Lettonie: quelques leçons d’un scrutin parlementaire

On prend les mêmes et on recommence ? Un coup d’œil rapide aux résultats des élections législatives lettones du 2 octobre 2010 pourrait donner cette impression.


gouvernement lettonValdis Dombrovskis, le Premier ministre sortant, s’est maintenu au pouvoir et il a conservé le même parti pour principal allié au sein de la coalition gouvernementale. Mais peut-on pour autant parler de continuité et de stabilité politique dans cet État balte ? La réalité est plus complexe, comme nous le verrons en dressant le bilan des sixièmes élections parlementaires organisées dans le pays depuis son retour à l’indépendance.

Le facteur Dombrovskis

Tête de liste de l’Unité, alliance de trois partis de droite arrivée en tête du scrutin, Valdis Dombrovskis reste donc Premier ministre. C’est une prouesse à plusieurs titres. D’abord parce qu’avant lui, seul un de ses prédécesseurs avait survécu au verdict des urnes au cours des deux dernières décennies (Aigars Kalvitis, en 2006). Ensuite, parce que l’intéressé a réussi à échapper à un vote-sanction de la part d’un électorat pourtant malmené par une profonde crise économique (la contraction du PIB a été de 18 % en 2009) qui a entraîné une politique d’austérité draconienne.

La personnalité de V. Dombrovskis, 39 ans, n’y est pas pour rien. Le visage poupin, fines lunettes rectangulaires, ce natif de Riga donne l’impression de garder son calme en toutes circonstances. La mesure dont il fait preuve a tendance à rassurer. Paraît-il technocrate, un peu grisâtre, voire terne ? Cela ne dérange pas bon nombre de Lettons qui, en cette période de crise, préfèrent son profil bas et travailleur aux effets de manche des uns ou à la rhétorique machiste des autres.

Sans doute son passé de physicien, similaire à celui de la chancelière allemande Angela Merkel, elle aussi formée dans le bloc communiste, l’aide-t-il à aborder les dossiers avec méthode. Toujours est-il que le dirigeant letton a réussi à se faire une place de choix sur une scène politique pourtant peuplée de fortes têtes. Lesquelles l’ont pris un peu de haut, lorsqu’il est revenu de toute urgence à Riga, en mars 2009, pour prendre la tête du gouvernement laissée vacante. Cet ex-ministre des Finances (2002-2004) n’était alors que l’un des députés européens partis pour Strasbourg, dans le sillage de l’adhésion des États baltes à l’Union européenne (UE), en 2004.

Et c’est là l’une des raisons pour lesquelles on ne peut pas parler aujourd’hui d’une vraie continuité en Lettonie : avant mars 2009, la Nouvelle ère, le parti dont V. Dombrovskis est membre, n’appartenait pas à la coalition gouvernementale. Et les formations politiques des deux précédents chefs de gouvernement –successivement le Parti populaire de A. Kalvitis et le Premier parti/Voie lettone que représentait Ivars Godmanis– ont par la suite quitté le gouvernement Dombrovskis pour ne pas y retourner.

Austérité impopulaire

Un petit rappel s’impose. En mars 2009, la Lettonie est bousculée par une crise économique survenue dès la fin de 2007, après une période de surchauffe, et aggravée par la crise financière mondiale de l’automne 2008. Le 13 janvier 2009, fait exceptionnel, Riga est le théâtre d’émeutes aux termes d’une manifestation contre la politique ayant mené le pays dans l’impasse et contre les premières mesures d’austérité prises en contrepartie de l’aide financière internationale (un prêt de 7,5 milliards d’euros débloqué, entre autres, par l’UE et le Fonds monétaire international).

Discréditées aux yeux de l’opinion publique, les formations alors au pouvoir invitent la Nouvelle ère, le principal parti d’opposition, à les rejoindre au gouvernement pour donner plus de légitimité aux mesures impopulaires qu’il se doit d’adopter. Le parti courtisé pose alors ses conditions: l’obtention du poste de Premier ministre et du portefeuille des Finances. Ce qu’il obtient. L’un échoit à Einars Repse, le fondateur de la Nouvelle ère (et ex-gouverneur de la Banque centrale), l’autre à V. Dombrovskis.

Grâce à l’aide internationale, le pays récupère une partie du crédit perdu à l’étranger. Contrairement à certaines prévisions, le secteur bancaire se maintient à flot. Dans le même temps, le gouvernement se refuse à dévaluer la monnaie nationale (le lats) pour préserver les chances d’une entrée pas trop lointaine dans la zone euro (désormais envisagée pour 2014), synonyme d’une plus grande stabilité financière. En échange, une politique de déflation interne est mise en œuvre, qui se traduit par une baisse des prix mais aussi des salaires (la plus forte au sein de l’UE en 2009) et, au bout du compte, du niveau de vie général. Le départ de Lettons vers l’étranger reprend de plus belle.

L’échec de l’opposition

Dans un tel contexte, les législatives du 2 octobre auraient pu faire le jeu de l’opposition. Mais celle-ci, composite, n’est pas parvenue à en profiter. Et ce, pour plusieurs raisons. Primo, parce qu’un de ces partis d’opposition regroupe des personnalités ayant dirigé le pays depuis les années 1990. Difficile dans ce cas d’apparaître crédible aux yeux du 1,53 million d’électeurs. Surtout lorsqu’il s’agit d’oligarques controversés. C’est le cas des deux « A. S. » –Andris Skele, un ex-Premier ministre, et Ainars Slesers, ex-ministre des Transports et vice-maire de Riga jusqu’au 9 novembre–, lesquels se sont associés pour l’occasion au sein d’une nouvelle formation (Pour une meilleure Lettonie, rebaptisée « A. S. ²» par les médias) comprenant aussi des représentants d’entreprises.

Attaques frontales contre le gouvernement et le Premier ministre, dénonciation de l’« occupation » financière symbolisée par le FMI (terme très connoté dans un pays ayant été occupé par l’URSS pendant un demi-siècle), promesses de renégociation de l’accord liant Riga à ses créditeurs, campagne publicitaire coûteuse, etc. Rien n’y a fait. Les « A. S. » ont essuyé un véritable camouflet, leur parti commun n’obtenant que 7,7 % des voix. Aux législatives de 2006, leurs formations respectives (le Parti populaire et le Premier parti/Voie lettone) avaient recueilli respectivement 19,6 % et 8,6 % des suffrages…

Secundo, l’autre frange de l’opposition, même si elle a gagné du terrain par rapport au précédent scrutin, n’a pas fait le plein des voix que la grande majorité des sondages lui prédisait avant le 2 octobre. Il s’agit du Centre de l’harmonie, le principal parti représentant l’importante minorité russophone de Lettonie (un tiers des 2,3 millions d’habitants). Sa progression, de 11,6 points (à 26 %), a plusieurs explications. D’une part, elle s’est faite au détriment de l’autre parti issu de cette minorité (Pour les droits de l’homme dans une Lettonie unie), désormais jugée trop rétrograde ou passéiste avec son discours sur les violations des droits des russophones. En baisse de 4,6 points, son score de 1,4 % ne lui permet pas de franchir le seuil de 5 % nécessaire pour être représenté au parlement (la Saeima). D’autre part, le nombre d’électeurs chez les russophones continue à lentement progresser, alors que le processus de naturalisation de ceux arrivés en Lettonie après 1945 avance à petits pas. Ils ne sont plus que 335 000 parmi eux à demeurer non-citoyens –soit 15 % de la population–, un statut qui n’autorise pas ces derniers à voter[1]. Enfin, le Centre de l’harmonie a tenté, à l’image du jeune maire de Riga, Nils Usakovs –premier russophone à avoir conquis ce poste (en 2009) depuis le retour à l’indépendance–, d’apparaître sous un jour moins inquiétant pour les Lettons de souche.

Il n’y est toutefois pas vraiment parvenu, en dépit d’un discours plutôt social-démocrate qui, en période de crise, aurait pu séduire au-delà de l’appartenance ethnique. Mais le message a été brouillé par l’existence au sein du parti d’un courant nostalgique de l’époque soviétique et par un accord signé en 2009 avec Russie unie, le parti du Kremlin. De plus, la tête de liste du Centre de l’harmonie, Janis Urbanovics, n’a pas rassuré les Lettons de souche en tenant des propos ambigus sur les troubles que provoquerait le maintien de sa formation hors du gouvernement si elle venait à arriver en tête du scrutin.

La coalition impossible

Ce cas de figure ne s’est finalement pas présenté, l’Unité emmenée par le Premier ministre terminant largement en tête (31,2 %, 33 sièges) d’élections marquées par un taux d’abstention (37,4 %) légèrement inférieur à celui de 2006. Voilà qui simplifiait la tâche du président de la République, Valdis Zatlers. Sans hésiter, il a confié à V. Dombrovskis la mission de former une nouvelle coalition.

Le moment était-il venu d’ouvrir, pour la première fois, le gouvernement letton à un parti de la minorité russophone ? Certains l’espéraient. Pour franchir une étape dans la réconciliation entre communautés, responsabiliser la minorité, l’associer au processus de décision nationale et pouvoir attendre en retour une plus grande implication de sa part. Pour offrir aussi un profil plus uni, alors que de nouvelles mesures d’austérité doivent être prises en cette période de crise qui, en dépit d’un frémissement statistique, continue à frapper la majorité de la population, toutes communautés confondues.

Le 18 octobre, toutefois, les pourparlers en vue d’une telle ouverture étaient abandonnés. Et ce, à cause d’un désaccord sur la question encore sensible de la « l’occupation » soviétique de la Lettonie que le Centre de l’harmonie s’est refusé de reconnaître. Le parti russophone (29 sièges) s’est toutefois vu offrir la présidence d’une commission parlementaire (mineure : celle consacrée à l’éthique), ce qui constitue, en soi, une première.

A sa droite, le Premier ministre a dû aussi renoncer à intégrer dans son cabinet une petite coalition ultranationaliste (Tout pour la Lettonie/Pour la patrie et la liberté, 7,7 % des voix, 8 sièges). En effet, une des trois composantes de l’Unité –la Société pour une politique différente– a mis son veto à l’entrée de ce parti «extrémiste et radical», éloigné des valeurs démocratiques dont elle se réclame. Cet épisode a mis en exergue le fait que l’Unité n’est pas aussi unie qu’elle a cherché à le paraître durant la campagne électorale. Ses deux autres composantes sont la Nouvelle ère (le parti de V. Dombrovskis) et l’Union civique, réputée plus dure sur les questions ethniques. Ce pourrait être là le talon d’Achille du nouveau gouvernement.

Le 3 novembre, ce dernier a été approuvé par la Saeima grâce aux 55 voix (sur 100, dont 20 % de femmes seulement) que compte la nouvelle majorité gouvernementale, plus réduite qu’initialement prévu: les 33 députés de l’Unité et les 22 de l’Union des verts et des paysans (19,7 % des voix). Cette dernière, qui a progressé de trois points par rapport à 2006, est incontestablement l’autre vainqueur des dernières élections. Et ce alors que son mentor, Aivars Lembergs, autre oligarque letton, fait l’objet de poursuites judiciaires pour abus de pouvoir, corruption et blanchiment présumés[2]. Fidèle à sa tactique, A. Lembergs se garde de s’impliquer directement dans la vie politique nationale. Il n’est ni ministre, ni même député. Mais, depuis sa ville de Ventspils, dont il est maire depuis 22 ans, il a tissé un réseau d’influence tel qu’il reste incontournable. Le parti qu’il parraine –qui n’a de vert que le nom– est de toutes les coalitions gouvernementales.

Confronté à une tâche difficile –la poursuite de l’austérité, qui marquera le budget 2011 en cours de préparation–, V. Dombrovskis aura-t-il l’autorité suffisante pour maintenir la cohésion de son nouveau gouvernement (et de l’Unité elle-même) ? Certains en doutent, alors que les deux « A. S. » attendent leur revanche et que le Centre de l’harmonie pourrait un jour les rejoindre. A. Lembergs aussi, pour peu que cela soit dans ses intérêts.

[1] Bureau de la citoyenneté et des affaires de migrations
[2] Antoine Jacob, « Imbroglio letton autour de la lutte contre la corruption », Regard sur l’Est, 1er novembre 2007.

* Antoine JACOB est journaliste installé à Riga, auteur de Pays baltes, Ed. Lignes de repères, Paris, 2009, et d’un blog sur la région, Nordiques & Baltes (http://jacobnordiques.blogspot.com)

Photo : www.mk.gov.lv