Depuis février 2022 et l’invasion d’ampleur de l’Ukraine par la Russie, les menaces répétées de Vladimir Poutine concernant un possible recours à l’arme atomique ou le risque d’accidents majeurs sur les centrales ukrainiennes ont eu pour conséquence de centrer l’enjeu nucléaire de cette guerre sur son aspect militaire et sécuritaire. L’atome civil conserve pourtant un rôle de premier plan dans la compétition entre la Russie et les alliés de Kyiv.
L’entreprise russe Rosatom, géant mondial du secteur, a multiplié ces dernières années les chantiers à l’étranger (Turquie, Égypte, Bangladesh) sans jamais abandonner ses ambitions est-européennes. Face à cette emprise croissante, la riposte occidentale tente de s’organiser. Toutefois, si la politique d’exportation des réacteurs russes est lentement mise en échec, Moscou conserve la main sur le cycle du combustible.
Des nouveaux réacteurs sous tension
Un premier coup d’œil sur la construction de nouveaux réacteurs sur le Vieux Continent fait rapidement apparaître l’emprise persistante de la Russie sur la filière nucléaire est-européenne. Interrompue en 1991 dans un contexte d'effondrement économique, la construction des tranches 3 et 4 de la centrale de Mochovce, en Slovaquie, a repris à la fin des années 2000. Le modèle de réacteur choisi, le VVER-440 modernisé, est similaire aux deux premières unités. Conservant un monopole sur la conception de cette technologie, Rosatom coordonne localement le chantier. La forte implication sur le site des entreprises slovaques, qui fournissent plus des deux tiers de la main-d’œuvre, est mise en avant par l’exploitant nucléaire Slovenské Elektrárne pour rassurer les partenaires européens. Elle pèse toutefois bien peu dans le rapport de force avec la Russie. De plus, si la troisième tranche fonctionne depuis octobre 2023, la mise en service de la quatrième unité est repoussée : la présence des atomistes russes demeure encore nécessaire.
Mais c’est le cas de la Hongrie qui préoccupe davantage les institutions communautaires. En 2014, Budapest s’est engagé dans l’expansion de sa centrale de Paks et a commandé auprès de Rosatom deux réacteurs VVER de nouvelle génération. Ce chantier repose sur un financement russe de 10 milliards d’euros. Mais, à la différence du voisin slovaque, l’édification des nouvelles tranches n'avait toujours pas débuté lorsque l’armée russe est entrée en Ukraine, le 24 février 2022. Alors qu’elle aurait pu révoquer ce contrat bilatéral, l’autorité de sûreté nucléaire hongroise a décidé d’autoriser le lancement de la construction en août de la même année. Sur la scène européenne, Budapest se défend : en juillet 2024, le ministre des Affaires étrangères hongrois a négocié l’abandon des mesures(1) contre Paks en échange d’une approbation du 14e paquet de sanctions européennes contre la Russie. Le Français Framatome, quant à lui, a confirmé maintenir sa participation au chantier, mais ne parvient pas à dissiper les inquiétudes de Berlin et Kyïv quant à la dépendance persistante de l’atome est-européen envers Moscou. En creux de ces différents chantiers se dévoile une Europe centrale prisonnière des technologies nucléaires russes, en partie héritage de la période soviétique.
Les limites de l’emprise russe
Trois facteurs pondèrent cependant l’influence de Rosatom dans cet espace.
Tout d’abord, la majorité des projets de nouveaux réacteurs y sont actuellement confiés au groupe états-unien Westinghouse. Après avoir mis fin, quelques jours avant l’invasion russe de l’Ukraine, à sa coopération avec Rosatom, la Bulgarie a récemment manifesté son intérêt pour la filière AP-1000 du géant américain. La signature d’un mémorandum prévoit l’ajout, dans les prochaines années, de deux réacteurs sur le site de Kozloduy. Anticipant une chute de sa production d’électricité en conséquence de la guerre, Kyiv a également fait appel à Westinghouse pour achever, après la guerre, les tranches 3 et 4 de la centrale de Khmelnytskyï et y construire deux nouvelles unités. Au long cours, neuf réacteurs américains doivent fleurir en Ukraine. Westinghouse n’est cependant pas hégémonique en Europe centrale et orientale. Ainsi, l’exploitant nucléaire sud-coréen KHNP a récemment remporté l’appel d’offres pour l'extension de la centrale tchèque de Dukovany.
Par ailleurs, la plupart des États de la région travaillant actuellement avec Rosatom tentent de mettre fin à leur collaboration. Malgré l’inclinaison pro-russe du nouveau gouvernement slovaque, la ministre de l’Économie a fait savoir que l’entreprise moscovite serait exclue de l’appel d’offres relatif à la construction d’une troisième centrale. Parmi les options de remplacement, la France bénéficie d’une longueur d’avance. En août 2023, EDF a signé avec son homologue slovaque un accord de coopération prévoyant le déploiement d’un réacteur EPR-1200. Sous la pression de ses alliés communautaires, la Hongrie s’oriente également vers de nouveaux acteurs pour l’expansion de son parc.
Enfin, les « nouveaux entrants » de l’atome civil en Europe centrale écartent la Russie de leur programme nucléaire naissant. Ils attisent, dans le même temps, les concurrences industrielles entre les alliés occidentaux. En septembre 2023, la Pologne a officialisé son partenariat avec Westinghouse pour la construction de sa première centrale, aux dépens d’EDF qui avançait des réacteurs reconnus plus sûrs et moins coûteux. L’ancien Haut-commissaire à l’énergie atomique, Yves Bréchet, explique ce choix par la volonté des Polonais de se placer sous « parapluie américain »(2). Dotée d’une faible population et d’un territoire réduit, l’Estonie développe une voie d’accès originale vers le nucléaire : Tallinn souhaite déployer des Small Modular Reactors (SMR), des réacteurs de faible puissance plus adaptés aux besoins du pays. Bien qu’aucune technologie de SMR ne soit encore viable, les entreprises américaines (en concurrence avec la Russie) sont plus avancées que leurs homologues françaises, et le modèle BWRX-300 de General Electric fait déjà l’objet d’une étude de faisabilité localement.
Le cycle du combustible otage des monopoles russes
Pour évaluer l’influence de la Russie sur l’énergie atomique est-européenne, concentrer l’attention sur la construction de réacteurs est insuffisant. La production d’électricité nucléaire repose sur la transformation de la matière fissile, l’uranium, en matière exploitable. Ce cycle du combustible se décompose en trois étapes essentielles : la purification de l’uranium, son enrichissement puis son assemblage. Cette dernière phase concentre les tensions géopolitiques liées à la production énergétique(3). Chaque filière de réacteur fonctionne avec un combustible adapté, et tout changement de modèle se heurte à la nécessité de tests préalables et à l’obtention d’une licence d’exploitation.
Le 24 mars 2022, un mois après le début de la guerre d’ampleur en Ukraine et la décision de fermer l’espace aérien de l’Union européenne aux avions russes, un appareil de Rosatom a atterri à Brno, en République tchèque, chargé de combustible destiné à alimenter la centrale de Dukovany. Ce contournement de l’interdit, répété plusieurs fois dans les semaines qui suivirent, illustre la dépendance des réacteurs de conception soviéto-russe vis-à-vis de Moscou. Le parc électronucléaire est-européen est en effet majoritairement équipé de réacteurs VVER : 19 sont actuellement en service dans l’Union européenne, 28 en incluant l’Ukraine. Via sa filiale TVEL, Rosatom organise ainsi la distribution du combustible dans cet espace et les réserves des États concernés, estimées à un ou deux ans avant la guerre, s’épuisent progressivement.
Dès lors, le contrôle de l’uranium assemblé apparaît comme un enjeu de sécurité pour le Kremlin. Dans une note de janvier 2022, Vladimir Orlov (directeur du PIR Center et soutien des politiques poutiniennes) alertait sur la volonté d’États est-européens, Pologne en tête, d'accueillir les missiles nucléaires américains(4) : ce contrôle de matière fissile devient alors un moyen de s’assurer que l’atome centre-européen demeure strictement civil.
S’émanciper du combustible russe
Face à la mainmise russe sur le combustible centre-européen, les alliés occidentaux tentent d’organiser un marché parallèle mais renouent avec des logiques concurrentielles.
Le premier effort est venu de Kyiv. Dans la foulée de l’Euromaïdan en 2014, la Commission européenne a financé la diversification du combustible ukrainien. Paradoxalement, c’est Westinghouse qui a bénéficié de cette opération, les subsides européens étant complétés par des investissements américains : en février 2022, six des quinze réacteurs ukrainiens employaient de l’uranium assemblé par l’entreprise américaine. Aujourd’hui, les VVER-1000 européens (que l’on retrouve aussi en République tchèque et en Bulgarie) s’alimentent hors de Russie. La principale difficulté réside dans les VVER-440, modèles plus anciens et plus nombreux qui n’avaient pas trouvé de fournisseurs alternatifs à la veille de la guerre. Westinghouse a réalisé une première percée en septembre dernier : son combustible a obtenu l’autorisation d’être exploité dans la centrale finlandaise de Loviisa, construite par l’URSS. Framatome s’active également, mais se heurte à une contradiction insoluble : son usine de Lingen, en Allemagne, censée produire de manière indépendante les futurs assemblages pour les VVER-440, s’appuie en réalité sur l’expertise de Rosatom. La signature d’une joint-venture entre les deux entreprises, en janvier 2023, a entraîné une vague de protestations outre-Rhin. Surtout, le retard accumulé ne permet pas d'espérer la fourniture du combustible avant 2030.
Cette collaboration franco-russe en temps de guerre révèle un problème plus large. En 2021, Rosatom se targuait d’une deuxième place mondiale dans la production d’uranium, et d’une première pour son enrichissement. En mars 2023, EDF avait confirmé l'importation de 312 tonnes d’uranium enrichi depuis la Russie sur l’année 2022. Dans une situation similaire, l’administration Biden s’est récemment engagée à réduire ses importations d’uranium russe à l’horizon 2030. La dépendance des pays occidentaux face au quasi-monopole russe sur la matière fissile explique la prudence constatée concernant les projets de sanctions à l’encontre de la filière nucléaire russe. La tâche serait immense : le groupe de travail sur les sanctions contre la Russie de l’université de Stanford a identifié plus de 260 filiales de Rosatom dans les pays partenaires.
En outre, les pays européens, depuis près de trois ans, se heurtent à la difficulté de trouver des pays fournisseurs qui permettraient de compenser un éventuel renoncement au combustible russe. Alors que l’objectif de sanctions est d’affaiblir l’effort de guerre russe, les « faibles » revenus générés par TVEL en comparaison aux pertes des marchés gazier et pétrolier en Europe n’incitent pas à une diversification immédiate.
Notes :
(1) Selon le compromis, aucun composant industriel ni service russes nécessaires au chantier Paks-II ne seront soumis à un embargo.
(2) Sébastien Julian, « Nucléaire une faillite française : comment les États-Unis ont remporté le dossier polonais », L’Express [en ligne], 28 mai 2023.
(3) Teva Meyer, Géopolitique du nucléaire. Pouvoir et puissance d’une industrie duale, Éditions Le Cavalier Bleu, 2023, 184 p.
(4) Vladimir Orlov, Alexey Yurk, « Prospect for the Establishment of Nuclear Weapon-Free Zone in Central and Eastern Europe », Pathways to Peace and Security, Vol. 63, n° 2, 2022, pp. 234-244.
Vignette : L’atome au cœur du projet soviétique - Mosaïque de Leonardo Shengelia, 1963, Tbilissi, Géorgie) (© Jean de Bosschère).
* Jean de Bosschère est étudiant en M2 de Relations Internationales à l'INALCO, diplômé de Sciences Po Paris et de l'EHESS. En alternance au sein de l'IRSN, il étudie les coopérations de sûreté nucléaire entre la France et l'Ukraine.