À l’hiver 2023, le Premier ministre népalais révélait la présence d’environ 200 soldats népalais engagés côté russe dans la guerre d’ampleur menée par Moscou en Ukraine. Plus d’un an après, on estime que leur nombre serait de quelques milliers. D’autres soldats sud-asiatiques se trouvent engagés dans ce conflit, toujours majoritairement pour le compte de la Russie. Comment expliquer cette pratique et est-elle appelée à prospérer ?
L’internationalisation de la guerre d’ampleur menée par la Russie en Ukraine n’est aujourd’hui plus à démontrer. L’importance donnée à la mobilisation de soldats nord-coréens pour le compte de la Russie tend néanmoins à réinterroger l’engagement de soldats étrangers dans ce conflit. En effet, depuis la mobilisation partielle et l’extension du recrutement contractuel décrétées par Moscou en septembre 2022, l’effort militaire russe visiblement insuffisant nécessite le recours à des soldats étrangers notamment originaires d’Asie du Sud. On estimerait aujourd’hui leur nombre à quelques milliers. Cependant, malgré un engagement relativement précoce dans la guerre, leur implication sur le front n’a pas véritablement permis de changer la donne sur le terrain.
La réforme de la contractualisation au sein de l’armée russe, un appel d’air pour les jeunes sud-asiatiques ?
L’invasion d’ampleur à laquelle a procédé la Russie en Ukraine il y a trois ans a battu en brèche nombre d’assertions concernant la modernisation de la guerre tant le coût en hommes est important. En effet, selon les estimations du Wall Street Journal rapportées en septembre 2024, cette guerre avait alors déjà fait plus d’un million de blessés et de morts, ce nombre étant réparti de manière plus ou moins équitable entre les deux pays.
Pour faire face à l’hémorragie qui en découle, le ministère russe de la Défense a mis en place deux stratégies. Le Kremlin a d’abord déclaré la mobilisation partielle, en septembre 2022, avant de repousser l’âge limite de la conscription à 30 ans, en juillet 2023. Le gouvernement russe a par ailleurs décidé d’augmenter la part des militaires contractualisés au sein de l’armée. Parmi les kontraktniki, on trouve des prisonniers voulant réduire leur peine, d’anciens mercenaires de la société militaire privée (SMP) Wagner, absorbés au sein de l’armée russe depuis juillet 2023 suite à l’échec de la mutinerie de Prigojine, ou encore des soldats étrangers.
Dès 2015, l’armée russe s’était ouverte aux étrangers russophones. Cependant, depuis le déclenchement de son « opération militaire spéciale », Moscou n’a cessé de réduire ses critères de recrutement d’étrangers. Le critère de la langue a, par exemple, disparu et l'âge limite de recrutement a lui, été rehaussé. En parallèle, la durée minimale de service pour prétendre accéder à la citoyenneté russe serait passée de 5 à 1 an de contrat effectif. Ces mesures, associées à des soldes mensuelles de 2 110€ et à des primes en cas de blessures ou de mort (30 et 50 000€ respectivement), ont eu un fort impact auprès des jeunes d’Asie du Sud(1).
En effet, les jeunes originaires de ces pays sont particulièrement marqués par la précarité, liée notamment au manque d’offres d’emploi. Selon la Banque Mondiale, en 2022, le taux de chômage chez les jeunes (15-24 ans) était estimé à 17,8 % en Inde, 20,5 % au Népal et 25,2 % au Sri Lanka. La difficulté à trouver un emploi est la cause majeure de l’émigration des jeunes sud-asiatiques. Leurs principales destinations sont les pays du Golfe, très demandeurs en main-d’œuvre eu égard à leur volonté de développement.
Cependant, les scandales sur le traitement des diasporas sud-asiatiques à l’aune du Mondial de football au Qatar à l’hiver 2022 ont certainement pu démotiver un certain nombre de candidats au départ. Dès lors, l’offre russe, bien mieux payée pour un risque évalué comme équivalent, a su convaincre de nombreux jeunes à prendre les armes. Et ce d’autant plus que l’armée est une institution privilégiée en Asie du Sud, au sein de laquelle il est aujourd’hui encore possible de s’élever socialement tout en contribuant au rayonnement de son pays. On en veut pour preuve, par exemple, la composition des forces de maintien de la paix onusiennes, au sein desquelles les nationalités népalaise, bangladaise et indienne sont parmi les plus représentées.
Ainsi, cette dynamique d’intégration désormais facilitée au sein de l’armée russe répond à la pénurie de débouchés au niveau national ou international pour les jeunes originaires d’Asie du Sud. Immanquablement, cette situation est instrumentalisée par des intermédiaires sur les réseaux sociaux et les gouvernements sud-asiatiques n’ont pas forcément les moyens de faire face.
Des gouvernements d’Asie du Sud démunis pour empêcher leurs nationaux de devenir de la « chair à canon »
Le recrutement de soldats originaires d’Asie du Sud passe en partie par les réseaux sociaux, notamment TikTok. De fait, nombre de candidats au départ ne sont pas conscients du fait qu’ils vont être recrutés par l’armée. Bien souvent, les recruteurs publient des annonces promettant des emplois en tant que chauffeur ou cuisinier à domicile pour des salaires presque dix fois supérieurs aux salaires nationaux. Une fois arrivés en Russie munis de leur visa de travail, beaucoup de migrants sud-asiatiques sont forcés de combattre auprès des forces russes. En effet, les recruteurs les obligent à rembourser les frais engendrés pour leur voyage jusqu’au front avant de pouvoir prétendre rentrer chez eux(2).
Dans les pays d’origine, les familles protestent et se retournent vers les autorités, qui ont donc tenté, avec des fortunes diverses et selon leurs moyens, de prendre des mesures pour éviter cette hémorragie. Mais tous les pays d’Asie du Sud ne disposent pas de la même capacité de négociation vis-à-vis de la Russie.
Le Népal a été le premier à réagir, en interdisant purement et simplement TikTok dès novembre 2023, dénonçant une atteinte à « l’harmonie sociale ». Il s’agissait de contrer la criminalité en ligne, et notamment les réseaux de recrutement et de trafic d’êtres humains actifs sur cette plateforme. La mesure, impopulaire, a été perçue comme un affront fait à la Chine. Suite aux révélations faites par le Premier ministre en décembre 2023 (mentionnées plus haut), le gouvernement a décidé de suspendre l’émission de visas de travail pour la Russie et l’Ukraine à partir de janvier 2024, afin de mettre un terme au recrutement de soldats népalais sur le front. Mais les réseaux de recrutement semblent rester actifs, comme le laisse penser l’expulsion récente de 34 étudiants népalais travaillant sous visa étudiant pour la compagnie de paris en ligne 1xBet.
Au Sri Lanka, ce sont les anciens militaires de l’armée nationale qui ont été visés par des mesures restrictives. Depuis mai 2024, ces derniers doivent disposer d’un certificat de non-objection délivré par le ministère de la Défense avant de pouvoir candidater à n’importe quel visa russe, y compris touristique. Dans le sens inverse, les autorités locales ont procédé à la suspension de la gratuité des visas touristiques accordés aux ressortissants russes et ukrainiens, certains étant venus au Sri Lanka pour fuir la mobilisation dans leur pays. Le départ de jeunes Sri-lankais pour la Russie répond, là encore, à une dynamique liée à la crise économique et sociale que traverse le pays depuis 2019. L’élection, en septembre 2024, du président Anura Kumara Dissanayake pourrait, par ailleurs, infléchir la posture du pays à l’égard de la Russie, le parcours du nouveau chef de l’Etat, issu du Front de libération du peuple, venant clore le cycle dynastique sri-lankais à l’œuvre depuis les années 1980.
Enfin, la situation de l’Inde est singulière compte tenu de la proximité du gouvernement avec Moscou. À la différence du Népal, les familles des jeunes Indiens envoyés au front suite à des recrutements illégaux ont plus d’espoir de voir leur proche rapatrié, que ce soit vivant ou mort : en juillet 2024 à l’occasion du premier déplacement de Narendra Modi en Russie depuis février 2022, le ministère indien des Affaires étrangères a réussi à négocier le rapatriement d’une centaine d’Indiens engagés sur le front en Ukraine malgré des promesses d’emplois au sein des Forces armées russes sur des postes éloignés des opérations.
La diversité de ces mesures révèle la faiblesse des moyens de pression qui sont à la disposition des gouvernements sud-asiatiques pour pouvoir négocier avec la Russie, et leur diversité. L’Inde tire bien son épingle du jeu, mettant à profit ses liens économiques avec la Russie et bénéficiant ainsi d’une certaine aura auprès des autres pays sud-asiatiques.
La présence de jeunes soldats sud-asiatiques sur le front en Ukraine au côté des forces russes s’explique donc par la conjonction entre le besoin russe de soldats contractualisés et l’ampleur des crises économiques et sociales auxquelles font face les populations d’Asie du Sud. Conscients que leurs nationaux sont souvent trompés et utilisés comme « chair à canon » sur le front, les gouvernements d’Asie du Sud, à l’exception de l’Inde, peinent néanmoins à entraver le départ de leurs ressortissants puis, quand ils n’ont pas pu l’empêcher, à négocier leur rapatriement (ou celui de leur dépouille).
Mais, surtout, eu égard à la place de l’armée au sein de ces sociétés et alors qu’aucun conflit ne vient actuellement troubler ces pays, on peut s’interroger sur le devenir de l’institution qu’est l’armée dans chacun de ces pays et sur celui de leurs soldats. La réforme Agnipath (« chemin de feu ») adoptée en Inde en 2022 et prévoyant de renvoyer à la vie civile chaque année 34 500 jeunes militaires formés pendant trois ans au sein de l’armée indienne, alors que le chômage continue de frapper massivement les jeunes, ne laisse pas d’inquiéter : les pays d’Asie du Sud pourraient devenir, malgré leur volonté, des réservoirs de recrues fort appréciées ailleurs.
Notes :
(1) Margarete Klein, « How Russia Is Recruiting for the Long War », Stiftung Wissenschaft und Politik (German Institute For International and Security Affairs), 24 juin 2024.
(2) De nombreux témoignages ont été diffusés par les médias internationaux. Parmi lesquels ; Hakim Abdelkhalek & Vincent Reynaud, « Guerre en Ukraine : Moscou envoie des hommes sri lankais sur le front », France 24, 13 novembre 2024 ; Mathilde Cariou, « Ukraine : des mercenaires népalais enrôlés par l'armée russe », France culture, 9 mars 2024 ; Sophie Landrin & Jehangir Ali, « Des Indiens recrutés à leur insu dans l’armée russe », Le Monde, 29 février 2024.
Vignette : tank russe abandonné dans la région ukrainienne d’Izioum (septembre 2022 ; copyright : Wikimedia Commons/Ukrinform TV).
* Mathieu Berruer est étudiant en Master 2 de Relations internationales à l’INALCO. Il a développé une expertise sur l’Asie du Sud, à la suite de plusieurs expériences académiques et professionnelles dans la région.