Russie : la Cathédrale principale des Forces armées, un syncrétisme abouti

La Cathédrale principale des Forces armées russes, étonnant objet qui trône au milieu du Parc patriote dans la région de Moscou, procède d’une combinaison inattendue de doctrines : on peut y voir la démonstration d’un syncrétisme singulier, qui mêle religion orthodoxe, patriotisme et militarisme mais fusionne également histoires russe et soviétique.


La Cathédrale principale des Forces armées russesDédiée au 75ème anniversaire de la victoire dans la Grande Guerre patriotique (1941-1945) mais également aux « hauts faits militaires du peuple russe dans toutes les guerres » la Cathédrale principale des Forces armées russes (Cathédrale de la résurrection du Christ) a été érigée à une soixantaine de kilomètres de Moscou, au sein du Parc patriotique de la culture et des loisirs des Forces armées de la Fédération de Russie, communément appelé Parc Patriote. Voulue par le ministre de la Défense Sergueï Choïgou qui en a porté le projet, la Cathédrale a été construite en moins de 600 jours et financée par des dons et des fonds publics attribués par l’État et par l’oblast de Moscou.

La Cathédrale principale des Forces armées russes (intérieur)

Tout y est symbole : la construction de la Cathédrale s’est achevée le 9 mai 2020, elle a été consacrée par le Patriarche Cyrille le 14 juin 2020 dans le cadre des célébrations du 75ème anniversaire de la victoire et a été inaugurée par le Président russe le 22 juin, Jour du souvenir et du chagrin (qui commémore la date de l’attaque nazie contre l’URSS, en 1941).

Le diamètre du tambour principal est de 19,45 m, symbolisant l’année de la fin de la guerre. Celui du dôme principal est de 22,43 m, évoquant l’heure à laquelle l’Allemagne a capitulé le 8 mai (22h43). La hauteur du beffroi est de 75 m, référence aux 75 ans écoulés depuis et jusqu’à l’inauguration de la Cathédrale. Celle du petit dôme est de 14,18 m, renvoyant aux 1 418 jours et nuits qu’a duré la guerre.

Les façades de la Cathédrale sont recouvertes d’un placage de métal qui lui donne un aspect vert-kaki, les arcades sont vitrées et incrustées de médailles de guerre, tandis que les murs sont ornés de fresques évoquant des scènes de bataille de l’histoire militaire et des textes bibliques. Des armes et des chars d’assaut saisis à la Wehrmacht ont été fondus et utilisés pour créer les sols métalliques de l’édifice.

 

Mosaïque Vierge Marie

La mosaïque « Image de la Mère de Dieu-intercesseur de la Russie dans la Grande Guerre patriotique » est troublante : on s’attend à la voir intimer l’ordre « La Mère-Patrie t’appelle » (Rodina-Mat zoviot) tant son regard et son geste du bras évoquent les affiches soviétiques de la Grande Guerre patriotique.

 

Mosaïque Grande Guerre patriotique

« Assaut de Königsberg ; Libération des pays d’Europe de l’Est ; Bataille de Berlin ; Capitulation de l’Allemagne fasciste ; Défaite du Japon militariste ».

Les mosaïques illustrent différents épisodes militaires. Au-dessus des soldats en armes planent des personnages historiques, des saints ou des anges, les époques s’entrechoquant et toutes les batailles étant évoquées. Cette mosaïque figurant la victoire de la Grande Guerre patriotique a fait l’objet d’une polémique liée à la présence initialement prévue de Staline, en tant que Commandant en chef suprême : pour certains, il aurait eu toute sa place puisqu’il a pris les décisions qui ont conduit à la victoire. Le projet a toutefois été condamné par le synode des évêques de l’Église orthodoxe russe et Staline a été retiré.

 

Mosaïque Crimée

À gauche, « 1783 : annexion sans effusion de sang de la Crimée » ; à droite, « 2014 : réunification sans effusion de sang de la Crimée ». V. Poutine et S. Choïgou devaient initialement figurer sur cette mosaïque, au titre de leur rôle dans le « retour » de la Crimée à la Russie. Face à cette autre polémique, le Président aurait jugé prématuré de procéder à un tel hommage, qu’il reviendrait peut-être aux générations futures d’exprimer. Certains disent en revanche distinguer sur la partie droite de la mosaïque une évocation des célèbres « petits hommes verts », membres des forces spéciales sans insigne qui ont contribué à l’annexion de la Crimée et dont la présence était alors niée par le Kremlin.

 

Mosaïque guerres contemporaines

Une des mosaïques évoque les armées soviétique et russe depuis 1945, équipées d’armes modernes. Une longue liste aligne les conflits commémorés, dont les plus récents : « conflit au Haut-Karabagh, guerre en Yougoslavie, conflits armés en Abkhazie, au Tadjikistan et en Transnistrie, première et deuxième guerres de Tchétchénie, imposition de la paix en Géorgie, lutte contre le terrorisme international en Syrie, réunification avec la Crimée. » On trouve aussi mention des interventions soviétiques en Hongrie (1956) et en Tchécoslovaquie (1968) et de l’invasion soviétique de l’Afghanistan. Il reste de la place à la fin de la liste, pour les conflits futurs.

 

Entrée du musée Chemin de la mémoire

Situé à Koubinka, le Parc patriote a été inauguré en 2015 par V. Poutine. Sur plus de 5 000 hectares, il rassemble divers musées (de l’aviation, des véhicules blindés, de l’artillerie), des installations sportives, des lieux d’expositions d’armes et d’équipements militaires (le salon Armya s’y déroule chaque année), etc. Site d’éducation au patriotisme, il peut être vu comme un parc à thème où les familles et les scolaires sont bienvenus. En juin 2020 y a été également inauguré le musée Chemin de la mémoire – 1 418 pas vers la victoire. En forme de fer à cheval, il s’enroule autour de la Cathédrale sur 1,5 km.

 

Un musée interactif

Chacun de ces 1 418 pas incarne l’effort de guerre soviétique. Il s’agit ici de reconstituer, par le biais des dernières technologies, les principaux épisodes de la Grande Guerre patriotique.

 

Musée Chemin de la mémoire - Discours de Staline.

« Pour la défaire totale des envahisseurs allemands ! Mort aux occupants allemands ! » (Extraits du discours de Staline lors du défilé sur la Place rouge du 7 novembre 1941). Le musée comporte également une « galerie de la mémoire » qui présente des dizaines de millions de photographies de vétérans de la guerre.

Portés simultanément, les projets de Cathédrale et de Musée sont intrinsèquement liés et complémentaires. Leur conception a soulevé quelques critiques assez vives, portant essentiellement sur deux points : la combinaison d’images militaires et religieuses d’une part, et celle d’images soviétiques et religieuses d’autre part. Difficile, pour certains membres du clergé ayant connu les années soviétiques en particulier, d’entendre que nombre de soldats soviétiques auraient été religieux (sic) et que, à ce titre, l’utilisation des symboles soviétiques au sein d’une Cathédrale qui entend incarner toutes les époques de la Sainte-Russie (sic) est assumable. Mais pour certains, le syncrétisme incarné par cet ensemble est adapté au message délivré, conforme à la doxa/religion de la nouvelle Russie : les soldats russes, à travers les âges – et notamment durant la Grande Guerre patriotique – n’ont pas hésité à faire sacrifice de leurs vies pour sauver l’humanité.

 

Texte et photos de l'auteure.

* Céline BAYOU est rédactrice en chef de Regard sur l'Est.

 

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