moldaves ont le droit d’avoir une double citoyenneté, les Ukrainiens, eux, sont supposés renoncer à leur citoyenneté ukrainienne s’ils obtiennent celle de la Roumanie. Toutefois, nombreux sont ceux qui ont acquis la citoyenneté roumaine sans renoncer à la première, profitant du fait que «cela n’est pas permis, mais cela n’est pas interdit», pour le moment du moins puisqu’ils ne sont pas obligés de la déclarer. Comme dans le cas moldave, les motifs poussant les Roumains d’Ukraine à regagner la citoyenneté sont plutôt instrumentaux, comme l’explique cet homme dont les enfants sont partis vivre en Roumanie, voire plus loin: «Théoriquement, la citoyenneté roumaine te donne le droit d’élire et d’être élu. Mais je n’ai jamais vu un Roumain de Bucovine poser sa candidature pour être Président de la Roumanie ou pour être sénateur.»

En Serbie, la situation est différente, puisque la Voïvodine, région où vit la majeure partie des Roumains de Serbie, n’a jamais fait partie de l’État roumain. En attendant un assouplissement de la loi roumaine sur la citoyenneté, les habitants de Voïvodine peuvent avoir recours à la citoyenneté hongroise, puisqu’il s’agit d’une ancienne région hongroise de l’Empire des Habsbourg, ou à celle d’autres pays: «Je pourrais obtenir quinze fois la citoyenneté bulgare», explique ce Roumain de Serbie d’une cinquantaine d’années, «et je l’obtiendrai sûrement un jour, mais il faut que j’aille deux fois à Sofia, et c’est fatiguant.»

«Je suis resté le même que je suis né»

Mais pour certains, être Roumain de Serbie et réclamer la citoyenneté d’un autre pays que la Roumanie est quelque chose d’«étrange», comme pour ce père de famille qui explique: «Je ne prendrais pas la citoyenneté hongroise, jamais. Pour moi, c’est comme se vendre. Pourquoi la prendrais-je, si ma famille n’est pas hongroise? Si mon pays, si l’État roumain ne me donnent pas la citoyenneté, et bien j’ai au moins la citoyenneté serbe.»
Il apparaît ainsi qu’obtenir la citoyenneté roumaine exclusivement pour bénéficier des avantages offerts par la citoyenneté d’un pays membre de l’UE ne permet d’expliquer qu’une partie des déterminants de l’attachement de ces citoyens à la nation roumaine. Car, si nombreux sont ceux qui profitent de l’efficacité stratégique de l’ethnicité roumaine, nombreux sont aussi ceux qui se sentent victimes de quelque chose qu’ils n’ont jamais demandé, comme ce retraité: «J’ai tous les documents. Je suis né en 1938, dans ce village, dans ce district, avec mention de l’année, de l’heure, du jour. Et c’est écrit en roumain. Quand l’URSS est venue, ils nous ont libérés, ils nous ont occupés et ils ont changé notre citoyenneté. Ils l’ont prise, brutalement, automatiquement, et ils ont écrit: ‘citoyen d’Union soviétique’. À l’indépendance, l’Ukraine m’a fait citoyen ukrainien. Mais, est-ce qu’ils m’ont demandé mon avis? Non. Je suis resté le même que je suis né.» Et cet homme ne demandera d’ailleurs pas à «regagner» cette citoyenneté roumaine qu’on lui a retirée, attendant qu’on la lui rende automatiquement.
De même, de nombreuses personnes interrogées se sentent Roumaines même si elles n’ont pas la citoyenneté roumaine. Elles sont issues de familles roumaines dans lesquelles tout le monde parle roumain et où toutes les traditions sont roumaines, comme cette enseignante d’Ukraine: «Comment est-ce qu’un passeport roumain pourrait m’aider? Je suis roumaine, mon mari est roumain, mes parents sont roumains… Mes enfants vont à l’école en roumain. Je parle roumain. Pourquoi me faudrait-il un passeport roumain? Je me sens roumaine ici. Et je n’ai pas la citoyenneté.»

Dès lors, certains estiment que la Roumanie est dans leur «âme» et qu’avoir un passeport roumain ou non ne change rien à leur sentiment d’appartenance à la nation roumaine. Même séparés par une frontière. En même temps, ces citoyens de Moldavie, de Serbie ou d’Ukraine sont loyaux à l’État dans lequel ils vivent et sentent que leur identité est particulière, formée par des configurations historiques, économiques, sociales et démographiques différentes de celle des Roumains de Roumanie. Ainsi, même si Irina Tarasiuc n’est pas la seule Moldave à avoir «regagné» la citoyenneté roumaine pour des raisons instrumentales, expliquer cet attachement par ce seul vecteur est réducteur. L’identité roumaine en dehors des frontières de la Roumanie mérite une investigation plus en profondeur. Il faut avoir en tête également que, quand les instances européennes veulent diminuer le nombre de ces nouveaux citoyens roumains, elles ne s’interrogent pas forcément sur ce qui pousse ces citoyens moldaves, serbes ou ukrainiens à demander une autre citoyenneté que la leur. Pas plus que sur les politiques à mener afin d’améliorer les conditions de vie en Moldavie, en Serbie ou en Ukraine.

Notes :
[1 ]Roxana Roseti, «Nu se consideră ROMÂNCĂ. Mesajul revoltător postat de cântăreaţa basarabeancă Irina Tarasiuc FACE RAVAGII pe Facebook.», Evenimentul Zilei, Bucarest, 5 août 2014, consulté le 10 septembre 2014
[2] Mediafax, «Senatul de la Bucureşti a adoptat tacit modificări la acordarea cetăţeniei române», Adevarul, Bucarest, 30 avril 2014, consulté le 10 septembre 2014
[3] Andrew Rettman, «EU dismayed by Romania mass citizenship plan», EU Observer, 17 avril 2009, consulté le 10 septembre 2014
[4] Victoria Stoiciu, «‘Prends ta valise, oublie les visas’ ou pourquoi tous les Moldaves ne dansent pas de joie le 28 avril», Regard sur l’Est, Paris, 15 mai 2014. 
[5] Nathan Glazer et Daniel Moynihan, Ethnicity. Theory and Experience, Harvard University Press, Cambridge (Mass.), 1975.
[6] Cet article se base sur une recherche de terrain effectuée dans ces trois pays, où une série d’entretiens et de focus-groupes ont été réalisés avec des citoyens d’origine roumaine.
[7] En français dans le texte.
[8] Julien Danero et Cristina Stanculescu, «Identités nuancées à la frontière de l’Union européenne. Cahul, Moldavie», Studia politica, 3/2013, pp.457-475.
[9] Pour les citoyens de Moldavie vivant à moins de 50 kilomètres de la frontière -et bientôt pour les Ukrainiens-, un permis de «petit trafic» est disponible. Il permet à ces citoyens de se déplacer en Roumanie, au maximum à 50 kilomètres de la frontière.

Vignette : Julien Danero Iglesias.

* Chercheur postdoctoral à l’Université libre de Bruxelles et membre de l’équipe de Regard sur l’Est.