Imbroglio letton autour de la lutte contre la corruption

Un oligarque en détention, un autre sur le qui-vive, un chef de la lutte anti-corruption limogé, un Premier ministre de plus en plus controversé, un président du Parlement qui oublie une mallette bourrée de dollars, une ambassadrice américaine qui s’immisce dans le débat national… Depuis le printemps, la Lettonie traverse une période plus troublée encore que d’ordinaire, sur fond de rumeurs et de contexte économique préoccupant.


Sur le papier, pourtant, la république balte semblait sur la voie de la stabilisation politique. Lors des législatives d’octobre 2006, les partis de la coalition gouvernementale sortante étaient reconduits par les électeurs. Une première depuis 1991 et le retour à l’indépendance de cette ancienne république soviétique. Jusqu’alors, des dissensions entre membres des coalitions successives ou divers scandales avaient bouleversé les cartes entre chacune des échéances électorales.

Une apparente stabilité

Personnage à la physionomie bonhomme, le Premier ministre, Aigars Kalvitis, sortait conforté du scrutin de l’automne 2006. Ce quadragénaire (il a aujourd’hui 41 ans) pouvait espérer améliorer son record de longévité au poste qu’il occupe depuis décembre 2004. Chef du Parti du peuple (PP), il dirige une coalition de quatre formations libérales et plus ou moins nationalistes. Outre le PP, principale force au Parlement, cette coalition compte l’Union des Verts et des Fermiers –qui n’a d’écologique que le nom et sert surtout les intérêts d’un oligarque, Aivars Lembergs –, le Premier Parti de Lettonie –dirigé par un homme d’affaires trentenaire, Ainars Slesers, par ailleurs ministre des Transports – et Pour la Patrie et la Liberté, favorable à une politique sans concessions à l’égard de l’importante minorité russophone. Cette équipe dispose d’une confortable majorité au Parlement, la Saeima (59 sièges sur 100).

Est-ce par excès de confiance, manque de maturité politique ou par souci de couvrir des intérêts occultes? Toujours est-il que les partis au pouvoir ont pris, depuis leur réélection, plusieurs initiatives qui se sont retournées contre eux et ont sapé une partie du (faible) crédit dont jouit encore la classe politique parmi les 2,3 millions d’habitants du pays.

La plus récente, à l’origine de manifestations antigouvernementales, concerne le limogeage du chef du KNAB, le principal organisme de prévention et de lutte contre la corruption en Lettonie. Instituée en 2002 pour accroître les chances du pays d’adhérer à l’Otan et à l’Union européenne, cette entité ne fonctionne sans doute pas de manière irréprochable. Mais, de l’avis d’experts, elle a effectué un important travail dans une relative indépendance. A divers échelons, des centaines de juges, policiers et autres fonctionnaires, mais aussi des responsables politiques, en ont fait les frais. Cela vaut d’être souligné: l’Etat de droit n’est pas nécessairement bafoué en Lettonie. Mais aujourd’hui, le KNAB dérange plus que jamais.

Aivars Lembergs, l’oligarque

Doté de pouvoirs de police, il a fini par s’attaquer à des «gros poissons». A commencer par Aivars Lembergs, le maire de Ventspils, premier port du pays et aboutissement de la principale voie de transit du commerce russe à travers la Lettonie. En mars dernier, il a été arrêté sur une route et placé en détention pendant près de quatre mois. «C’était un événement incroyable, d’une signification symbolique égale à l’adhésion du pays à l’UE et à l’Otan», estime Roberts Putnis, le directeur de l’antenne lettone de Transparency International, une ONG luttant contre la corruption. Désormais en résidence surveillée, Aivars Lembergs attend son éventuel procès pour abus de pouvoir, corruption et blanchiment présumés.

Elu maire pour la première fois en 1988 –pendant la période soviétique–, ce petit quinquagénaire moustachu au regard perçant est l’un des hommes les plus puissants et riches du pays. Son obligé, Indulis Emsis, leader de l’Union des Verts et des Fermiers, fut un temps Premier ministre. Au total, 31 députés de divers partis auraient reçu des enveloppes de sa part. On soupçonne l’édile de Ventspils d’avoir bâti sa fortune personnelle de manière illégale, lors de la vague de privatisations ayant suivi le retour à l’indépendance. Il ne serait pas le seul à en avoir profité dans les Etats baltes, loin de là. Mais l’inimitié qu’il suscite chez ses rivaux est à la hauteur de sa fortune et de son entregent.

Par médias vassaux interposés, il menait diverses campagnes de dénigrement avant son arrestation. Aivars Lembergs s’en était notamment pris à Roberts Putnis, de Transparency International, au chef du KNAB, Aleksejs Loskutovs, et au procureur général du pays, Janis Maizitis. Autant de gens qui, disait-il, œuvrent en sous-main pour le compte du milliardaire américain George Soros, dont la fondation promeut activement la démocratie dans l’Est de l’Europe.

Le Bureau de lutte contre la corruption… corrompu?

Le 24 septembre, le gouvernement décidait de suspendre le chef du KNAB, en poste depuis mai 2004, au motif que des irrégularités comptables sérieuses auraient été découvertes dans les relevés de cet organisme financé par l’argent public. Trois semaines plus tard, la suspension était transmuée en limogeage, sur recommandation d’une commission de responsables politiques, dirigée par le procureur général. Celui-ci, mis en minorité, s’est prononcé à titre personnel contre une telle mesure.

Il reste toutefois aux députés à avaliser la décision gouvernementale. Le vote, qui devait avoir lieu rapidement, tarde à intervenir. L’examen du budget 2008 par la Saeima y est pour quelque chose. Mais le mécontentement provoqué par la destitution du chef du KNAB n’y est sans doute pas étrangère non plus. Les 18 et 24 octobre, plusieurs milliers de personnes –une foule importante à l’once balte– ont manifesté devant le Parlement. Le ministre des Affaires étrangères, Artis Pabriks (PP), a démissionné. Le nouveau président de la République lui-même a émis des critiques: Valdis Zatlers a appelé les députés à corriger les «erreurs» commises dans cette affaire, faute de quoi il serait prêt à soutenir un changement de gouvernement.

De tels propos ont étonné à Riga, dans la mesure où le Président, élu le 31 mai par le Parlement, passait pour être très favorable à Aigars Kalvitis. Lequel était allé chercher ce directeur d’hôpital pour succéder à la populaire Vaira Vike-Freiberga qui, constitutionnellement, ne pouvait pas se présenter pour un 3e mandat. Le choix d’une personnalité médicale sans expérience politique avait alors été interprété comme une reprise en main du pouvoir présidentiel (certes limité comparativement à celui du Premier ministre) par les partis de la coalition gouvernementale.

Un pouvoir critiqué

Juste avant de quitter son poste, Vaira Vike-Freiberga avait pour la première fois mis en garde publiquement contre «les oligarques», tout en laissant entendre que leurs jours étaient comptés. «L’épée de Damoclès pend au-dessus de certaines têtes», avait-elle alors lancé. Quelques mois plus tôt, elle avait mis son veto à l’adoption d’amendements législatifs qui auraient permis à un cercle plus large de dirigeants politiques d’avoir un accès accru à des informations confidentielles sur la sécurité du pays[1]. Selon Roberts Putnis et plusieurs observateurs, les Etats-Unis avaient discrètement averti la Lettonie que l’adoption de tels amendements nuirait à la confiance accordée à ce pays au sein de l’Otan.

Le 16 octobre, la représentante des Etats-Unis à Riga a pris moins de pincettes pour intervenir dans les affaires intérieures du pays. Cela s’est passé le jour où le gouvernement devait se prononcer sur le sort du chef du KNAB. Dans un discours prétexte prononcé à l’Université de Lettonie, l’ambassadrice Catherine Todd Bailey a clairement exposé le dilemme résultant de la lutte sourde qui agite le pays: Ce dernier va-t-il «renforcer l’état de droit, accroître la transparence et se développer en tant qu’Etat libre et démocratique?» Ou bien va-t-il, «à l’abri de l’UE et de l’Otan, (…) devenir le terrain de jeu de quelques individus suivant leurs intérêts et ceux de leurs amis?» Auquel cas, la Lettonie «retournera en arrière et commencera à ressembler à ces pays qui n’ont pas entrepris de grandes réformes».

Venant du principal allié des Baltes sur la scène internationale, cet avertissement n’a rien de diplomatique. Roberts Putnis a salué cette intervention, au moment où «on assiste à une bataille entre un pouvoir judiciaire qui s’affirme et des oligarques qui se sentent de moins en moins sûrs de leur immunité». Outre Aivars Lembergs, l’autre principal oligarque du pays a de quoi se faire des soucis: Andris Skele, l’homme d’affaires qui a dirigé le gouvernement dans les années 1990 et qui, de fait, contrôle le parti du Premier ministre actuel, est embarrassé par l’enquête en cours sur des irrégularités présumées dans un contrat lié au passage à la télévision numérique. De plus, le KNAB a mis à jour une manœuvre d’Andris Skele visant, selon lui, à contourner la loi limitant les dépenses électorales lors des législatives de 2006[2]. Le Parti du peuple pourrait avoir à rembourser l’équivalant de plus de 750.000 euros. Autant d’éléments qui ont incité le gouvernement à agir contre le chef du KNAB, selon Transparency International.

Enveloppes et mallettes de billets

Même si, dans le classement annuel publié par cette ONG, la Lettonie est désormais mieux placée que la Grèce ou la Pologne[3], la corruption reste un phénomène assez courant dans le pays. Cela va du patient qui glisse une enveloppe à son médecin dans l’espoir d’un traitement plus rapide –pratique dont le Président Zatlers a reconnu avoir lui-même bénéficié jusqu’à son élection– à l’achat de votes lors d’élections. Ainsi, Ainars Slesers, le ministre des Transports, avait été un temps suspendu de ses fonctions dans une affaire de cet acabit à Jurmala, la station balnéaire prisée des riches Lettons et Russes.

Que penser de l’impact de ces scandales dans l’opinion publique? Ou de la mésaventure arrivée à l’ancien Premier ministre Indulis Emsis? En octobre 2006, ce proche du maire de Venstpils avait oublié une mallette dans la cantine du siège du gouvernement avec, à l’intérieur, plus de 6.000 dollars en coupures. Il a eu beau objecter qu’il venait d’emprunter cet argent à une connaissance pour l’achat d’un tracteur, l’histoire a fait le tour du pays. Depuis, il a dû démissionner de la présidence du Parlement, après l’ouverture d’une enquête sur de faux témoignages qu’il aurait faits dans le cadre de procédures en cours à Ventspils, concernant des affaires de corruption et de blanchiment d’argent.

Dans un tel contexte, l’avenir de la coalition gouvernementale n’est plus assuré. La priorité des priorités est l’adoption du budget par le Parlement, prévue en troisième et dernière lecture le 8 novembre. Et ensuite? Aigars Kalvitis doit, en principe, se rendre en visite officielle aux Etats-Unis. Toutefois, selon des indiscrétions parues dans la presse, les dirigeants du PP (donc Andris Skele) lui cherchent un potentiel successeur au cas où les affaires tourneraient trop mal. Avec le ferme espoir, quoi qu’il arrive, de garder toutefois les rênes du pouvoir.

[1] Lire La Lettre du Courrier des pays de l’Est, n° 33, mars 2007, http://www.ladocumentationfrancaise.fr/revues-collections/courrier-pays-est/lettre/lettre33.shtml.
[2] Le KNAB a pu présenter les conclusions de son enquête sur le financement des législatives de 2006 le 24 octobre, soit après la décision gouvernementale de limoger son chef. Pour la première fois, les dépenses liées à la campagne électorale étaient plafonnées. Le Premier parti letton d’Ainars Slesers est l’autre formation à avoir nettement dépassé cette limite, selon le KNAB.
[3] Parmi les Baltes, la Lettonie se classait en 2006 au même niveau que la Lituanie et derrière l’Estonie, en butte ces dernières semaines à une importante affaire de corruption.

* Antoine JACOB est journaliste indépendant installé à Riga, travaille notamment pour Le Figaro en Europe du Nord.
Photo : Parlement (www.saeima.lv)