Roumanie: Une démocratie en crise?

Dans le contexte d’une crise de la cohabitation politique en Roumanie, la tentative des partis du gouvernement de destituer le Président a fourni l’occasion d’une évaluation de la qualité de la démocratie roumaine, sous les yeux de la Commission européenne. L’incohérence législative et les problèmes apparus dans l’organisation du référendum constituent des défis majeurs pour la démocratie et l’État de droit.


 Manifestation anti-gouvernementale, Place de l’Université à Bucarest, 15 janvier 2012. Sur les pancartes, on peut lire «La Roumanie a un avenir» et «Stop à la destruction de Rosia Montana. Stop à la corruption»Dans le système constitutionnel roumain, le Président nomme le Premier ministre qui doit former un gouvernement et recevoir ensuite un vote de confiance du Parlement. Cette nomination n’est pas formelle et, jusqu’en 2007, les coalitions gouvernementales ont été formées après des négociations centrées autour du parti du Président, même s’il n’était pas le gagnant des urnes. Traian Bãsescu avait réussi à mobiliser une majorité présidentielle en 2004, mais il a échoué à la maintenir en 2007. L’histoire semble se répéter en 2012 puisque, une fois encore, une alliance entre les sociaux-démocrates et les membres du parti national-libéral (l’Union sociale libérale – USL) essaie d’éviter une cohabitation. Celle-ci semble en effet difficile alors qu’ils décrivent tous Bãsescu comme un Président imprévisible et impulsif.

Pour destituer le Président, le Parlement doit voter sa suspension s’il a commis des « faits graves violant les dispositions de la Constitution » et un référendum doit être organisé dans un délai de 30 jours. En 2007 le soutien populaire au Président était incontestable, ce qui s’est traduit dans les résultats du référendum à l’époque (74,48 % des électeurs ont voté contre la destitution du chef de l’État). Cette fois, le manque de popularité de Traian Bãsescu, visible pendant les manifestations de janvier[1], permet à ses adversaires d’espérer une victoire facile aux urnes[2].

Les conditions de la démocratie

Le peuple peut donc destituer le Président, à l’initiative du Parlement. Toutefois, les arrangements institutionnels tentent de favoriser ou défavoriser quelqu’un, sans pour autant se soucier des valeurs démocratiques comme la participation des citoyens[3], la constitutionalité des décisions[4] ou la stabilité des règles électorales[5]. Sauf à observer finement les stratégies électorales et les besoins du moment, un référendum ne dit rien des modalités d’expression de la souveraineté nationale.

Les cinq formules successives des articles 5 et 10 de la loi du référendum rendent compte de cette situation. En 2000, sept ans avant que la première suspension ne soit envisagée, la loi stipulait que, pour destituer le Président, la majorité absolue des citoyens devait voter contre lui (condition de la majorité absolue)[6]. Avant 2007, la loi a été modifiée afin d’éliminer cette condition d’une majorité de voix. Ainsi, le référendum de 2007 sur la suspension a suivi la même règle que pour toutes les autres formes de référendums : celui-ci est validé si la majorité des citoyens participe, soit 50 % des personnes inscrites sur les listes électorales permanentes plus une voix[7]. En avril 2012, le gouvernement fidèle à Traian Bãsescu a réintroduit la condition de majorité absolue[8]. Puis, une proposition législative a réintroduit la condition d’un seuil de participation en mai 2012[9].

Toutefois, en juillet 2012, une Ordonnance d’urgence du gouvernement Ponta a annulé toutes ces conditions, stipulant que, la décision de destituer le Président est approuvée par la majorité de voix des citoyens qui ont participé au référendum[10]. Par peur d’un échec sous l’effet d’une trop faible participation, l’USL a en effet préféré adopter cette stratégie. Cependant, avant que les démarches pour la suspension n’aient commencé, le Parti démocrate libéral a contesté ce projet de loi auprès de la Cour constitutionnelle. La Cour a alors pris en compte le projet, mais aussi l’Ordonnance d’urgence ultérieure et statué sur la constitutionnalité du premier et l’inconstitutionnalité de la seconde, la condition d’un seuil de participation devant être également applicable à toutes les formes de référendum[11].

L’examen de la démocratie

Le 29 juin 2012, 46,24 % des citoyens roumains se sont rendus aux urnes. Plus de 7,4 millions d’électeurs, soit 87,52 % des participants, ont voté en faveur de la destitution du Président. Les partisans du gouvernement ont alors contesté la validité des listes électorales, arguant de l’impossibilité que ces listes contiennent plus de 18 millions des personnes (le recensement de 2011 montre que la population stable de la Roumanie n’est que de 19 millions). Les élites politiques roumaines ont à cette occasion pris conscience de l’importance de la constitution de ces listes: en effet, confusion est faite entre la population ayant le droit de vote et celle estimée par le recensement, qui ne tient pas compte des personnes établies à l’étranger. L’Institut national de statistiques a dû publier au début du mois d’août un communiqué de presse pour expliquer ces nuances[12].

Le grand nombre de Roumains résidant à l’étranger constitue bien, désormais, une clé électorale. On a pu le constater lors de l’élection présidentielle de 2009. Si le domicile principal de l’individu examiné est toujours en Roumanie, il est inscrit sur les listes électorales mais ne fait pas partie de la population stable du pays recensée dans les statistiques. Toutefois, des représentants importants de l’USL ont plaidé pour « l’effacement » des personnes disposant d’une résidence secondaire à l’étranger. Illégale, cette action constituerait une violation de leurs droits politiques, en limitant leur possibilité de voter sans des démarches administratives préalables supplémentaires.

Après de brèves vérifications, le ministère de l’Intérieur a découvert que 34 654 personnes (0,18 % des personnes inscrites sur les listes) devraient être supprimées des listes électorales. Le nombre des électeurs corrigé ne permet pas la validation du référendum, le taux de participation actualisé restant au-dessous de 47 %. Le 21 août, la Cour constitutionnelle déclare donc l’invalidité du référendum[13]. La différence numérique met au grand jour l’incapacité des institutions publiques à gérer correctement des documents essentiels à l’expression du droit de vote des citoyens.

Par ailleurs, plusieurs procureurs ont lancé des enquêtes sur les conditions de déroulement du référendum et des présidents de bureaux de vote ainsi que des directeurs de campagne ont été mis en accusation pour fraude électorale. La présence « d’âmes mortes » sur les listes électorales a facilité la fraude, comme montré par le procureur général anticorruption[14].

Les boucs émissaires

Le lendemain de la publication de l’arrêt de la Cour portant sur la loi du référendum, plusieurs leaders de l’USL ont prétendu que l’exécutif n’était pas obligé de prendre en compte cette décision. Ces déclarations ont suscité la réaction de la Commission européenne, inquiète d’une rupture avec l’État de droit. Face au Président de la Commission, le Premier ministre roumain s’est dès lors engagé à mettre en pratique les demandes de la Commission. Au même moment, la presse a dénoncé des manipulations de haut niveau. La classe politique roumaine a alors trouvé son bouc émissaire: l’Europe a empêché la destitution du Président parce qu’elle a imposé un seuil de participation au référendum.

Par ailleurs, dans la région habitée par la minorité hongroise, la participation a été de moins de 10 %, désignant un deuxième bouc émissaire dans la personne du Hongrois. Le nationalisme semble bel et bien s’installer dans le discours public des hommes politiques roumains jusqu’ici modérés et euro-enthousiastes. Ils contestent désormais la légitimité de l’Europe qui tente de se prononcer sur la démocratie roumaine. Ils accusent aussi, en vrac, l’Europe, la minorité hongroise et la Hongrie d’agir contre le peuple roumain.

La mauvaise qualité de la démocratie

Dans l’ensemble, les événements de ces mois de juillet et d’août 2012 indiquent une détérioration de la qualité de la démocratie roumaine. Quelques exemples suffisent : aucune institution publique n’est capable de garantir l\'exactitude des listes électorale[15], les procureurs enquêtent sur l’existence de schémas de fraude électorale organisés par les partis au pouvoir, le discours nationaliste se renforce; les juges de la Cour constitutionnelle sont menacés[16]. Par ailleurs, l’organisation d’un référendum n’exprime pas une réflexion sur la démocratie ou l’expression directe de la souveraineté nationale dans une démocratie. Elle est, exclusivement, le résultat d’une action stratégique à un moment déterminé.

Toutefois, les problèmes de la démocratie roumaine ne sont pas nouveaux. Depuis 2009 le gouvernement a utilisé à plusieurs reprises des procédures législatives exceptionnelles[17] pour faire passer des politiques d’austérité. Le refus d’un débat ouvert sur ces décisions a entraîné une mise en cause de la légitimité du Président et du gouvernement. T. Bãsescu est également accusé d’avoir toléré la corruption[18] et d’avoir refusé de respecter le résultat de la motion de censure de 2009, lorsqu’il a nommé Emil Boc au poste de Premier ministre[19]. La tentation de l’accuser d’un abus de démocratie est forte mais la tentative de le destituer a été marquée par des dérapages tout aussi graves et encore plus visibles que ceux qui lui sont reprochés.

Ces événements montrent aussi que les élites politiques roumaines n’envisagent pas la réforme structurelle du système politique et institutionnel du pays. Un débat public sur la révision de la Constitution a été lancé en 2009 par le Président et le sujet est discuté au Parlement depuis 2011. Cependant, le projet n’inclut pas de réformes du régime telles qu’elles puissent prévenir pareilles crises, clarifier la répartition des prérogatives au sein de l’exécutif, les conditions de la suspension du Président ou les conséquences des référendums.

Il convient toutefois de noter que, même si pour la première fois dans l’histoire post-communiste du pays une campagne électorale a été menée contre l’Europe, les valeurs démocratiques ont été promues afin de résoudre la crise, et ce, au nom précisément de l’Europe.

Notes :
[1] Voir Julien Danero Iglesias, « Roumanie: Du débat aux manifestations », Regard sur l’Est, 18 janvier 2012.
[2] L’USL a obtenu une grande majorité des votes en juin aux élections locales.
[3] La valeur de la participation citoyenne pour établir le résultat d’une élection change régulièrement, en l’absence d’une réflexion sur son importance pour la démocratie.
[4] Les partis au gouvernement proposent souvent des modifications à la loi, même s’ils savent qu’elles sont contraires à la Constitution.
[5] Principe recommandé par la Commission européenne pour la démocratie par le droit du Conseil de l’Europe.
[6] Loi n°3/2000, art. 10.
[7] Loi n°129/2007, art. 10 et 5.
[8] Loi n°62/2012, art. 10.
[9] Loi n°131/2012, art. 10 et 5.
[10] Ordonnance d’urgence du gouvernement n°41/2012.
[11] Arrêt 731/10.07.2012 de la Cour constitutionnelle.
[12] Communiqué de presse de l’INS : Différences entre les données sur la population.
[13] Arrêt 6/21.08.2012 de la Cour Constitutionnelle.
[14] Voir l’interview du procureur général anticorruption Daniel Morar, à Bucarest le 9 septembre 2012, relayé par Belga : « Roumanie : les morts ‘ont voté’ au référendum sur la destitution », La Libre Belgique, le 9 septembre 2012.
[15] Conclusion de la Cour constitutionnelle dans l’arrêt 6/21.08.2012. Le constat pourrait soulever des doutes sur la validité de toutes les élections postcommunistes.
[16] Pendant la crise, une juge de la Cour a reçu une menace de mort. Les autres ont été menacés d’être accusés pour abus de leurs fonctions par des personnes qui n’étaient pas d’accord avec eux, y compris par le ministre de la Justice.
[17] L’Ordonnance d’urgence du gouvernement ou l\'engagement de la responsabilité du gouvernement, procédure qui permet au gouvernement de forcer l’adoption d’une loi, sans débat parlementaire (Art. 114 de la Constitution).
[18] Les accusations de corruption émanent à la fois du pouvoir et de l’opposition. Voir « Le Parlement roumain vote la destitution du président », Le Figaro, 6 juillet 2012.
[19] Emil Boc avait été renversé par une motion de censure en 2009, mais il a été nommé à nouveau par le Président dans sa fonction deux mois plus tard.

* Irina LONEAN est doctorante à l’Université Libre de Bruxelles (ULB) et à l’Université de Bucarest, expert de Transparency International Romania.

Vignette : Manifestation anti-gouvernementale, Place de l’Université à Bucarest, 15 janvier 2012. Sur les pancartes, on peut lire « La Roumanie a un avenir » et « Stop à la destruction de Rosia Montana. Stop à la corruption ».
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