La transposition progressive de la 3e directive de l’UE sur le gaz impose notamment le découplage, par les États membres, des activités de production, de distribution et de transport. Le processus est en cours dans les États baltes et en Pologne. C’est un camouflet pour le monopole russe Gazprom qui proteste et menace.
Afin d’accélérer la mise en œuvre du marché intérieur du gaz naturel, le Parlement européen et le Conseil ont adopté, le 13 juillet 2009, la Directive 2009/73/CE, qui doit être transposée par les États membres d’ici le 3 mars 2011. Il s’agit, entre autre choses, de définir les modalités d’organisation et de fonctionnement du secteur du gaz naturel, les règles relatives au transport, à la distribution, à la fourniture et au stockage de gaz naturel, ainsi que les mesures et conditions d’accès d’entreprises tierces aux installations et réseaux concernés. La Pologne, la Lituanie, l’Estonie et la Lettonie ont lancé le processus de reprise de cette directive, dans laquelle ils voient un outil de réduction de leur dépendance à l’égard de leur fournisseur quasi-unique, la Russie.
Une 3e directive sur le gaz, pour quoi faire ?
La législation communautaire relative au gaz s’est construite par étapes : le Parlement européen et le Conseil avaient adopté, le 22 juin 1998, la directive 98/30/CE, destinée à établir un marché intérieur du gaz au sein des États membres. Lui a succédé la directive 2003/55/CE du 26 juin 2003, visant à établir des règles communes pour ce marché intérieur du gaz et à accélérer l’ouverture des marchés nationaux. La directive du 13 juillet 2009 entre, elle, dans le «3e paquet énergétique» qui se compose au total de cinq nouveaux actes juridiques et a pour priorités d’offrir aux consommateurs les prix les plus bas possibles, une sécurité accrue en matière d’énergie et une utilisation durable de l’énergie[1].
A cette fin, il est désormais imposé de procéder au découplage entre production, distribution et transport. Le 3e paquet est en effet né de la prise de conscience qu’une des caractéristiques de l’industrie gazière en Europe est la très forte intégration verticale des différentes activités (extraction/production, transport, distribution, fourniture), soit au sein d’un monopole intégré, soit par le biais de contrats à long terme[2]. Appréciée pour le partage de risques qu’elle implique, l’intégration verticale peut également se révéler un outil de dépendance redoutable. Il s’agit donc maintenant de veiller à assurer un accès libre et non discriminatoire à tous les producteurs et fournisseurs.
Les modalités d’indépendance des gestionnaires de réseaux (à savoir, les gazoducs) sont motifs de débats depuis des années. On est ainsi passé d’une séparation d’abord fonctionnelle et comptable des gestionnaires de réseaux à une dissociation juridique, puis à l’espoir de parvenir à terme à une dissociation patrimoniale totale (ownership unbundling). Toutefois, certains États membres –parmi lesquels la France ou l’Allemagne- y sont réticents. En effet, la majeure partie des gaziers européens n’étant pas des producteurs directs, les amputer totalement de l’activité de gestion des réseaux risquerait de les affaiblir, notamment s’ils veulent (et ils le doivent) tenter de concurrencer des opérateurs intégrés localisés dans des pays tiers. Gazprom en est un, et pas des moindres. Toutefois, la 3e directive impose un cadre de régulation tellement strict pour le gestionnaire de réseau dont le capital serait détenu par un producteur hors UE qu’une synergie véritable avec la maison-mère risque de s’avérer bien difficile. Le «découplage effectif» est donc en route, en attendant la « dissociation totale ».
Changement des règles du jeu pour Gazprom
Pour le monopole russe du gaz, le géant Gazprom, cette directive n’est pas sans conséquence. En effet, les pays membres de l’UE vont bien devoir séparer leurs réseaux gaziers de l’activité de production et de celle de distribution, afin que les opérateurs des tubes ne soient pas tentés de fermer ceux-ci aux autres producteurs. Cette obligation n’a toutefois pas d’implication sur le transport du gaz. La société Gazprom pourra donc, comme d’autres fournisseurs potentiels, continuer à utiliser les infrastructures dont elle a besoin et y détenir des actifs. Cependant, elle ne pourra plus, en tant qu’entreprise d’un pays tiers, contrôler ces infrastructures dans des pays de l’UE.
Plusieurs voies sont envisagées pour procéder à la séparation des branches commerciales et de transport de ces entreprises, allant du partage forcé de la propriété à la création d’un opérateur indépendant chargé de gérer les gazoducs tout en maintenant la part des divers propriétaires. Or, Gazprom détient des parts importantes chez les opérateurs du gaz des États baltes et de Pologne : 37% chez Eesti Gaas (détenu en outre à 33,7 % par l’Allemand E. On Ruhrgas, à 17,7 % par le Finlandais Fortum OYJ et 9,9 % par le Letton Itera Latvija) ; 34 % chez Latvijas Gaze (détenu aussi à 47,2 % par E. On Ruhrgas et 16 % par Itera Latvija); 37,1 % chez Lietuvos Dujos (dont 38,9 % reviennent à E. On Ruhrgas et 17,7 % au ministère lituanien de l’Energie) ; enfin, 48 % chez Europolgaz (détenu respectivement à 48 et 4 % par les Polonais PGNiG et Gas-Trading)[3].
Une occasion rêvée pour les Baltes et la Pologne ?
Le 19 mai 2010, le gouvernement lituanien a voté plusieurs amendements à sa loi sur le gaz, afin de pratiquer la dissociation totale dans les secteurs de l’électricité et du gaz. Décision motivée, selon le gouvernement lituanien, par les objectifs stratégiques de long terme de la Lituanie et de l’UE et non en fonction des activités des compagnies gazières travaillant dans le pays. Pour autant, les autorités ne se cachent pas de vouloir ouvrir le marché du gaz afin de contrer le monopole de Gazprom en matière d’approvisionnement. La dissociation patrimoniale totale étant l’option la plus radicale, c’est celle qu’a retenue Vilnius.
Cela a valu au Premier ministre lituanien Andrius Kubilius de se voir adresser en août une lettre cosignée par le vice-président du Conseil d’administration de Gazprom Valery Goloubev et le vice-président de E. On Ruhrgas Peter Frankenberg, prévenant que l’unbundling envisagé ne manquerait pas d’avoir un effet négatif sur les investissements de Gazprom. La compagnie russe a menacé d’avoir recours à l’arbitrage international si la Lituanie lui retirait ses droits sur le tube traversant le pays, afin que soit pris en compte le préjudice subi. Cette réforme, selon le partenaire russe, viole l’Accord de partenariat et de coopération qui lie la Russie et l’UE depuis 1997 ainsi que l’accord bilatéral Russie-Lituanie sur la protection des investissements, entré en vigueur en mai 2004. La réponse d’A. Kubilius a été très ferme, appelant Gazprom à cesser ses pressions sur un État souverain. Fort de son droit, le gouvernement ne s’est pas inquiété d’un éventuel recours à un tribunal; en revanche, il a rappelé à son partenaire russe qu’il pourrait résoudre une partie de ses problèmes avec la Lituanie en baissant le prix du gaz, demande récurrente de Vilnius que Gazprom a jusque-là superbement ignorée. Il est vrai que la Russie facture le gaz qu’elle vend aux États baltes à un prix supérieur à celui pratiqué avec les autres pays européens. L’intransigeance de Vilnius à l’égard du géant russe n’a donc rien d’étonnant, réponse du berger à la bergère.
La Pologne, elle, cherche à transférer la gestion du tronçon polonais du gazoduc Iamal-Europe à la société publique Gaz-System, afin que le tube soit intégré dans le système de gazoducs polonais et ouvert à d’autres fournisseurs (certains envisagent même une possible inversion des flux, avec du gaz provenant d’Allemagne)[4].
Le ton est le même en Estonie, où la formation du Premier ministre Andrus Ansip, le Parti de la réforme, milite en faveur de la dissociation, indispensable au pays parce que favorable à ses habitants: le président de la Commission économique du parlement Urmas Klaas, en particulier, souhaite créer une situation concurrentielle entre divers fournisseurs, seul moyen selon lui de faire baisser les prix[5].
La conciliation, voie pragmatique
Il existe pourtant des alternatives à la transposition immédiate de la directive. L’Allemagne a, par exemple, autorisé Gazprom à maintenir son monopole sur le gazoduc Opal pour 32 ans et s’est engagée à ne pas autoriser l’utilisation du tube par d’autres fournisseurs[6]. La Lettonie, de son côté, a trouvé un accord intermédiaire, proposant de reporter l’entrée en vigueur de la directive et obtenant en retour une politique de prix plus conciliante de la part de Gazprom.
Le président de la compagnie Itera, Juris Savistkis, notait en août 2010 que le géant russe n’était pas « entreprise à se laisser retirer ses actifs sans rien dire »[7]. Et de poursuivre : « Bien sûr, c’est une entreprise trop grande et trop sérieuse pour s’offusquer et couper le gaz à qui que ce soit. Gazprom n’agira jamais ainsi. Cependant, en acquérant des parts dans les entreprises gazières de Lettonie, d’Estonie et de Lituanie, Gazprom a conclu avec ces dernières des contrats qui, selon les déclarations d’intention de la Lituanie et de l’Estonie, pourraient être dénoncés par ces dernières. […] En général, pour une raison quelconque, ces pays se réjouissent de tout ce qu’ils peuvent faire à l’encontre de la Russie. La vie montrera si cela valait la peine ou pas. En ce qui concerne la Lettonie, il me semble que la mise en œuvre de cette directive est reportée à 2014. On verra ce qui se passera lorsque l’Estonie et la Lituanie l’adopteront. Il me semble qu’il ne faut pas suivre aveuglément toutes les directives de l’UE mais qu’il faut réfléchir à ses propres intérêts, ou alors il adviendra avec le gaz ce qu’il est advenu du sucre et du lait »[8]. J. Savitskis concluait sur l’idée que retirer la propriété à l’entreprise Gazprom ne serait sans doute pas la décision la plus « évoluée ». A la fois en termes de rapport de forces et en souvenir des événements de 1917 dans la région, lorsque les révolutionnaires ont purement et simplement réquisitionné la propriété privée, ce qui, selon lui, et ne s’est pas avéré concluant… Pour le directeur d’Itera, il convenait donc d’être pragmatique et, pour garder une légitimité, d’agir différemment.
Ces tentatives de conciliation sont rares et, acculé, Gazprom exprime son mécontentement. Alexandre Medvedev, le directeur adjoint du monopole russe et directeur général de Gazprom export a ainsi fait savoir à l’UE[9], le 14 octobre 2010, que sa réforme pourrait mener à une chute des livraisons en provenance de Russie (qui fournit actuellement le quart de la consommation de gaz de l’UE). A. Medvedev a même évoqué l’érection d’une sorte de « grande muraille de Chine » qui va couper Gazprom des infrastructures européennes. Or, le développement d’infrastructures gazières est coûteux, pour un retour sur investissement long et hasardeux. Il convient donc se poser la question de l’intérêt, pour une société, de se consacrer exclusivement à ces opérations risquées. Le raisonnement d’A. Medvedev est simple : la « sortie » de Gazprom des infrastructures de transport de gaz en Europe risque de rendre ses opérations non rentables, donc de l’inviter à se tourner vers d’autres marchés, plus attractifs. On pourrait ainsi assister à un détournement des flux de gaz au profit des marchés clients d’Asie.
[1] « Rapport sur l’état d’avancement de la création du marché intérieur du gaz et de l’électricité », SEC(2010)251, Communication de la Commission au Conseil et au Parlement européen, 11 mars 2010.
[2] Thomas Veyrenc, « Un nouveau paradigme pour la politique énergétique commune ? », Questions d’Europe, n°162-163, Fondation Robert Schuman, 22 mars 2010.
[3] www.gaas.ee, www.lg.lv/, www.dujos.lt, www.europolgaz.com.pl/.
[4] Vladimir Vodo, Natalia Grib, Seda Eguikiane, « Polcha vyrezaet kousok iz Gazproma », Kommersant, 2 septembre 2010.
[5] Postimees, 21 octobre 2010.
[6] Natalia Grib, Alexandre Gabouev, Vladimir Vodo, « Gazprom perekhodit v arbitrajnoe nastouplenie », Kommersant, 30 août 2010.
[7] Inna Akopova, « Savitskis : Gazprom ne boudet moltcha nablioudat, kak otbiraiout biznes v stranakh Baltii », Telegraf, 5 août 2010.
[8] Allusion au fait que, depuis l’adhésion des États baltes à l’UE, leurs filières sucre et lait ont été quasiment détruites par les directives communautaires.
[9] « Aleksandr Medvedev : ‘ne noujno stroit Velikouiou kitaïskouiou stenou na rynke gaza’ », 14 octobre 2010.
Par Céline BAYOU
Source photo : www.dujos.lt