Russie : l’environnement encore à la merci de l’économie

«Pour vivre plus longtemps, respirez moins.»[1]
Lors de l’effondrement de l’Union soviétique en 1991, la Russie a hérité d’une situation environnementale catastrophique. Des études scientifiques menées depuis les années 1990 ont montré qu’environ 100 millions de Russes, vivant dans 200 grandes villes (de plus de 100.000 habitants), respirent un air dont le niveau de pollution excède les normes de qualité nationales. 


Plus de 90 villes présentent une concentration annuelle de dioxyde d’azote supérieure aux normes fixées par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Les régions les plus polluées sont les villes de Moscou, Tcheliabinsk dans l’Oural, Norilsk, siège du premier producteur mondial de nickel en Sibérie septentrionale et la région de Kemerovo en Sibérie méridionale. En outre, les trois quarts des lacs et des fleuves ont une eau impropre à la consommation, car les systèmes de traitement des eaux usées sont défectueux ou inexistants. Mais le danger le plus médiatisé demeure la contamination radioactive causée par les sous-marins soviétiques à propulsion nucléaire, en attente de démantèlement, dans les flottes du Nord et du Pacifique[2]. Selon des ONG scandinaves, la flotte du Nord et les chantiers navals des régions d’Arkhangelsk et de Mourmansk continueraient de produire annuellement quelques 5.000 tonnes de déchets nucléaires lourds.
Selon les experts russes de l’environnement, la dégradation écologique occasionnerait une perte économique annuelle équivalente à 10% du PIB, contre 1% à 2% dans les pays développés.

Des moyens juridiques et financiers insuffisants

Etant donné la gravité de la situation, les autorités auraient dû mettre en place des institutions puissantes et consacrer des budgets importants afin de réduire les différentes formes de pollution. Or, la dépression économique des années 1990 a empêché la mise en œuvre d’une politique adéquate. Les dépenses liées à l’environnement ont représenté moins de 1% du budget fédéral.
En 1993, le Président Boris Eltsine a transformé le Goskomekologiya (Comité pour la protection de l’environnement), créé en 1991, en ministère de la Protection de l’environnement et des ressources naturelles. Malheureusement, ce renforcement institutionnel a été de courte durée puisque ce statut ministériel n’a duré que trois ans. Après la réélection du Président Eltsine en juin 1996, la composante environnementale du ministère a été supprimée et celui-ci réduit de nouveau au rang de Comité pour la protection de l’environnement.
En mai 2000, dès sa prise de fonction, le président Vladimir Poutine a aboli le Goskomekologiyaet a transféré son personnel au ministère des Ressources naturelles. Or, ce ministère a pour principale mission le développement de la production minière et énergétique. Par conséquent, comme à l’époque soviétique, il a tendance à minimiser toutes les contraintes, en particulier environnementales, qui pourraient mettre en cause les objectifs ambitieux de production.

Cette absence de préoccupation environnementale s’exprime aussi à travers la faiblesse des moyens budgétaires. Depuis 1999, en dépit de la forte reprise économique, les dépenses allouées à l’environnement ont continué à diminuer. En 2006, ces dépenses ont représenté 0,15% du budget fédéral russe contre 0,28% aux Etats-Unis et 0,29% en Allemagne, pays dans lesquels la situation écologique est autrement favorable. En novembre 2001, le ministère des Ressources naturelles a mis en place une politique écologique qui ordonnait un assainissement de l’environnement sur l’ensemble du territoire russe, à échéance 2011. Toutefois, ce plan est demeuré largement inopérant. Seuls les mouvements écologistes russes et les organisations non gouvernementales tentent d’attirer l’attention des autorités et de sensibiliser l’opinion publique sur l’urgence écologique en Russie.

En juin 2005, un grand parti vert, Russie verte, a été créé grâce à la consolidation d’une soixantaine de groupes écologistes, ce qui permet une représentation dans 47 régions russes. Le but de Russie verte est de démontrer le lien entre écologie et développement économique. Selon son président Alexis Yablokov, biologiste réputé et vice-président de la Commission mondiale pour la défense de l’environnement, les conditions écologiques défavorables risquent de contrarier fortement la stratégie de développement économique du pays à long terme. La pollution de l’air, de l’eau et des sols a une portée certaine sur la santé des Russes. La chute de l’espérance de vie des hommes à 58 ans et la diminution de la population, prévue à 100-120 millions d’habitants à l’horizon 2050 contre 140 millions en 2008, ne constituent que deux indices parmi les plus visibles de la gravité des problèmes environnementaux en Russie.

Une prise de conscience récente

Cependant, les autorités commencent à prendre conscience des dangers liés à la pollution de l’environnement.
A la fin avril 2006, sous la très forte pression des organisations écologistes, des ONG et de la population, le Président Vladimir Poutine a modifié le tracé initial de l’oléoduc Sibérie orientale-océan Pacifique (ESPO) qui devait passer à seulement 800 mètres au nord du lac Baïkal, la plus grande réserve d’eau douce au monde et patrimoine mondial de l’humanité. Désormais, la nouvelle route transitera à 400 kilomètres au nord du lac et traversera les régions d’Irkoutsk, de Yakoutie-Sakha et de l’Amour.
En mai 2008, l’arrivée au pouvoir du Président Dmitri Medvedev a confirmé le regain d’intérêt des autorités fédérales pour les problèmes écologiques. Le 21 mai 2008, le nouveau Président a édicté un décret instaurant le 5 juin «Jour des écologistes».
Le texte du décret prône un retour aux traditions culturelles et spirituelles russes qui ont toujours été en adéquation avec le respect de la nature. Le ministère russe de l’Education prévoit de mettre en place une «Journée de la connaissance», qui se tiendrait le 1er septembre, à l’occasion de la rentrée académique en Russie, et sensibiliserait les lycéens et les étudiants aux thèmes de l’écologie et de la culture comme vecteurs d’avenir pour le pays. Par ailleurs, il serait à nouveau question de former un organisme qui superviserait la protection de l’environnement mais sa forme juridique, l’étendue de ses prérogatives et surtout son degré d’indépendance par rapport au pouvoir politique ne sont toujours pas définis.

Face à la pression continue des scientifiques, des experts de l’environnement et de l’opinion publique, l’Etat devra créer, tôt ou tard, une telle institution. De fait, les autorités intègrent de plus en plus l’opinion de la société dans leur processus de prise de décision. En août 2008, comme pour le lac Baïkal, Moscou a décidé de changer, une nouvelle fois la route de l’ESPO, en déplaçant le terminal pétrolier de la baie de Perevoznaïa (sud de Vladivostok) vers la baie de Kozmino près de Nakhodka, en Extrême-Orient russe, afin de laisser la place à une réserve naturelle gardée pour les 30 derniers léopards de l’Amour. Cette opération coûtera à Transneft, l’opérateur public de l’oléoduc, trois milliards de dollars supplémentaires. Et 400.000 dollars seront alloués par le gouvernement et le Fonds mondial pour la faune (WWF) à l’établissement de la réserve.
Enfin, la forte pollution de l’air dans les zones urbaines, aggravée par l’explosion du trafic automobile depuis l’éclatement de l’URSS, a poussé le gouvernement à durcir ses exigences relatives aux émissions de gaz polluants par les transports.

En 2007, le pays a décidé d’adopter les normes d’émission européennes les plus contraignantes: la Russie est passée à la norme Euro-3[3] au premier janvier 2008, puis passera à Euro-4 en 2010 et à Euro-5 en 2015. Mais la diminution de la pollution automobile est aussi tributaire de la qualité du carburant, dont le taux de raffinage demeure traditionnellement faible comparé à son homologue européen. L’Etat encourage les compagnies pétrolières à investir dans la modernisation des raffineries pour produire un carburant conforme à la norme Euro-4, dont le coût devrait s’établir à 35-40 milliards d’euros[4]. En août 2008, des procédures de contrôle de la qualité du carburant ont été introduites et des dispositions fiscales, comme en Europe, incitant les consommateurs à acquérir des véhicules propres, devraient être finalisées d’ici à 2010.

A ce jour, la politique russe de l’environnement se caractérise par la faiblesse de ses moyens institutionnels et financiers, eu égard à l’immensité du défi écologique auquel devra faire face le pays dans le futur. Mais l’activisme de la société commence à influer sur les décisions politiques en matière d’environnement. A l’avenir, ce changement de perception des autorités devra être accéléré et amplifié. En ce sens, il est devenu urgent de mettre en place une autorité pour la protection de l’environnement transparente et indépendante du pouvoir politique ainsi que des groupes de pression industriels, et dotée d’un budget équivalent au minimum à 1% du PIB russe, soit 12 milliards de dollars.

[1] Dr. A. I. Potopov, ministre russe de la Santé sous la présidence de Boris Eltsine.
[2] En 1992, la Russie a désarmé 250 sous-marins nucléaires hérités de l’Union soviétique. Depuis lors, plus de 200 de ces submersibles ont été démantelés dont la quasi-totalité de ceux appartenant à la flotte du Nord. Le reste concerne la flotte du Pacifique et sera détruit d’ici 2012.
[3] Les normes Euro fixent les limites européennes maximales de rejets polluants par type de substance et par type de moteur. En 2008, malgré les importants progrès réalisés, 55% des automobiles russes ne respectaient pas encore la norme Euro-2 qui limite, par exemple, les rejets d’oxyde d’azote à 500 milligrammes par kilomètre, pour les véhicules à moteur essence.
[4] Un meilleur raffinage permet de produire un carburant plus propre en réduisant sa quantité de souffre, gaz responsable des maladies respiratoires et de la formation de «brouillards» au-dessus des villes. Le coût de modernisation des raffineries est généralement supporté par les compagnies pétrolières. L’Etat pouvant, par ailleurs, leur fournir des incitations fiscales et/ou des aides directes.

* Philippe CONDE est docteur en Economie internationale, spécialiste de la CEI, ROSES/Faculté de sciences économiques, Université Paris I Panthéon-Sorbonne.

Photo: Marie-Anne Sorba