En ce matin de février 2003 par un petit froid piquant, je suis dans le Triangle Noir et plus exactement à sa pointe orientale, en Pologne, près de la ville de Bogatynia. J’ai entendu parler du Triangle Noir pour la première fois en 1997 lors de mon séjour en République tchèque. Puis j’ai découvert le livre de Josef Koudelka, le célèbre photographe de l’agence Magnum. Entre 1991 et 1994, à la demande du gouvernement, il a réalisé des vues panoramiques de la partie tchèque du Triangle, qui sont des images de dévastation totale.
L’histoire du Triangle reste d’une certaine manière confidentielle, peut-être parce qu'elle constitue un des exemples les plus frappants de la démesure humaine et communiste en particulier, par son ampleur, le sujet dépasse les capacités de traitement habituel de l’information.
Mine «Kohinoor» à Lom (République tchèque), © Alexis Amet
De quoi parler en effet? D’écologie avec ces milliers d’hectares dévastés pour extraire de la lignite, ce mauvais charbon gorgé d’oxyde de soufre et d’oxyde d’azote et ces centrales thermiques situées à proximité des mines qui crachent depuis près de 50 ans leurs poisons? De drames humains avec ces populations expulsées ou déplacées par le jeu des puissants à la fin de la Seconde Guerre mondiale? De la minorité Rom «déplacée» en Tchécoslovaquie pour servir de main d’œuvre dans la région du Triangle? De la ville de Most, entièrement rasée pour nourrir les excavatrices?
Mine KWB Turow, Bogatynia (Pologne), © Alexis Amet
L'assommoir
Ne sachant par où commencer, je commence mon tour par la Basse Silésie en Pologne.
Dans le brouillard, je m'approche au bord de ce qui ressemble à une falaise, je me laisse guider par les détritus d’une décharge sauvage qui jonchent le sol: après une banquette de voiture défoncée, c'est l’abîme dont je distingue à peine le fond. A une distance difficile à estimer, émergent des silhouettes fantomatiques de métal. Comme ce trou, elles ont l’air monstrueuses.
Au mois de février, en Silésie du Sud et comme partout ailleurs en Pologne, il fait assez froid. On se retrouve au «bistrot» de la mine, baraque de bois posée là. L’assommoir local avec ses gueules noires et ses alcools forts pour pas cher. On devine la théorie de cheminées qui s’échappent dans le brouillard de la centrale thermique de Turow. Aux fenêtres des maisons chauffées au charbon, des fleurs en plastique.
Mine «Centrum», Komorany u Mostu (République tchèque), © Alexis Amet.
Autour de nous déambulent les victimes, complices de leurs malheurs. Car 94% de l’électricité polonaise provient du charbon et de la lignite qu’ils arrachent et brûlent. Et ils en payent le prix fort: cancers et maladies respiratoires pour tous, femmes et enfants compris.
Piéger le soufre et l’azote
Les risques pour la santé humaine ou bien les ravages des pluies acides ont-ils décidé les gouvernements à agir? Sans aucun doute, la fin des régimes communistes a permis le changement. Dès 1991 les trois pays concernés, l’Allemagne, la Pologne et la Tchécoslovaquie[1], aidés par l’Union européenne, ont dépensé des fonds importants pour réduire les émissions toxiques qui sont les plus polluantes. La remise en question de la production d’électricité, un rêve d’activiste écologique?
Donc on modernise l’existant. C’est ce que fait Vattenfall, nouveau propriétaire en Allemagne de plusieurs centrales classées dans la liste du WWF des 30 sites les plus pollués d’Europe. Parmi eux : Jänschwalde, Schwarze Pumpe, Boxberg pour la pointe nord du Triangle. Les villes de Bogatynia à l’est pour la Pologne et de Sokolov à l’ouest pour la République tchèque constituent le Triangle Noir.
Centrale CEZ, Tusimice (République tchèque), © Alexis Amet.
Moderniser veut dire construire de nouvelles installations pour piéger le soufre et l’azote, ce qui signifie aussi adopter un discours positif en jurant le cœur sur la main que l’environnement est au centre des préoccupations. Et comme pour le prouver, de la verdure est plantée et des trous sont comblés. S’ils sont trop grands, on y met de l’eau. Ils deviendront de belles bases de loisirs qui rétabliront un peu l’équilibre hydrique de la région. Et puis l'attention sera portée aux chiffres qui sont, il est vrai, encourageants puisque l’oxyde de soufre, l’oxyde d’azote et les particules solides ont diminué respectivement de 90% et de 78%.
Mais il reste les dégâts infligés aux sols, aux nappes phréatiques et aux paysages. Et là, chacun fait aussi en fonction de ses moyens. C’est ce que je constate lors de mon deuxième voyage en 2006. En République tchèque les efforts de reboisement sont nets. Mais la plus grande mine du pays, Doly Bilina, est toujours en activité. En Pologne, Bogatynia est assez poussiéreuse au mois d'avril. L’activité semble ralentie. Au bout de routes défoncées, les machines travaillent toujours au fond du trou de près de 24 km² et de 200 m de profondeur.
BOT Elektrownia Turów / Bogatynia / Pologne, © Alexis Amet.
De l’autre côté de la Neisse, à quelques mètres à peine des dernières maisons et baraquements polonais, c’est l’Allemagne. Au loin, sur une colline des éoliennes semblent donner mauvaise conscience aux tours de refroidissement polonaises. Pour traverser la frontière, il faut passer par Zittau, la ville carrefour. C’est dans cette petite ville que le chancelier Gerhard Schröder avait reçu ses homologues tchèque et polonais, Vladimir Spidla et Leszek Miller à l’occasion de l’entrée de leurs pays dans l’Union européenne, le 1er mai 2004.
Vers une possible résurrection?
Je ne verrai aucune mine en Allemagne. Tout est clôturé avec un large périmètre de sécurité et masqué par de nombreux arbres. Une façon comme une autre de dire que tout va bien et de se prémunir d’actions de Greenpeace, assez actif pour dénoncer l’utilisation du charbon.
En revanche, la centrale de Schwarze Pumpe à Spremberg semble, elle, échappée d’un film de science-fiction pour trôner au milieu de nulle part. Rien à voir avec les centrales aux «tripes» ouvertes tchèques et polonaises. Un vaisseau spatial d’argent me toise, tel une sculpture monumentale qui rejette malgré tout 12 millions de tonnes de CO2, l'équivalent de 2,8 millions de voitures par an.
Les récents accords de Poznan, malgré les égoïsmes nationaux, ont cependant donné un cap à l’Union européenne. Les trois pays du Triangle Noir ont aujourd’hui des objectifs chiffrés. Mais la situation varie considérablement pour chacun. La Pologne est complètement dépendante du charbon pour son électricité. L’Allemagne envisage de construire des nouvelles centrales nucléaires et la République tchèque semble privilégier le statu quo, bien que la compagnie nationale CEZ se diversifie dans le solaire et l’éolien en plus de l’hydro-électrique et du nucléaire existant.
Chemin de croix, Bogatynia (Pologne), © Alexis Amet.
Alors en effet, le Triangle Noir devient de plus en plus vert. On y promeut les sports de plein air, comme le ski de fond, la randonnée et le vélo. Les plans d’eau artificiels sont aussi mis à profit. Avec l’ombre de Koudelka comme guide, je continuerai à arpenter ces routes et collines pour être le témoin d’une possible résurrection de la région, en espérant que s'offrent de vraies opportunités pour sortir du charbon sans pour autant céder aux sirènes du nucléaire.
* Alexis Amet est membre fondateur du collectif de photographes Golemfabrika. www.golemfabrika.net
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