Si la Corne de l’Afrique est une priorité africaine dans la politique étrangère russe depuis l’ère soviétique, l’agression militaire d’ampleur de l’Ukraine en 2022 semble avoir modifié cette ligne stratégique. Toutefois, malgré un engagement désormais plus restreint, il est indéniable que la Russie continue de manifester la volonté de se maintenir dans la région.
Les relations étroites qu’entretiennent les pays de la Corne de l’Afrique avec la Russie plongent leurs racines dans l’ère soviétique. Les orientations idéologiques marxistes-léninistes des dirigeants de la région ont jeté les fondations d’une coopération approfondie, notamment en termes militaires. Le coup d’Etat du Général Siad Barre en Somalie en 1969, en particulier, a permis d’installer l’influence de Moscou dans la région. Très rapidement, l’Union soviétique est devenue un acteur majeur pour la Corne de l’Afrique. Ainsi, entre 1969 et 1991, l’URSS a développé une stratégie reposant principalement sur le transfert d’armes et d’équipements militaires (Ethiopie, Somalie, Soudan).
Puis, au lendemain de la disparition de l’Union soviétique en 1991, et parallèlement à la chute des régimes alliés (Ethiopie, Somalie, Soudan), la Russie est devenue un acteur périphérique, jusqu’en 2008. La menace imposée par la piraterie somalienne ravive alors l’intérêt de Vladimir Poutine pour la région et relance les opérations russes, centrées sur le contre-terrorisme. Jusqu’en 2022, le Kremlin s’efforce de se rapprocher des dirigeants de la région, avec lesquels il signe des accords militaires, dont certains débouchent sur des investissements dans les infrastructures de défense.
L’invasion à grande échelle de l’Ukraine, en février 2022, a freiné ces ambitions russes et induit un ralentissement de l’engagement dans la région. Il est néanmoins indéniable que Moscou souhaite maintenir son influence dans la Corne de l’Afrique(1), ce qui se manifeste notamment par la poursuite de son engagement militaire dans la région. Les motivations de la Russie se déclinent autour de quatre axes : les dynamiques régionales évolutives, la protection des intérêts économiques et stratégiques, la proximité spirituelle et, enfin, l’ambition de s’imposer comme un acteur global.
Combler le vide stratégique et s’adapter aux mutations des dynamiques régionales
Depuis la fin de la Guerre froide, l’Occident a eu tendance à négliger la Corne de l’Afrique dans ses priorités stratégiques, concentrant ses efforts sur le Moyen-Orient et, plus récemment, sur l’Indo-Pacifique. Simultanément, la montée du sentiment anti-occidental et anti-français sur le continent africain a permis de privilégier d’autres acteurs extra-continentaux. La Russie, en particulier, est rapidement venue combler le vide laissé par le désengagement relatif des Etats-Unis et des pays européens dans la région. Développant des partenariats bilatéraux et s’appuyant sur ses campagnes de désinformation, Moscou a œuvré à se présenter comme une alternative aux puissances occidentales. La promesse de conclure des accords « sans ingérence » dans les affaires internes a séduit plusieurs régimes autoritaires du Sahel mais aussi de l’Afrique de l’Est.
Avec le départ ou le désintérêt des anciennes puissances coloniales, la Russie a su en outre capitaliser sur les conflits internes locaux pour renforcer son influence dans la région. Le cas le plus notoire est celui du Soudan. Depuis l’émergence du conflit des généraux en avril 2023(2), le groupe Wagner, société militaire privée étroitement liée au Kremlin, y joue un rôle clé, fournissant des armes et une assistance logistique aux Forces de Soutien Rapide (FSR). En retour, Wagner a obtenu des concessions minières, notamment pour l’exploitation de l’or. Officiellement, la Russie alimente matériellement et financièrement les deux généraux, essentiellement parce qu’elle souhaite relancer l’accord qu’elle a signé en 2017 sous le régime d’Omar El Béchir, autorisant l’installation d’une base navale russe à Port Soudan (pouvant accueillir 300 agents russes et 4 navires).
S’appuyant sur son statut de puissance non-coloniale sur le continent, la Russie parvient également à tirer parti de coopérations militaires dans la région via des canaux informels qui lui permettent, par exemple, de recruter officieusement des soldats locaux (Ethiopie, Somalie et Erythrée) qui viennent soutenir l’effort de guerre russe(3). Depuis avril 2022, plusieurs témoignages font état d’un système de recrutement officieux via les ambassades russes dans les pays concernés.
En s’insérant dans certains conflits locaux, Moscou projette sa puissance sur le continent africain et parvient à obtenir des ressources, humaines prioritairement, et des positions stratégiques dans une région clé pour le commerce maritime, les ressources naturelles et le rayonnement de son influence.
Intérêts stratégiques et économiques : bases, ports et ressources
Le maintien de l’engagement russe dans la Corne de l’Afrique vise également à renforcer son accès aux infrastructures portuaires, afin de consolider son statut de puissance globale et d’obtenir une place dans ce carrefour stratégique de la mer Rouge tant convoité.
Depuis 2017, Moscou discute donc avec Khartoum de l’établissement d’une base navale à Port Soudan, capable d’accueillir jusqu’à quatre navires de guerre, y compris des bâtiments nucléaires. Malgré les retards pris du fait de l'instabilité politique du Soudan et de l’éclatement de la guerre civile en 2023, ce projet reste une priorité stratégique pour la Russie.
Le retour de la Russie dans la Corne de l’Afrique a été facilité par son alliance avec l’Erythrée, lancée en 1993 immédiatement après l’indépendance de cette nation. Le rapprochement diplomatique constaté en 2023 à l’occasion du 30ème anniversaire des relations bilatérales entre l'Erythrée et la Russie(5) (visites croisées du ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov à Asmara en mars et du président érythréen Isaias Afwerki à Moscou) s’est poursuivi en 2024 par la visite de la Marine russe et l’arrimage dans le port de Massawa du destroyer russe Maréchal Chapochnikov, accompagné de bâtiments nucléaires(4). Ces escales confirment l’intérêt prononcé de Moscou pour les ports érythréens tels que Massawa ou Assab, envisagés comme bases logistiques et militaires. L’Erythrée, de son côté, est la seule nation de la Corne qui défend et soutient l’invasion russe d’ampleur en Ukraine.
La reprise de cette coopération militaire entre la Russie et l’Erythrée s’accompagne en outre d’un volet économique qui laisse présager l’approfondissement du partenariat global entre les deux pays. Pour 2024-2025, la Russie a par exemple annoncé vouloir explorer les eaux territoriales érythréennes pour y chercher des ressources énergétiques et halieutiques.
Héritage culturel et spiritualité : la mobilisation du soft power russe
Un élément souvent négligé mais crucial dans la relation entre la Russie et les pays de la Corne tels que l'Erythrée et l’Ethiopie réside dans leurs racines chrétiennes orthodoxes communes. Cet attachement culturel et spirituel facilite les dialogues bilatéraux et permet à la Russie de cultiver une image de partenaire intrinsèquement proche.
Cette affinité, nourrie depuis les rapprochements opérés durant la Guerre froide, démarque la Russie des puissances historiquement perçues comme « étrangères » et le narratif russe n’hésite pas à s’y référer.
Une stratégie pour asseoir son statut de puissance globale
La présence russe dans la Corne de l’Afrique constitue en outre une extension naturelle des ambitions de Moscou au Moyen-Orient, désormais mises à mal par la chute du gouvernement de Bachar Al-Assad en Syrie. En consolidant sa présence dans la région, Moscou cherche à se positionner comme un acteur clé dans les dynamiques géopolitiques entourant la mer Rouge et le golfe d’Aden. Cette posture auto-proclamée de grande puissance est liée à la défense des intérêts vitaux que représentent les routes commerciales de la mer Rouge.
Enfin, avec la prise de fonctions de Donald Trump à la tête des Etats-Unis, la Russie se confronte à une compétition renforcée. Le projet de transition présidentielle proposé par la Heritage Foundation et endossé par D. Trump, malgré peu de mentions du continent africain, vise en effet notamment à freiner l’influence russe dans la Corne de l’Afrique. Afin de protéger ses intérêts et de faire avancer ses pions dans la région, la Russie s’efforce donc d’accélérer les partenariats avec les Etats clés de la région et de continuer à se positionner comme une alternative crédible à l’Occident.
Mais la stratégie russe dans la Corne de l’Afrique pourrait en outre être amenée à évoluer face à l’ascension de la Chine dans la région, incarnée en particulier par l’installation d’une base militaire à Djibouti depuis 2017(6). Les relations entre Pékin et Moscou pourraient évoluer vers une rivalité, notamment dans la sécurisation des ports et l’accès aux ressources, ou vers une coordination de leurs efforts dans le but de créer de nouvelles synergies dans la région. Cette polarité inédite dans la géopolitique africaine s’illustre déjà avec l’accession de l’Ethiopie aux BRICS en août 2023(7).
Notes :
(1) Samuel Ramani, « Engaged Opportunism: Russia’s Role in the Horn of Africa », Russian Foreign Policy Papers, Foreign Policy Research Institute, Washington, 2020.
(2) Catrina Doxsee, « How Does the Conflict in Sudan Affect Russia and the Wagner Group? », CSIS, 20 avril 2023.
(3) Voir notamment Tesfa-Alem Tekle, « Ukraine Crisis: Russia Embassy Overwhelmed by Ethiopian Volunteer Fighters », Nation, 19 avril 2022 ; Dawit Endashaw, « Ethiopians Queue up to Volunteer for Russia’s fight in Ukraine », Reuters, 21 avril 2022.
(4) Ivan Klyszcz, « Despite Everything: How and Why Russia Remains an Actor in the Horn of Africa », Policy Memo n° 916, PONARS Eurasia, 4 novembre 2024.
(5) « Russia’s Marshal Shaposhnikov frigate calls at Eritrea's Massawa », TASS, 29 mars 2024.
(6) Bertille James, « La Chine à Djibouti : une base militaire à caractéristiques chinoises ? », IFRI, 25 juillet 2016.
(7) ዜና፡ ኢትዮጵያ በብሪክስ ጥምረት ጥቅሟን የሚያስከብር ብሔራዊ ስትራቴጂክ እቅድ አዘጋጀች (L’Ethiopie prépare un plan stratégique qui protègera ses intérêts au sein de l’alliance des BRICS), Addis Standard, 25 avril 2024.
Vignette : Le président russe Vladimir Poutine et le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed à Kazan lors du 16ème sommet des BRICS, le 23 octobre 2024 (copyright : BRICS 2024 Photobank).
* Bertille Spindler est étudiante en Master 2 de Relations Internationales à l'INALCO. Spécialisée sur les enjeux géopolitiques de la Corne de l'Afrique, elle nourrit un intérêt particulier pour les enjeux de coopération internationale et de sécurité maritime, consolidé par une expertise linguistique en amharique et swahili.