Russie : face à la guerre d’Ukraine, un Japon intransigeant

En tant que pays membre du G7, le Japon a appliqué depuis le début de la guerre d’Ukraine les sanctions adoptées contre la Russie. Celles-ci l’ont exposé à de fortes représailles économiques, alors même que les intérêts du pays ne semblaient pas menacés par ce conflit. De fait, Tokyo suit une stratégie qui va au-delà de la solidarité avec le camp occidental : derrière cette guerre se cachent des enjeux qui concernent directement le Japon.


conférence de presse du Premier ministre japonais Fumio Kishida après une conversation téléphonique avec le président ukrainien Volodymyr Zelensky, 30 septembre 2022 Le 26 septembre 2022, un épisode rocambolesque digne de la Guerre froide s’est déroulé à Vladivostok : les services russes de sécurité ont arrêté le consul du Japon Tatsunori Motoki, alors qu’il recevait des « informations confidentielles sur la coopération entre Moscou et un pays asiatique […] en échange d’une rétribution »(1). Selon les sources russes, le diplomate japonais aurait aussi cherché à récolter des informations confidentielles concernant « l'impact des sanctions occidentales sur la situation économique » dans la région. Déclaré persona non grata, il a reçu l'ordre de quitter la Russie dans un délai de 48 heures. Le gouvernement japonais a nié les accusations et condamné « fermement » ces « actes incroyables »(2): le fonctionnaire a « eu les yeux bandés, les deux mains et la tête pressées sur le sol […] puis il a été interrogé de manière autoritaire ». En réaction à ce qu’il considère comme une violation de la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques, le Japon a demandé à un diplomate russe de quitter le Japon.

Une fermeté sans failles à l’égard de la Russie

Cet épisode est le dernier en date d’une série de tensions qui émaillent les échanges entre les deux pays depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine. Les relations sont en effet au plus bas depuis que le Japon s’est joint aux sanctions occidentales. Le 27 février, le Premier ministre Fumio Kishida a déclaré que l’agression russe était « une évidente violation du droit international qui ne peut être tolérée et que nous condamnons sévèrement »(3). De fait, le Japon fait partie des rares pays non occidentaux à avoir participé aux vagues successives de sanctions économiques contre la Russie.

Parmi les mesures les plus coercitives, Tokyo a interdit dès le 25 février, la vente de semi-conducteurs à la Russie. Trois jours plus tard, il gelait les avoirs d'officiels russes (Vladimir Poutine inclus), dont la liste a augmenté au fil des mois. En mai, le Japon déclarait un embargo sur les équipements de haute technologie et appliquait l’exclusion de la Russie du système bancaire Swift. Le 7 octobre, de nouvelles sanctions ont été prononcées à l’égard de centaines d’officiels, entreprises et organisations russes.

Ces sanctions ont déclenché la colère de Moscou qui considère ces mesures illégales. Contrairement aux pays occidentaux considérés de facto comme un ensemble cohérent et adversaire désigné, le Japon a surpris la Russie par sa radicalité à face à son « opération spéciale ». Immédiatement, la Russie a inscrit le Japon dans la liste des « pays hostiles » et a interdit de territoire 63 personnalités japonaises, dont le Premier ministre. Au mois d’octobre, l'ambassadeur russe au Japon, Mikhaïl Galouzine, a accusé le gouvernement japonais de « maintenir une politique destructrice à l'égard de la Russie qui aggrave encore les relations bilatérales »(4).

La riposte russe

La Russie dispose de nombreux moyens de pression sur le Japon, qui a beaucoup à perdre à se brouiller avec Moscou. En 2014, le Japon n’avait d’ailleurs pas participé aux sanctions occidentales suite à l’annexion de la Crimée par le Kremlin. À l’époque, le Premier ministre Shinzo Abe avait au contraire manœuvré pour se rapprocher de Moscou afin de préserver les intérêts économiques et politiques du Japon.

Du point de vue du droit international, le Japon et la Russie restent deux pays en guerre. Si, depuis la déclaration commune de 1965, leurs rapports sont normalisés, la signature d’un traité de paix constitue un véritable serpent de mer. Il en va de même pour le différend territorial autour des îles Kouriles qui biaise de facto leur relation.

Pourtant, à partir de 2016, Shinzo Abe et Vladimir Poutine avaient noué un dialogue fait de « petits pas », surtout dans le domaine économique, afin de progressivement permettre un accord sur les Kouriles et la signature d’un traité de paix. Malgré des hauts et des bas, cet accord semblait encore possible récemment. Cette ambition a volé en éclat avec les premières sanctions japonaises et, dès février, les pourparlers ont été interrompus par Moscou. Dans la foulée, la Marine russe a effectué des manœuvres militaires près des Kouriles. En juin, le Kremlin a annoncé une exonération fiscale pour toute entreprise souhaitant s’installer dans ces îles ; puis, en septembre, il a dénoncé l’accord qui avait instauré depuis 1991 une procédure simplifiée de visite dans ces îles pour les citoyens japonais qui en étaient originaires.

L’économie japonaise, dont la dépendance à l’égard de la Russie a crû au cours des dernières années, subit les répercussions de la stratégie de Tokyo. En 2021, le Japon accusait déjà un déficit commercial de plus de 5 milliards de dollars avec la Russie, notamment du fait de son approvisionnement en gaz depuis la mise en exploitation du gisement gazier Sakhaline-2 (détenu à 22 % par des entreprises japonaises mais nationalisé par Moscou en septembre en représailles des sanctions). Le Japon dépend aussi du pétrole (14 % de ses importations en 2021) et du sarrasin (10 %) russes. Mais c’est surtout la pêche qui sert de moyen de pression à la Russie : depuis 1998, les deux pays sont liés par un accord autorisant l’exploitation des ressources halieutiques des eaux russes par les pêcheurs japonais d’Hokkaidō. Or, en juin 2022, le Kremlin a suspendu l’accord, précipitant l’industrie locale dans une crise violente.

Le Japon ne cède pas et se renforce

Contre toute attente, malgré ces contre-sanctions, le Japon maintient sa fermeté à l’égard du Kremlin et semble s’être résigné à la rupture. Pour comprendre la détermination du gouvernement japonais à propos de la guerre en Ukraine, il faut en réalité regarder l’actualité géopolitique en Asie du Nord-Est.

Le 26 février, le ministre des Affaires étrangères Yoshimasa Hayashi déclarait que cette guerre ne « s’arrêterait pas en Europe »(5). Dès ce moment, le gouvernement craignait qu’un manque de fermeté à l’égard de la Russie de sa part et de celle des capitales occidentales contribue à donner les coudées franches à des pays dont les ambitions menaceraient au final l’intégrité territoriale du Japon.

Tokyo est fortement préoccupé par les dissensions autour de Taïwan. Or, le début de la guerre en Ukraine a coïncidé avec une période de très forte tension entre Taïwan, Washington et Pékin. En cas de conflit, même isolé, à Taïwan, le Japon, allié historique des États-Unis, serait forcément impliqué.

Par ailleurs, l’archipel des Senkaku, îlots inhospitaliers proches de Taïwan, est détenu par le Japon mais revendiqué par la Chine depuis 1945. Les îles et leur zone économique exclusive (ZEE), en plus d’être riches en hydrocarbures, constituent pour Pékin un obstacle à l’accès à l’océan Pacifique. À l’instar de ce qu’elle fait avec les îlots disputés de mer de Chine méridionale, la Chine fait pression sur le Japon pour récupérer ces territoires, quitte à user de menaces à son encontre. La fermeté de Tokyo vis-à-vis de Moscou s’adresse donc indirectement à la Chine pour la dissuader d’agir de la même manière à Taïwan et, surtout, dans les îles Senkaku.

Enfin, depuis le début de 2022, le Japon est menacé par les tirs réguliers de missiles réalisés par la Corée du Nord. Certain de ces missiles ont survolé son territoire ou sont tombés directement dans sa zone économique, mettant le pays en état d’alerte. Or, la Corée du Nord bénéficie de la protection commune de la Russie et de la Chine au Conseil de sécurité de l’ONU. Le Japon ne peut donc se permettre d’afficher la moindre faiblesse dans la région.

La stratégie sous Shinzo Abe consistait à éviter à tout prix une position commune de la Chine et de la Russie dans la zone. L’échec de cette approche a conduit Tokyo à abandonner sa politique d’équilibre entre Moscou, Pékin et Washington pour se tourner complètement vers les États-Unis. Historiquement lié aux démocraties libérales, le Japon continue d'accueillir des bases américaines sur son territoire et participe désormais activement à la stratégie de Washington dans l'Indopacifique. Cette posture explique ses sanctions contre la Russie, ainsi que l’augmentation massive de son budget militaire : en août 2022, un crédit spécial voté par la Diète a en effet porté le budget de la défense à un montant record de 40 milliards de dollars (1 % du PIB). En décembre, le gouvernement a annoncé que 43 000 milliards de yens (306 milliards d’euros) seront consacrés sur cinq ans aux dépenses militaires pour que le budget annuel de la défense passe à 8 900 milliards et celui, élargi, de la sécurité à 11 000 milliards de yens en 2027. Dans le même temps, une révision de la doctrine de défense a été adoptée pour permettre au Japon de se doter de capacités de contre-attaque. Autre mesure forte, le Japon a signé le 11 janvier 2023 avec Londres, un « accord d'accès réciproque »(6) qui permet aux deux armées de se déployer sur le territoire de l’autre.

Accélérateur de la nouvelle division du monde qui semblait se dessiner depuis quelques années, la guerre d’Ukraine a donc eu des incidences importantes également sur la politique du Japon, qui a clairement pris le parti de l’Ouest et assume son opposition à la Russie, malgré les risques. Si la Russie semble pour le moment pâtir moins fortement des sanctions japonaises à son égard que le Japon ne souffre des siennes, Moscou devra néanmoins à moyen et long terme faire face au réarmement massif du Japon et au renforcement de son alliance avec les États-Unis. Or, si le Japon, du fait de sa Constitution pacifiste, n’avait depuis la fin de la Guerre froide jamais constitué une menace pour la Russie, une rupture pourrait faire craindre à cette dernière un potentiel conflit sur deux fronts, hantise stratégique russe depuis le XIXe siècle.

Notes :

(1) « Russia detains Japanese consul on spying charge; Tokyo hints at retaliation », Reuters, 27 septembre 2022.

(2) « Japan demands apology from Russia after diplomat allegedly blindfolded and interrogated », CNN, 27 septembre 2022.

(3) « Kishida condemns Russia's invasion of Ukraine, vows to cooperate on further sanctions », The Japan Times, 24 février 2022.

(4) « Russia's ambassador to Japan blames crumbling relationship on Japan », Fox News, 11 novembre 2023.

(5) « In signal to China, Japan and U.S. say Ukraine impact 'will not stop in Europe' », The Japan Times, 26 février 2022.

(6) « Défense : Londres et Tokyo signent mercredi un ‘accord d'accès réciproque’ », Le Figaro, 11 janvier 2023.

 

Vignette : conférence de presse du Premier ministre japonais Fumio Kishida après une conversation téléphonique avec le président ukrainien Volodymyr Zelensky, 30 septembre 2022 (photo : Bureau du Premier ministre du Japon).

 

* Charles Bourquin est étudiant en Master de Relations internationales à l’INALCO et titulaire d’un Master de recherche en histoire des relations internationales.

Lien vers la version anglaise de l'article.

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