Que reste-t-il de la révolution démocratique serbe?

Il y a dix ans, l’histoire s’est accélérée en République fédérale de Yougoslavie avec la chute de Slobodan Milosevic. L’année 2000 a été marquée par une alternance politique à l’issue des élections anticipées (présidentielle, législatives et municipales) du 24 septembre et du scrutin législatif en République de Serbie du 23 septembre.


drapeaux Le 5 octobre 2000, après treize ans de règne, une coalition hétéroclite composée d’étudiants, de fermiers, de citoyens belgradois, et de supporters de football chassait Slobodan Milosevic du pouvoir, alors que celui-ci tentait de faire annuler le résultat de l’élection présidentielle qui l’opposait à Vojislav Kostunica. Après deux jours d’incertitudes, ce dernier fut investi à la présidence de la RFY le 7 septembre, tandis que l’autre leader de la coalition de l’opposition démocratique (DOS) Zoran Djindjic, deviendra Premier ministre de la Serbie en janvier 2001. Ceux-ci ont alors été confrontés à l’héritage de Milosevic : un État fédéral à l’avenir incertain, une économie au plus bas, l’isolement international et une image calamiteuse après une décennie marquée par trois guerres. Pour eux, le défi consistait alors à solder le passé en inventant l’avenir.

Cependant, entre promesses et déceptions, les Serbes sont de plus en plus nombreux, à l’heure actuelle, à penser que le 5 octobre n'a été qu'une révolution de façade. Dès lors, dans quelle mesure la Serbie a-t-elle changé depuis dix ans ?

L’histoire du verre à moitié vide ou à moitié plein

Faire le bilan du 5 octobre 2000, c'est faire l'histoire du verre à moitié vide ou à moitié plein. En termes de liberté publiques, la Serbie a indéniablement basculé dans la démocratie avec l'arrivée au pouvoir de la coalition démocratique (DOS, Opposition démocratique de Serbie). On peut aujourd'hui exprimer une opinion politique ou manifester en Serbie sans crainte d'être inquiété, arrêté ou tué, ce qui n'est pas un mince progrès par rapport à l’oppression politique qui existait sous S. Milosevic. La presse est libre, les journaux sont légions, l'ancienne chaîne de télévision et radio de l'opposition B92 fonctionne sans crainte de voir ses autorisations annulées. On peut discuter de la qualité du travail de la télévision publique RTS, mais on ne peut plus l'accuser de propagande. Quant au jeu démocratique proprement dit, à savoir les élections, aucune fraude sérieuse n'a été dénoncée depuis 2000 grâce, notamment, à des organismes comme le CeSID (Centre pour des élections libres et la démocratie). Les élections législatives de mai 2008 ont été à cet égard un modèle du genre, ce qui est un changement certain par rapport à l'époque de Milosevic.

Le problème réside toutefois dans l'offre politique et son évolution depuis dix ans. Il y a en effet quelque chose d'étrange à voir que la coalition actuellement au pouvoir est formée principalement du Parti Démocratique (DS, le parti fondé par Zoran Djindjic dans les années 1990) et du SPS (Parti socialiste de Serbie), le parti de Milosevic, dont le leader et ministre de l'Intérieur, Ivica Dacic, était déjà membre il y a quinze ans et dont la direction n'a jamais clairement condamné « Slobo » (le SPS possède quatre portefeuilles au sein du gouvernement, et non des moindres : l’Intérieur, l’Education, les Infrastructures, les Mines et Energies). De même, les deux principaux leaders du parti radical serbe (SRS), parti ultra-nationaliste et anti-européen, ont récemment tourné casaque pour fonder leur propre parti, le Parti progressiste serbe (SNS), et se disent depuis lors très favorables à l'intégration européenne. L’opportun repositionnement politique de Tomislav Nikolic et Aleksandar Vucic pourrait faire sourire si le SNS ne se présentait pas déjà comme la deuxième force politique du pays, et si le DS n'envisageait pas sérieusement de gouverner avec eux. Ainsi, dix ans après la chute de S. Milosevic, deux des trois principales forces politiques du pays sont son ancien parti et ses anciens alliés ultranationalistes convertis en patriotes pro-européens (Vucic et Nikolic ont été ministres de Milosevic et portaient encore récemment des badges à l’effigie du leader ultra-nationaliste Vojislav Seselj, actuellement en jugement à La Haye). Cela en dit long sur la désaffection des citoyens serbes envers les anciens de la DOS.

A cette configuration, il faut ajouter l'existence de potentats locaux, des petits partis qui n'ont d'autre ambition que d'assurer un poste à leur président. Par conséquent, le jeu politique en Serbie est davantage l'affaire de personnes que d'idées puisque, désormais, tout le monde est globalement d'accord sur l’intégration européenne et sur la non-reconnaissance du Kosovo, tandis que l’économie est laissée au micro-parti d’experts G17+ de Mladan Dinkic, actuel ministre de l’Économie, ancien directeur de la Banque centrale de Serbie, et dont la formation est présente dans tous les gouvernements depuis 2000. Le fractionnement partisan entraîne l'instabilité, les combinaisons et autres arrangements dans le partage des ministères et des entreprises publiques - un marchandage effectué sur la place publique.

Des promesses économiques déçues

Mais le désenchantement des Serbes vient surtout du manque de résultats économiques. Malgré une croissance moyenne de 6,7 % par an entre 2001 et 2008, la production industrielle ne représente que 44 % de ce qu’elle était en 1989, et 700 000 personnes sont sans emploi, soit presque 20 % de la population active. Quant au niveau de vie, il est encore loin de celui des années 1980, et très loin de celui, actuel, des Croates. Si la levée des sanctions économiques a permis de mettre un terme aux pénuries et aux coupures d'électricité, l'augmentation des prix depuis le passage à l'économie de marché a considérablement appauvri une population qui ne survit que grâce au potager familial, à un bien immobilier loué ou à l'argent de cousins installés à l'étranger. Durant les années Milosevic, des fortunes colossales se sont constituées en pillant les ressources économiques du pays. Or, ces fortunes n'ont fait que grossir depuis 2000, les oligarques s'assurant leur immunité en finançant tous les partis politiques et en protégeant leurs monopoles contre la réglementation européenne. D'ailleurs, on dit que leur récente conversion à l'intégration européenne a joué un grand rôle dans le rapprochement du SPS avec le DS pour former la coalition gouvernementale (sans compter les pressions occidentales), alors que les premiers étaient plutôt enclins à gouverner avec les Radicaux.

D'un point de vue macroéconomique, si l'on en croit l'économiste Ognjen Radovic[1], la Serbie souffre d'un manque d'investissements dans le secteur des exportations, pourtant essentiel dans le décollage économique d'un pays. Il dénonce l'omniprésence de la puissance publique, si bien que la plupart des entreprises en Serbie ne pourraient vivre sans marchés publics, ce qui pose la question de la corruption organisée et du financement des partis politiques. Les investissements étrangers, comme celui de FIAT à Kragujevac, ne sont pas assez nombreux pour créer des emplois productifs. Autrement dit, depuis dix ans, les réformes économiques structurelles, la politique fiscale et monétaire, les investissements font défaut, et la Serbie est aujourd'hui réduite à faire des coupes drastiques dans les budgets publics à la demande du FMI, au risque de provoquer une grogne sociale sans précédent.

Dans ces conditions, il n'est guère surprenant que les citoyens serbes, qui jugent la révolution à l'aune de l'évolution de leur niveau de vie, puissent nourrir de l'amertume envers les promesses d'octobre 2000. Le salaire moyen, selon les statistiques officielles, est de 291 euros[2], insuffisant pour ne vivre que de son travail vu les prix des denrées alimentaires et de l'immobilier.

L’horizon européen

Heureusement pour le crédit du gouvernement, la situation diplomatique du pays, en particulier vis-à-vis de l'Union européenne s'est sensiblement améliorée ces derniers temps. La Serbie s'est lancée dans l'adaptation de ses lois aux standards européens dans le cadre de l'Accord de stabilisation et d'association (ASA) signé avec l'UE en 2008. En échange, Bruxelles a levé l’obligation pour les ressortissants serbes d’avoir un visa pour voyager dans l’espace Schengen, depuis le 19 décembre 2009. Un résultat concret auquel les Serbes sont très sensibles, eux qui avaient le privilège de voyager partout dans le monde avec un passeport yougoslave.

En outre, l'avancée vers l'Europe se couple d'une coopération avec le Tribunal Pénal International, ce qui ne manque pas de susciter le débat au sein de la société serbe[3]. La résolution adoptée par le Parlement serbe, en mars 2010, reconnaissant, condamnant, et présentant les excuses du peuple serbe pour les crimes commis Srebrenica, ainsi que les excuses présentées par le Président B. Tadic aussi bien en Bosnie qu'en Croatie[4] sont la preuve du début d'introspection initiée au plus haut niveau de l’État par le DS quant aux responsabilités serbes pendant les guerres balkaniques des années 1990.

On peut donc dire que la situation de la Serbie sur la scène internationale, et vis-à-vis de l'UE s'est améliorée depuis quelques années, a fortiori depuis que Belgrade a accepté de présenter, en septembre 2010 à l’ONU, une résolution sur le Kosovo rédigée en accord avec l’UE, afin de relancer des pourparlers avec Pristina sous l'égide de Bruxelles, malgré la déclaration d'indépendance du Kosovo du 17 février 2008. En privilégiant Bruxelles à Pristina, le gouvernement a fait un choix d'avenir pour le pays, tournant le dos à l'isolement qui fut celui de la Serbie au moment de la guerre du Kosovo en 1998-1999.

Le défi de l’État de droit

Reste la question de l’État de droit. En 2000, la DOS a dû se compromettre sur deux dossiers. D'abord, faire comme si Milosevic était responsable de tout et comme si son seul départ, agrémenté d'une libéralisation des médias, allait suffire à installer la démocratie en Serbie. Ensuite, la réussite du 5 octobre tient à ce que la police, les services de sécurité et les unités paramilitaires n’ont pas tiré sur la foule. Or, ceci est le résultat de négociations menées par Zoran Djindjic, en échange de quoi, ceux-ci ne seraient pas inquiétés par la transformation démocratique de la RFY[5]. Par conséquent, si S. Milosevic était parti, tout son appareil administratif, judiciaire, militaire et policier (c'est-à-dire les instruments indispensables au fonctionnement d’un Etat de droit ), est resté en place.

Or, la puissance et la capacité de nuisance acquises pendant les années de guerre par les groupes paramilitaires, les trafiquants, les oligarques, les supporters de football comme Arkan et ses hommes, grâce à l’économie mafieuse de prédation instaurée par Milosevic, n'ont pas été combattues par le nouvel État serbe. Malgré le sursaut qui a suivi l'assassinat de Djindjic qui s’apprêtait justement à mener la vie dure à ces groupes et individus, la Serbie est aujourd'hui encore un État faible, où la justice fonctionne mal, où les trafics vont bon train, où Ratko Mladic a perçu sa retraite de l'armée jusqu'en 2004, où toutes les occasions (gay pride, indépendance du Kosovo, arrestation de Radovan Karadzic) sont bonnes, pour les groupes d'extrême droite et les hooligans, pour mettre au défi l’État de droit.

Ce défi, tout comme celui du développement économique et européen sont les deux faces d'une même pièce. C'est à l'aune de ces défis que l'histoire jugera si le 5 octobre 2000 sera resté sans lendemain ou bien si ses héritiers auront amorcé un 6 octobre.

[1] Ognjen Radonjić, "Dissonance between macroeconomic policy and developmental interests of export-oriented sectors in Serbia", 9 août 2010.
[2] http://www.stat.gov.rs/.
[3] D'après le dernier sondage de Gallup Balkan Monitor, 38 % des personnes interrogées estiment que Ratko Mladic est un bon patriote, 19 % pensent que c'est un criminel de guerre, 23 % pensent qu'il n'est ni l'un ni l'autre, tandis que 20 % préfèrent ne pas se prononcer, un résultat révélateur de la difficulté à évoquer le passé.
[4] Comme sa toute récente visite à Vukovar, http://balkans.courriers.info/article16246.html.
[5] Voir D. Bujosevic, I. Radovanovic, The fall of Milosevic, New York, Palgrave Macmillan, 2003.

* Loïc TREGOURES est doctorant en sciences politiques à l'Université libre de Bruxelles et à l'Université Lille 2.

Source photo : www.predsednik.rs