Russie : la guerre informationnelle dans le domaine biologique

Sur fond de pandémie de Covid-19 puis désormais de guerre en Ukraine, la Russie tente depuis quelques années d’alimenter sa rhétorique anti-occidentale dans l’ancien espace soviétique. Pour cela, elle utilise notamment l’argument de la fabrication et du test d’armes biologiques au sein d’un vaste réseau de laboratoires construits et financés par les États-Unis.


Soldat de la compagnie Chimique, Biologique, Radiologique et Nucléaire de la 4e division de chars de la Garde Kantemirovskaya .Le 30 août 2021, une pétition adressée au Président ukrainien était mise en ligne, demandant à Volodymyr Zelenski de procéder à la fermeture immédiate des laboratoires américains présents dans le pays : des virus dangereux pour l’humanité y seraient manipulés, dans le but de créer des armes biologiques. D’après les informations qui circulent sur les réseaux sociaux pro-russes, d’autres laboratoires de référence auraient été installés après la fin de l’URSS par les États-Unis sur l’ensemble de l’espace post-soviétique. La polémique, qui enfle depuis le début des années 2000 malgré ses airs de « fake news », a pris de l’ampleur sur fond de pandémie de Covid-19 puis de guerre en Ukraine. Relayée avec insistance par les autorités russes, cette information s’avère difficile à vérifier. Elle n’en fait pas moins des dégâts dans les pays post-soviétiques notamment, nourrissant parfois un sentiment anti-occidental.

Des programmes biologiques soviétiques aux instrumentalisations politiques actuelles

L’Occident a découvert Biopreparat en 1992 : programme scientifique et industriel soviétique destiné à la guerre biologique, son principal site était situé sur l'île de la Renaissance, au Kazakhstan. Créé en 1973, il fut découvert grâce aux révélations de son ancien directeur adjoint, Ken Alibek, transfuge émigré aux États-Unis. L’unité a employé environ 60 000 personnes qui ont travaillé sur divers agents pathogènes : Ebola, variole, typhus, peste noire… grâce à 47 « organisations », allant des centres de « recherches scientifiques duales » aux usines de fabrication disposées sur toute la « ceinture » des anciennes républiques soviétiques, en particulier au sud (républiques d’Asie centrale et du Caucase du Sud) et au sud-ouest de l’URSS (Ukraine, Moldavie).

Au lendemain de la chute de l’URSS, un dilemme s’est posé face au risque de prolifération biologique, via à la fois les laboratoires abandonnés et les scientifiques pouvant disséminer leurs connaissances dans ce domaine. L’Union européenne a surtout investi le secteur des programmes scientifiques de coopération, afin d’éviter la dispersion des cerveaux. Les États-Unis, eux, ont lancé le programme Cooperative Threat Reduction dès 1991 : il est à l’origine du réseau des laboratoires de référence qui dépend de la DTRA (Defense Threat Reduction Agency), agence du département de la Défense des États-Unis et dont les fonds proviennent du Pentagone. Selon certaines sources, il existerait plus de 200 laboratoires de référence, dont une douzaine serait situés en Ukraine. Ce réseau « ceinture » la Russie actuelle et correspond à celui des anciennes installations soviétiques.

Aujourd’hui, Moscou se saisit habilement du sujet pour dénoncer « un encerclement » de la Russie par le Pentagone. Les autorités évoquent la « fabrication d’armes biologiques » par les Américains ; certains blogs, auxquels se réfèrent des médias et des think tanks, mentionnent même « des armes ethniques ». La Russie aborde le sujet dans les instances de l’ONU, appelant au contrôle de ces installations « américaines » auxquelles elle souhaite accéder prioritairement avec ses équipes de scientifiques. La Géorgie est au centre de cette cristallisation, du fait de la présence sur son territoire du laboratoire du Centre Richard Lugar : « La visite d’experts russes au Centre Richard Lugar en Géorgie, dans des conditions mutuellement acceptables, n’a pas encore été possible. La partie géorgienne n’a pas encore répondu à notre demande envoyée en juin 2019 », déclarait en mai 2020 le ministère russe des Affaires étrangères.

Une architecture de contrôle international faible et peu contraignante

La Convention de l’ONU sur les armes biologiques (CABT), ouverte à la signature en avril 1972 et entrée en vigueur le 26 mars 1976, s’avère peu contraignante et facile à contourner, du moins par les puissances qui disposent des savoir-faire scientifiques et des pathogènes. Son article 1 §1 précise que chaque État partie « s’engage à ne jamais, en aucune circonstance, mettre au point, produire, stocker ou acquérir ou conserver de quelque autre manière des agents microbiens ou biologiques (…) qui ne sont pas destinés à des fins prophylactiques, de protection ou à d'autres fins pacifiques ». L’usage du terme « prophylactique », défini comme apte à éviter la contagion, ouvre la possibilité de conserver des souches d’agents biologiques comme base de travail pour le développement de vaccins. Les 15 autres articles de la Convention ne font que se référer à l’article 1. De plus, aucun mécanisme contraignant de contrôle international ne figure dans la convention, faute d’accord commun, notamment des États-Unis. Seul l’article 6 évoque une possibilité de dépôt de plainte auprès du Conseil de sécurité de l’ONU, si dûment justifiée.

En définitive, la Convention est bornée par deux limites principales : d’abord, la conservation d’un agent biologique dangereux est par définition nécessaire pour tout travail de recherche scientifique en vue de traitements vaccinaux et de protection publique. Un laboratoire détient donc ces pathogènes dangereux à des fins scientifiques et il est presque impossible de prédire leur utilisation future, pour le meilleur ou pour le pire. Ce fait est dénoncé sous l’expression de « recherche duale » des laboratoires de référence, puisqu’il est impossible de déterminer l’usage qui en sera fait demain(1). Ensuite, le Conseil de sécurité de l’ONU, organe central, peut facilement bloquer toute plainte déposée dans la mesure ou l’accusé – qu’il soit américain ou russe – y siège de façon permanente. En toute logique, la Russie promeut donc un respect absolu de la Convention sur les armes biologiques, consciente qu’elle conserve la liberté permanente de pouvoir bloquer tout processus à son encontre. A contrario, elle s’oppose à toute proposition – notamment française – de créer un organe contraignant qui dépendrait directement du Secrétaire général des Nations unies et pourrait dès lors contourner le vote du Conseil de sécurité.

Révélations ou allégations

Les affirmations de la Russie nourrissent une guerre informationnelle, alors que les arguments avancés sur les blogs spécialisés sont fournis : par exemple, il serait troublant de constater que la peste porcine africaine, endémique dans le milieu naturel en Afrique subsaharienne, a été identifiée au début des années 2000 pour la première fois sur des sangliers et des porcs en Europe centrale et orientale (Pologne, pays baltes, République tchèque, Russie, Bélarus, Ukraine, Moldavie). D’autres affections sont citées, comme la maladie du charbon ou des coronavirus qui ont provoqué des morts en Ukraine ou Géorgie et auraient pour épicentres des laboratoires de référence. Le Covid-19 n’a pas échappé à la règle : certains blogs font ainsi le lien entre la pandémie mondiale déclarée fin 2019 et des exercices de mise en situation organisés aux États-Unis par les autorités et des compagnies privées américaines pour combattre une pandémie pneumonique hautement contagieuse. On peut citer l’exercice Crimson contagion (janvier-août 2019) réalisé par le département américain de la Santé, simulant un virus respiratoire se propageant dans le monde.

Ces accusations peu vérifiables laissent présager des possibilités de guerre hybride. En la matière et pour paraphraser James Broughton, les limites sont celles de notre imagination, contrairement à ce qui a été pensé lors de la rédaction de la Convention CABT dans les années 1970 : « Le contrôle international (…) n'a pas été considéré comme indispensable étant donné que l'emploi de ces armes n'apporte pas d'avantages militaires immédiats »(2). Pourtant, l’attaque indirecte des bases économiques et démographiques d’un adversaire sans que celui-ci ne puisse en déterminer ni l’origine ni la date serait un avantage considérable, proche de la pensée de Sun Tzu, évoquant l’enjeu consistant à gagner une guerre sans avoir à la mener.

La maîtrise biologique s’avère évidemment globalement un atout : les États-Unis, grâce aux laboratoires de recherche universitaire, ont pu mener des études sur les formes de coronavirus depuis les années 2000. Ceci expliquerait leur capacité de réaction et de conception des vaccins face au Covid-19.

Enfin, ce domaine vient d’intégrer un nouvel acteur mondial non négligeable, à savoir la Chine. En avril 2021, un laboratoire sino-kazakhstanais a obtenu son accréditation au Kazakhstan, spécialisé en maladies contagieuses des animaux (étude et diagnostique) et classé BSL-2 (biosafety level 2, sur 4 niveaux). Ce qui n’empêche pas la Chine de reprendre parfois à son compte la rhétorique d’une menace biologique américaine.

Après quelques semaines de guerre, on a pu voir la Russie agiter une menace biologique liée à la présence sur le territoire ukrainien de laboratoires financés par Washington et qui pourraient procéder à une attaque contre l’armée russe. Attentives, les chancelleries occidentales ont interprété cette mise en garde comme un risque de voir la Russie recourir à cette arme biologique, sous faux drapeau. Cet épisode, en cours, illustre parfaitement la nature de cette guerre informationnelle qui alimente pleinement l’affrontement idéologique Est-Ouest. Une réflexion sur les possibilités hybrides de cette guerre ne peut être occultée dans les contextes guerrier et sanitaire actuels.

 

Notes :

(1) Henri Korn, Patrick Berche, Patrice Binder, Les menaces biologiques - Biosécurité et responsabilité des scientifiques, Presses universitaires de France, Paris, 2008.

(2) Comité international de la Croix-rouge, Convention CIABT - partie « Traités, États parties et Commentaires ».

 

Vignette : Soldat de la compagnie Chimique, Biologique, Radiologique et Nucléaire de la 4e division de chars de la Garde Kantemirovskaya (photo Wikimedia Commons/Vitaly Kuzmin).

 

* Stagiaire de l’Enseignement militaire supérieur scientifique et technique.

Lien vers la version anglaise de l'article.

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