Russie, Pays Baltes : l’OTAN vu de l’Est

"Ce qui fait bouger les peuples, ce ne sont pas seulement les faits tels qu'ils sont en eux-mêmes mais tels qu'ils sont perçus par les peuples", estime François Thual, en référence à ce que Yves Lacoste appelle le poids des représentations[1].


Au delà des réalités politiques et militaires, les pays baltes et la Russie développent chacun leurs perceptions des menaces, avec, en filigrane, l'appréciation d'un OTAN tantôt protecteur, tantôt impérialiste.

La mainmise russe

Pour comprendre l'attachement balte à intégrer l'Alliance Atlantique, il faut se souvenir de l'objet de convoitise qu'ont représenté ces territoires auprès des puissances baltiques, en particulier la Russie, durant des siècles. Ils durent subir notamment une intense politique de russification aux 19ème et 20ème siècles, avec une indépendance fugace de 1920 à 1939. Accompagné d'un protocole secret de partage des zones d'influence, le pacte germano-soviétique d'août 1939 offrait à Moscou l'annexion des pays baltes, qui ne recouvrèrent leur indépendance qu'avec la chute de l'URSS.

Inquiets de cet immense potentiel à leurs portes, les trois petits pays nouvellement indépendants ont voulu obtenir protection et sécurité face au géant russe[2]. L'angoisse qu'installe à nouveau, à Moscou, un régime fort qui tente de les réincorporer dans le giron russe est toujours vivace, comme si les erreurs passées ou la différence de superficie devaient forcément être interprétées comme un désir naturel de la Russie de les occuper. Insistant sur leur appartenance identitaire à l'Europe, les Baltes revendiquent le droit de sortir enfin de l'influence russe, en intégrant ces institutions européennes qui évoquent d'ailleurs une " dette historique " à leur encontre.

Fin 1997, les trois Etats refusent la proposition russe de coopération politique et militaire, malgré le report sine die de leur adhésion à l'Otan, au sommet de Madrid. "Nous tendons la main aux Baltes, c'est à eux maintenant de faire un geste. S'ils nous répondent que l'adhésion à l'OTAN est la seule chose qui compte pour eux, alors le problème demeurera", déclarait E. Primakov[3]. Et le problème demeure car l'appartenance à l'OTAN est un objectif majeur pour ces pays. Qualifié de "nouveau Yalta" par la presse balte, l'ajournement de l'entrée dans l'Alliance fait craindre l'émergence d'un "veto de fait" de la Russie sur le processus d'élargissement.

Le plus court chemin vers l'ouest passe vers l'est ?

Les pays baltes ont régulièrement mis en avant la menace russe pour être admis plus rapidement dans l'Alliance atlantique. Progressivement, l'entrée dans l'OTAN (mais également dans l'Union européenne) présumant des relations de bon voisinage, les Baltes ont adopté une politique plus conciliante avec la Russie. C'est le cas en particulier de Vilnius, qui entend favoriser le dialogue et la recherche d'objectifs communs, mais en respectant le droit pour chaque Etat de définir et de renforcer ses propres moyens sécuritaires, dont l'adhésion aux alliances de son choix[4]. L'absence de menace militaire immédiate, couplée à l'émergence de défis d'un type nouveau pour la sécurité (criminalité transfrontalière, menaces environnementales…) ont initié cette nouvelle ligne de pensée[5]. La menace russe n'est plus un thème porteur, en témoigne le cuisant échec du parti conservateur lituanien de Vytautas Landsbergis aux élections législatives du 8 octobre 2000. Son discours inquiétant sur le retour de l'impérialisme russe lui a d'ailleurs valu les critiques du Président Adamkus, estimant qu'une telle attitude affectait la candidature de la Lituanie.

Les Estoniens et les Lettons soutiennent plus volontiers la candidature de leur pays à l'OTAN les opinions favorables étant passées de 56% à 40% entre 1998 et 2000. Si l'adhésion à l'OTAN reste une priorité pour l'ensemble de la classe politique lituanienne, des divergences se font jour sur le rythme des réformes à engager pour y parvenir (la gauche et le centre-gauche prône par exemple une augmentation moins rapide du budget de la défense au profit de l'éducation).

Le désir d'intégrer rapidement l'organisation varie en fonction des relations avec la Russie et de l'image que cette dernière donne aux populations concernées. La Lettonie et, dans une moindre mesure aujourd'hui, l'Estonie, affichent une volonté plus marquée que la Lituanie, de part leur rapports encore tendus avec Moscou.

Au delà de la question russe, les Baltes refusent de rester dans une zone grise de sécurité (et de prospérité), coincés entre l'OTAN et la CEI. L'entrée dans l'Alliance, la seule organisation de sécurité qui paraisse efficace (Bosnie, Kosovo) aux yeux des anciens membres du Pacte de Varsovie, est "quelque chose de très important du point de vue politique et psychologique, parce que cette adhésion représente pour nous un sentiment de sécurité dans cet environnement incertain" déclarait V. Usackas, le vice-ministre lituanien des Affaires étrangères, en septembre 1999[6].

Nous aimons à répéter que la Russie est un grand pays

En Russie, le sentiment à l'égard de l'élargissement de l'OTAN aux Pays baltes est clair. En février 1998, le vice-ministre russe des Affaires étrangères déclarait "Si malgré toutes nos mises en garde d'anciennes républiques soviétiques devaient faire partie de l'OTAN, la stabilité en Europe serait menacée et nous reconsidérerions inévitablement nos relations avec l'Alliance atlantique"[7].

A la fin de la guerre froide, Moscou veut rompre avec son passé soviétique et participer au nouvel ordre international grâce à une coopération accrue avec les Occidentaux. Néanmoins, la Russie vit très mal son refoulement politique, économique et militaire de l'espace centre-européen. En 1994, le Président Eltsine déclare dans un discours à la Nation: "Nous aimons à répéter que la Russie est un grand pays, ce qui est une réalité, mais alors que notre politique étrangère corresponde à cette réalité". La Russie entame alors une réorientation progressive de sa politique extérieure, où la défense des intérêts nationaux et l'émergence d'un monde multipolaire deviennent des priorités.

Un pays obsédé par son rang international

Moscou dénonce la prééminence de l'OTAN en Europe et les nouvelles lignes de division qui se dessinent sur le continent. La Russie s'estime écartée des décisions, quand elle ne sent pas désignée comme étant l'agresseur potentiel à contenir.

L'Ambassadeur de Russie en France, Nikolaï Afanassievski, déclarait peu après l'intervention alliée en Yougoslavie, que les relations à venir entre la Russie et l'Otan dépendront "en majeure partie de l'attitude qu'adoptera l'OTAN: si elle est prête à jouer fair play en Europe, si elle œuvre effectivement pour la stabilité et la sécurité, et non pas pour des intérêts ou des visées purement géopolitiques, nous pensons que la coopération est possible"[8]. Les déclarations de ce type sont fréquentes et témoignent du fait que Moscou craint plus l'isolement que la menace militaire. Cependant, les dirigeants russes se montrèrent peu capables, ou peu désireux, de construire progressivement leur influence dans les structures de l'Alliance.

Hubert Védrine, ministre français des Affaires étrangères, expliquait que la réaction actuelle des responsables russes était typique de la part des dirigeants d'un pays à la fois humilié et obsédé par son rang international et soucieux d'enrayer son déclin[9]. L'incapacité russe à faire entendre sa voix sur la scène internationale a engendré dans ce pays, peu habitué à un tel traitement, un sentiment de frustration. Plus qu'une menace militaire, l'OTAN représente une menace pour l'influence - la puissance - russe en Europe. L'épisode du Kosovo a engendré un regain massif des sentiments anti-occidentaux, surtout anti-américains, chez les Russes. L'élection de Vladimir Poutine est due en partie à un discours promettant le rétablissement de la fierté nationale, en adoptant une attitude ouverte mais ferme à l'égard de l'Occident. Afin de redorer son image, l'OTAN a décidé de consacrer une part substantielle de son budget opérationnel (250 millions de francs belges) pour l'Information de l'opinion publique russe[10].

La fragmentation idéologique de l'élite russe [11]

L'élite politique russe est néanmoins divisée. La perception des menaces varie selon les courants de pensées qui se nourrissent plus de la défense d'intérêts privés que d'une idéologie marquée. Les "anti-occidentaux", schématiquement représentés par les responsables du complexe militaro-industriel, l'opposition de gauche, les nationalistes, certains militaires et, pour sa variante la plus souple, des personnalités telles que E Primakov, I. Sergueev ou I. Ivanov, s'opposent régulièrement aux "pro-occidentaux", qui voient dans la coopération avec l'ouest une ouverture économique et estiment que les réelles menaces viennent plutôt du terrorisme international et de la prolifération des armes de destruction massive. Pour eux, l'avenir sera assombri, non pas par une attaque d'envergure venue de l'Ouest, mais par des conflits régionaux de basse intensité. Les doctrines militaires russes et autres concepts de sécurité nationale sont empreints de cette opposition au sommet.

Il reste à espérer que les perceptions russes et baltes finissent enfin par converger, pour le plus grand bénéfice de la stabilité et de la sécurité en Europe.

 

 

Par Carole CHARLOTIN

 

 

[1]François Thual, directeur d'études au Collège Interarmées de Défense, au colloque "La Russie, l'Etranger proche et l'Europe", les 19 et 20 novembre 1999 au centre culturel de Russie à Paris.
[2]En 1999, la Lituanie comptait 12 130 militaires actifs, l'Estonie 4 800, la Lettonie 5 730 et la Russie plus de 1 000 000 (Military Balance 1999-2000, IISS, Londres).
[3]Le Monde, 5 décembre 1997.
[4]Lire le discours de V. Usackas, Conférence de Vilnius, septembre 1998.
[5]Lire notamment Varvuolis (G.), "La sécurité coopérative et la politique régionale lituanienne", Le Courrier des Pays de l'Est, N°1003, mars 2000, pp. 30-38.
[6]La lettre de l'Ambassade de Lituanie, N°4, hiver 2000.
[7]Rossiïskie Vesti, 18 février 1998.
[8]La Revue Internationale et Stratégique, N°36, Hiver 1999-2000.
[9]Audition de M. H. Védrine, Assemblée Nationale, Commission de la Défense et des Forces armées, Compte-rendu N°29, 8 mars 2000.
[10]J. Shea, directeur de l'Information à l'Otan, à la réunion du comité politique de l'Association Transatlantique, en octobre 2000
[11]Lire Fiodorov (Iouri), "La pensée stratégique russe" in Facon (I.) et Boyer (Y) (Dir.), La politique de sécurité de la Russie, FRS, Ed. Ellipses, 2000.