Cet article engagé du journal russe Novaïa gazeta présente le bilan provisoire d’une expérience menée à grande échelle en Russie : l’introduction de cours de religion(s) et de morale à l’école primaire. On y apprend que l’État fédéral a préféré démissionner face à l’emprise de l’Église orthodoxe sur l’écriture du manuel sur l’orthodoxie.
Toutefois, cette dernière fait face à une réalité qu’elle cherche à tordre : selon elle, trop peu de Russes sont inscrits dans les cours de culture religieuse orthodoxe. Une lutte semble dès lors s’engager entre le Patriarcat, les autres confessions, les parents d’élèves et le Kremlin.
Lutte politique et enseignement de la religion à l’école. Un premier bilan
Alexandre Soldatov
Novaïa gazeta, le 7 avril 2010
Depuis le 1er avril, dix-neuf régions russes ont introduit l’enseignement de la religion dans leurs écoles[1]. L’archidiacre du Patriarcat de Moscou de l’Eglise orthodoxe russe Andreï (Kouraev) est l’auteur de l’un des manuels « expérimentaux », sur les « Fondamentaux de la culture orthodoxe ». Une semaine après, certains font déjà état des premiers échecs de cette expérience, et au Patriarcat de Moscou règne une certaine déception…
Le Patriarche l’emporte sur le Président
Dès le début, un débat lourd et éreintant s’était engagé autour d’un des manuels destiné à la matière principale d’un cours en six modules, manuel intitulé « Les Fondamentaux de la culture orthodoxe ». Outre cette matière, les élèves et leurs parents ont le droit de choisir parmi cinq autres modules : les fondamentaux de l’islam, du bouddhisme et du judaïsme, de toutes les « religions du monde » et la morale laïque[2]. Mais les initiateurs de l’expérience donnent un sens idéologique à l’orthodoxie « religion d’État » de notre pays « mono-confessionnel » (expressions du Patriarche Kirill).
Le président D. Medvedev a donné son feu vert cette expérience lors de sa rencontre en juillet dernier avec les chefs des quatre « confessions traditionnelles » de Russie (terme sans valeur juridique, mais les hautes autorités ne reconnaissent que les représentants de ces quatre religions). Le Président a alors souligné que les cours devront être strictement laïcs, et ne devront pas diviser les enfants (des élèves de quatrième année [CM2] seulement ![3]) selon leur confession. Dans le même temps, le Patriarche Kirill, avec l’aplomb et l’insistance qui lui sont propres, a « contourné » le Président.
Consciencieux, le groupe de réflexion devant fournir les manuels de la nouvelle matière ont passé commande des « Fondamentaux de la culture orthodoxe » (FCO) à Alexeï Mouraviev, vieux-croyant et chercheur à l’Institut d’Histoire de l’Académie des Sciences de Russie. Parallèlement, le Patriarcat a confié l'écriture de ces manuels au célèbre missionnaire Andreï qui lui est très proche. Un corps à corps a ainsi eu lieu ente les commanditaires des deux manuels laïc et prosélyte. Le 29 décembre, dans l’église du Saint-Sauveur, le Patriarche a solennellement fait savoir que l’Église ne soutiendrait que le manuel de Kouraev.
Tous les travaux menés par le groupe de réflexion, le ministère de l’Education, l’éditeur « Les Lumières », dont le manuel déjà envoyé à l’impression, étaient voués à l’échec. Dans la Russie d’aujourd’hui, aucun ministère ne peut s’opposer à la parole du Patriarche. Après cette résistance muette, en dépit de toutes les décisions prises au préalable, l’éditeur « Les Lumières » a dû faire imprimer, fin janvier, le manuel de Kouraev que les enfants tiennent actuellement entre les mains.
Kouraev n’aurait pas permis à ses enfants d’étudier son manuel
Le père Andreï a passé les mois de février et de mars à parcourir les 19 régions où l’expérience était mise en place. Il y a rencontré la plupart des enseignants en charge des FCO. Lors de sa conférence de presse finale, il ne semblait pas enchanté. Il y a tenu le discours typique du prêtre provincial face aux professeurs enseignant les FCO : « J’ai eu l’impression d’être un lépreux. Par politesse, ils ne prenaient RIEN directement de mes mains ». Rappelons que, sur ordre du président D. Medvedev, les prêtres n’ont pas le droit d’enseigner cette nouvelle matière. L’archidiacre accuse les enseignants russes d’être les tenants d’un « totalitarisme » des esprits, il compare leur travail aux « méthodes de sectes totalitaires qui interdisent la liberté d’information ».
« Cette expérience qui ne fait que commencer, déclare Kouraev, est une tentative hystérique de répondre aux trois défis de notre époque. Il s’agit tout d’abord de la globalisation. Comment conserver notre identité culturelle sans devenir une nouvelle Corée du Nord. Vient ensuite la question des travailleurs immigrés et le défi de l’islam. Il faut préserver l’islam russe traditionnel des peuples de la Volga de l’influence des mécènes du Moyen Orient, qui ont des objectifs différents des nôtres. Enfin le problème de la démographie nous pousse à inculquer à nos enfants le goût de la vie, de leur famille ». A propos de « l’identité russe », l’archidiacre ne pouvait pas ne pas se plaindre des odieux boyards qui déforment les paroles du bon tsar. « Malheureusement, reconnaît-il, aujourd’hui, ceux qui imposent l’étude des FCO sont les mêmes qui, auparavant, ont lutté contre l’introduction de cette matière ». Le père Andreï pointe directement du doigt le ministère de l’Éducation, contre qui il mène une lutte acharnée, et qu’il accuse de falsifier la volonté des parents : dans certaines régions et villes de Russie, personne n’a choisi les cours d’orthodoxie à l’école !
Dans l’oblast de Tomsk et le kraï de Krasnodar, « historiquement russes », seuls 19 % des élèves étudieront les FCO, ils seront encore moins nombreux à Novossibirsk. Ils seront 34 % dans l’oblast de Kaliningrad, 39 % dans le kraï du Kamtchatka, 20 % dans l’oblast de Kourgan, 16 % en Oudmourtie, et seulement 55 % dans la Tambov russe. Difficile dans ces conditions de parler d’un triomphe de l’orthodoxie d’Etat. Le seul succès relatif notable concerne l’oblast de Kostroma (75 %), le kraï de Stavropol (environ 60 %) et l’oblast de Tver (62 %). Selon des données officielles, personne (!) ne souhaite étudier les FCO dans l’oblast de Penza, où 62 % préfèrent la morale laïque, alors que les 38 % restant avouent préférer l’histoire des religions du monde. A ce sujet, remarquons que la plus conservatrice des confessions russes, l’Eglise des anciens orthodoxes des Pomores, a soutenu ce dernier cours. Autre résultat « parlant », celui de la Tchétchénie où les « Fondamentaux de l’islam » ont été choisis par 99,64 % des parents, les autres ayant pris les FCO.
Le père Andreï explique ces échecs, du point de vue de l’Église orthodoxe russe, par les intrigues complexes menées par «les tours du Kremlin» qui craignent l’influence grandissante du Patriarche Kirill. L’auteur du manuel a eu lui aussi son lot de déception : « Chez l’éditeur « Les Lumières », se plaint-il, mon manuel sur les FCO a subi des corrections idéologiques extrêmes, sans mon accord, juste avant leur impression. La leçon 3 (sur Dieu) a été réduite de 2,5 fois. De telles coupures s’apparentent à de la censure ». La direction des « Lumières » a écarté du manuel les définitions de la compréhension de « Dieu », arguant que la « propagande du créationnisme » était contraire à la Constitution.
Au final, pour le patriarcat de Moscou, qui a réussi à imposer les FCO dans les écoles laïques, la matière enseignée a été profanée, et il convient de se défier des enseignants éloignés de la foi, qui enseignent les « Fondamentaux de la culture orthodoxe » sans âme, mais seulement « par devoir ». Le père Andreï résume le bilan provisoire de cette expérience mieux que quiconque, lorsqu’il prononce cette phrase lors de sa conférence de presse : « Si j’avais des enfants, je ne leur permettrais pas d’étudier les FCO ».
Fin de la « symphonie »
Le père Andreï fait toutefois une erreur dans sa tentative de polémique. Dans le cadre de cette expérience, le ministère de l’Éducation et des Sciences de la Fédération de Russie ne s’est pas fait le défenseur de la morale laïque, ce qui se serait conforme à la Constitution russe et de la Loi « sur l’Éducation » qui excluent le prosélytisme religieux au sein de l’école. Si la majorité des régions ont préféré l’enseignement de la morale laïque et l’histoire des religions du monde, cela est dû aux instances locales de l’Éducation[4]. Du fait de la structure « verticale » du pouvoir, les fonctionnaires de l’Éducation n’ont pu tenir une telle position contre l’avis de leur gouverneur. En outre, les ministères et les directions de l’Éducation des régions appartiennent aux organes du pouvoir des sujets de la Fédération. Ainsi, les fonctionnaires locaux ont fait délibérément montre de leur insoumission à l’Église orthodoxe russe. Les évêques diocésains, pour éviter tout débat avec le Patriarche, ont fait pression sur ces fonctionnaires afin d’imposer une hégémonie des FCO. Ainsi, Théophane, le métropolitain de Stavropol, a-t-il cumulé des centaines de rencontres avec les gouverneurs et les ministres régionaux, et Vikenti, métropolitain d’Ekaterinbourg, a même conclu un accord « contraignant » avec des ministres régionaux de l’Éducation de certains oblast. Dans tous les cas, les froides statistiques ont révélé le fossé entre la réalité et les discours, dont se vante tant la propagande officielle, sur la « symphonie des pouvoirs » et la « renaissance spirituelle » de la Russie dans le cadre de l’Église orthodoxe russe.
Les musulmans russes ont joué un rôle significatif dans cet échec de l’« orthodoxisation ». Par exemple, il y a deux ans, les pouvoirs locaux de Penza ont tenté d’imposer les FCO en réponse à l’incident survenu à Poganovka, où des antimondialistes orthodoxes s’étaient retirés du monde dans une grotte. La logique de l’État était alors à peu près la suivante : sans contrôle, l’orthodoxie dérive vers de tels phénomènes, mieux vaut enseigner la culture orthodoxe sous contrôle gouvernemental. Pourtant, les organisations musulmanes locales se sont adressées à la Procurature[5] qui a interdit l’enseignement de l’orthodoxie. La même chose s’est produite dans la région du Kourgan, où les musulmans sont loin d’être une « minorité en voie de disparition ». Il n’est pas étonnant que le Kremlin n’ait pas inclus Moscou et Saint Pétersbourg dans le lot des 19 régions expérimentales : ces deux villes comptent pratiquement autant de musulmans pratiquants que d’orthodoxes pratiquants.
Non seulement les catholiques et les protestants sont évincés de cette expérience, mais les musulmans, les bouddhistes, les juifs, et quelques orthodoxes (vieux-croyants et autres fois alternatives) ne promeuvent pas « leur » matière dans le cadre de ce cours à 6 modules. Seule l’Église orthodoxe de Russie mène une lutte ouverte contre la morale laïque et la culture religieuse mondiale. Ainsi, le site officiel de l’éparchie de Barnaoul accuse le manuel de morale laïque de confusion et de contradictions. Le chef de la catéchèse de l’éparchie de Smolensk-Kaliningrad a lui aussi dénigré le manuel «Histoire et culture des religions du monde» sur le site officiel de son église.
Ces premiers échecs n’ont pas découragé les activistes religieux soutenant les FCO. Ainsi, l’éparchie de Voronej soutient-elle que dans deux à trois ans, toutes les écoles du pays dispenseront des cours d’orthodoxie. Et dans le but d’éviter les erreurs de leurs voisins, chaque école a rapidement été liée à un prêtre paroissial tenu d’éclairer systématiquement professeurs et parents. L’éparchie de Tambov a, quant à elle, officiellement déclaré qu’elle n’était pas satisfaite du chiffre peu élevé de personnes désirant apprendre les FCO.
On peut tout à fait analyser de différentes manières les premiers résultats de cette expérience de l’enseignement de la religion dans les écoles laïques. Le père Andreï a raison sur un point: beaucoup de facteurs dépendront des combats menés par les « tours du Kremlin » et de leur utilisation du « facteur religieux ». Faisant abstraction du contexte politique actuel, rappelons ceci: les contraintes en matière religieuse n’ont jamais été bénéfiques ni pour la Russie, ni pour personne. En Russie, la devise « assez de l’orthodoxie d’État » et ses conséquences historiques demeurent gravées dans la mémoire du peuple russe.
L’auteur remercie le professeur de philosophie et de religion Mikhaïl Jérébiatev, de Voronej, pour ses informations sur les régions.
Traduction du russe : Sophie Tournon
Texte original : http://www. novayagazeta.ru/
Notes :
[1] Les républiques: Kalmoukie, Karatchaevo-Tcherkessie, Oudmourtie, Tchouvachie et Tchétchénie. Les kraï : Kamtchatka, Krasnoïarsk et Stavropol. Les oblast : autonome juif, Kaliningrad, Kourgan, Kostroma, Novossibirsk, Penzen, Sverdlovsk, Tambov, Tomsk, Tver et Vologod. Ces cours de religions seront étendus à toute la Fédération de Russie en 2012 si le bilan de l’expérience est probant.
[2] Les manuels sont divisés en quatre parties, les première et dernière étant commune à tous les manuels de religion. I : La Russie, notre patrie. II et III : Fondamentaux de la religion choisie, ou de morale laïque. IV : La tradition spirituelle de la Russie multiethnique.
[3] Ces cours sur les religions auront lieu le 4e trimestre pour les élèves de 4e année, et le 1er trimestre pour les élèves de 5e année, à raison de 17 heures de cours par trimestre.
[4] Avant 2009, les FCO pouvaient être enseignées dans les écoles sur accord des autorités régionales. Certaines ont ainsi enseigné ce cours dès 1991, d’autres à partir de 2006. Ces cours et ces manuels, imposés ou proposés selon les régions, étaient ainsi régionaux, et non fédéraux.
[5] Équivalent du Parquet, en France