2010 est marquée, entre autres, par « l'année France-Russie », dans le cadre des saisons culturelles initiées par CulturesFrance. Ainsi, de nombreuses manifestations illustrent les divers aspects des relations culturelles entre les deux pays. Le cinéma a sa place, bien évidemment, mais y trouve-t-il son compte pour autant ? Ce texte tente d'apporter quelques éclairages sur la situation actuelle du cinéma russe.
Au mois de novembre 2010, deux films russes sont sortis sur les écrans parisiens et de quelques grandes villes françaises, Le dernier voyage de Tanya (2009), second film d'Alekseï Fedortchenko, primé à la dernière Mostra de Venise, ainsi que Mon bonheur, film multi-primé de Sergueï Loznitsa. Ces exceptions font suite à quatre autres films primés dans différents festivals et distribués entre les mois de janvier et septembre et, dans l'ordre Tsar(2009) de Pavel Lounguine, 12 (2007) de Nikita Mikhalkov, Le chant des mers du Sud (2008) de Marat Sarulu, Salle n°6-Tchékov (2008) de Karen Chaknazarov et enfin Le soldat de papier (2008) d'Alekseï Guerman jr. Toutefois, si la France, et tout particulièrement Paris, reste un lieu où il est possible de découvrir ces films, c’est généralement dans des conditions qui ne permettent pas aux oeuvres de rester suffisamment sur les écrans et masquent l’importance de l’infrastructure cinématographique russe.
Les atouts (et faiblesses) de la cinématographie russe
L’industrie cinématographique de la Fédération de Russie connaît une croissance parmi les plus rapides en Europe et intéresse un nombre grandissant d’investisseurs, russes et étrangers. La fréquentation des cinémas a considérablement augmenté au cours des cinq dernières années en Russie. En raison de l’expansion du parc d’écrans modernes et de la relance de la fréquentation moyenne des salles, le nombre d’entrées a pratiquement été multiplié par deux sur la période 2004-2008.
En juillet 2009, la Russie disposait de 1 949 écrans modernes répartis sur 756 sites, dont 52 % situés dans des centres commerciaux et des complexes de loisirs. Cette croissance rencontre néanmoins des signes d’essoufflement car la récession ralentit la construction de salles et les grands centres urbains, qui accueillent les nouvelles salles, semblent avoir atteint un certain seuil de capacité.
En outre, le cinéma numérique a fait son apparition en Russie en octobre 2006. En juillet 2009, l’offre se montait déjà à 161 écrans numériques et représentait 8 % du parc total de salles; la quasi-totalité des écrans numériques russes sont équipés de la technologie 3D.
Après plusieurs années de production à un rythme soutenu (86 en 2006, 107 en 2007, 106 en 2008), l'année 2009 a connu un fléchissement avec seulement 40 longs-métrages de fiction[1]. Les investissements dans la production de longs-métrages semblent néanmoins avoir trouvé un nouveau souffle en 2010.
En 2004, Night Watch a rapporté plus de 12,5 millions d’euros, et a été suivi par d'autres gros succès au box office russe, tels que La 9e compagnie (2005), de l'acteur Fiodor Bondartchouk, Le Gambit turc (2005) de Djanik Faïziev, et Day Watch (2008), coproduction russo-américaine de T. Bekmambetov, qui a atteint 25 millions d’euros en exploitation.
Depuis 2002, les studios plus importants reçoivent un soutien financier de l’État. Par conséquent, les producteurs investissent avec confiance dans des films à gros budget, tandis que les studios internationaux commencent à s’intéresser au marché russe.
Une fronde contre le « magnat du cinéma russe »
« Ce qui ne nous plaît pas, c'est la verticale d'un pouvoir autocratique, à l'intérieur d'une communauté professionnelle. Ce qui ne nous plaît pas, c'est la façon totalitaire de diriger notre Union: une personne nomme, à tous les postes électifs, les gens qui lui conviennent et avec lesquels elle prend ensuite des décisions clefs, lors de réunions qui se tiennent hors du siège, à huis clos, où nous ne sommes pas admis et où notre avis n'intéresse pas ».
C’est en ces termes que se sont exprimés près d'une centaine de signataires d'une pétition parmi lesquels figurent les noms d'Alexandre Sokourov, Guerman père et fils, Eldar Riazanov, Andreï Popov, Pavel Bardine, Daniil Dondoureï, le critique de cinéma Andreï Plakov, ou Naoum Kleïman.
Ces professionnels du cinéma rejettent Nikita Mikhalkov. La première raison de ce désamour avec le «magnat du cinéma» est son appartenance à une des familles les plus riches mais aussi des plus courtisanes de la société russe et soviétique: le père de Nikita n'est autre que Sergueï Mikhalkov, auteur des paroles des hymnes nationaux de l’URSS puis de la Fédération de Russie. Il fut l'un des proches de Staline, en lien avec le KGB et bénéficiant de moult privilèges, accordés largement à sa famille.
Ce coup d'éclat des cinéastes est une contestation d'une des « verticale(s) », mode de fonctionnement de la politique intérieure de Vladimir Poutine depuis 2000. Peut-il entraîner une redéfinition des rapports entre cinéma et pouvoir en Russie ?
Nikita Mikhalkov occupe en effet à la fois les postes de président du Fonds russe de la Culture, de membre du Conseil présidentiel, de président de l'Union des cinéastes, liste à laquelle il convient désormais d'ajouter les fonctions de membre du Conseil civil du ministère de la Défense. Il préside l'Union des cinéastes depuis douze ans. Depuis peu, les aides à la profession ne transitent plus par le ministère de la Culture mais par un Fonds de soutien économique et social, où l'influence de Mikhalkov est prépondérante. Les statuts du fonds précisent quel genre de cinéma doit être aidé : « des films de qualité qui correspondent aux intérêts nationaux », une catégorie dans laquelle les films de Nikita Mikhalkov entrent bien évidemment.
Le Soleil trompeur 2 est de fait un film à grand spectacle, qui aurait bénéficié d'un budget de 55 millions de dollars, ce qui en ferait le film le plus cher de l'ère post-soviétique, pour une recette en salles de sept millions de dollars en quatre semaines d'exploitation. Milhalkov a tenu à corriger ces chiffres : « Le diptyque Soleil trompeur 2 et 3 ainsi qu'une série télévisée ont coûté un total de 40 millions de dollars. L’État n'aurait contribué qu'à hauteur d'un million de dollars pour chacun des deux films. Si on écoute ceux qui disent que pour le même budget on aurait pu tourner 20 films, oui, sans doute, mais ce n'est pas ça qui fera vivre l'industrie du cinéma »[2].
Mais, les scandales se sont multipliés, Mikhalkov a fait fermé le Musée du cinéma à Moscou, malgré des soutiens du monde entier. Il a vendu des biens immobiliers de l’Union des Cinéastes, dont la gestion est jugée très opaque.
A tout cela, il répond: « Mais de quel pouvoir parlez-vous ? Si je l'avais souhaité, j'aurais pu être... ministre de la Culture ou député, sénateur, voire président de la Douma ! Je ne suis que le président – très contesté, d'ailleurs – de l'Union des cinéastes. Je n'ai jamais été membre d'un quelconque parti, et sans doute – ça accroîtra la vanité que certains me prêtent – je suis un parti à moi tout seul... »
Cet homme occupe une place centrale dans la cinématographie russe, mais également dans la perception que peut en avoir le public et les distributeurs internationaux, tel un arbre cachant une forêt.
Tentative de cerner les raisons d'une présence insuffisante à l'étranger
De nombreux motifs autorisent à penser que le cinéma russe mériterait plus d’attention que celle qui lui est accordée dans le monde. En premier lieu, le cinéma russe est marqué par une forte croissance: c’est une des rares cinématographies qui rencontre un tel développement.
En deuxième lieu, si l'on prend en compte la distinction géopolitique des territoires les plus recherchés et ceux de second plan, dans les années 1980 et 1990, une grande place était accordée à la Russie car des signes d'un renouveau du cinéma était attendu et on guettait l’apparition de chefs-d’œuvre. S'en est suivie une certaine déception, l’intérêt se reportant vers d’autres zones : l'Asie, l’Amérique latine, etc... La Russie est devenue finalement un pays digne d'intérêt, d'où pouvaient émerger de temps en temps de bons films.
Mais l’Occident a modelé certains stéréotypes sur le cinéma russe en mettant en avant des cinéastes tels Tarkovski ou Sokourov. D'autres ne sont pas acceptés, ainsi Alexeï Balabanov, dont le cinéma aborde des thèmes comme la réalité sociale. Celui-ci est considéré, par certains critiques russes comme l’un réalisateurs les plus importants actuellement en Russie, mais ses films n'ont pas trouvé leur place dans les festivals importants. Son film Cargaison 200 (2007), bien que sélectionné à Bruxelles ou Rotterdam, ayant fait l'objet de vifs débats en Russie, n'a pas été distribué en France. L'Occident rechercherait des films plus audacieux, reflet de la «réalité contemporaine», mettant en oeuvre des conflits, ou encore des films non-conformistes. Mais à vrai dire, le cinéma russe ne produit que peu de telles oeuvres. Et lorsqu'il en apparaît un, comme Russie 88 de Pavel Bardine (2008), c'est dans la sélection « Panorama » qu'il est programmé à Berlin et non en compétition, comme cela aurait été le cas précédemment.
De surcroît, la Russie ne possède aucun organisme capable de faire, la promotion de son cinéma, comme le fait Unifrance Film. Cela demanderait une réorganisation du secteur, mais est-ce que toutes les conditions sont réunies ? En tout cas, les événements récents prouvent que les temps changent. Le cinéma russe connaît une période de mutations, de transformations, de bouleversements. Ceux-ci présentent un certain nombre d'atouts, mais également des freins à l'épanouissement d’un cinéma national, particulièrement le cinéma d'auteur. Qu'en adviendra-t-il ? Il est encore un peu tôt pour tirer toutes les conclusions. La cinématographie russe, ancienne, a connu depuis son apparition tant de transformations auxquelles elle a toujours su d'adapter, d'une manière ou d'une autre. Gageons que l'avenir ne contredira pas cet héritage.
[1] Source : Ministère russe de la Culture.
[2] Interview accordée à Télérama, 3 août 2010.
Source photo : www.kino-city.ru
* Christian SZAFRANIAK est Consultant en cinéma, spécialiste du cinéma d'Europe Centrale et Orientale. .