Russie : que reste-t-il de l’aide soviétique à la République populaire du Kampuchéa?

Les années 1980 ont constitué le pic des relations soviéto-cambodgiennes. Aujourd’hui, quelques vestiges témoignent de l’influence soviétique au Cambodge, comme l’hôpital de l’amitié khméro-soviétique, le boulevard de la Fédération de Russie et le marché russe de Toul Tom Poung. Mais, malgré le pivot asiatique annoncé par Moscou, les relations russo-cambodgiennes restent incomparablement plus faibles.


Rencontre entre le Commandant en chef des forces terrestres russes, le général d’armée Oleg Salioukov, et le Commandant des forces terrestres du Royaume du Cambodge, le général de corps d’armées Hun Manet, août 2019 (copyright : wikimedia commons). Après avoir connu un âge d’or depuis son indépendance en 1953, le Cambodge a sombré en 1970 dans une guerre civile de cinq ans, avant de subir la terreur du régime marxiste-léniniste des Khmers rouges de 1975 à 1979. Ainsi, le pays a été totalement dévasté par près d’une décennie de violence. Les Khmers rouges ont vidé les villes de leurs habitants, aboli la monnaie et entraîné la mort de près d’un quart de la population de l’époque. L’invasion vietnamienne du Cambodge, soutenue par l’URSS en matériels militaires, a permis de libérer le pays de ses oppresseurs, le 25 décembre 1978. Un régime pro-vietnamien, la République populaire du Kampuchéa (RPK), a alors été mis en place, le 11 janvier 1979. Il contribuera au développement des relations soviéto-cambodgiennes qui, tout au long des années 1980, vont se traduire par une aide soviétique vitale au Cambodge du RPK.

Au cœur de l’aide soviétique, des intérêts géopolitiques et une solidarité idéologique

Dans le contexte de la Guerre froide, l’instauration d’un régime pro-vietnamien au Cambodge a conduit à l’isolement politique et économique du pays par la communauté internationale. Ce blocus a été extrêmement pénalisant pour le Cambodge qui, en 1979, entame à peine son « année zéro ». Alors que son existence est totalement niée, seuls l’URSS et les pays socialistes frères reconnaissent alors la légitimité du régime de Phnom Penh.

Le soutien soviétique à la République populaire du Kampuchéa s’explique tout d’abord par des facteurs géopolitiques. Alors que la rivalité soviéto-américaine structurait l’ordre international, l’URSS cherchait à renforcer le bloc communiste. Au niveau régional, il s’agissait de faire contrepoids à l’influence américaine en Asie du Sud-Est et de neutraliser la menace posée par le rapprochement entre les Etats-Unis et la Chine. C’est ainsi que l’URSS a décidé de soutenir les régimes socialistes alliés en Asie du Sud-Est, le Vietnam et le Cambodge. L’aide soviétique à la RPK était un moyen pour Moscou de prévenir les troubles provoqués par les Khmers rouges soutenus militairement et financièrement par la Chine.

L’implication de l’URSS au Cambodge était également justifiée par une solidarité idéologique. A travers cette aide, l’URSS souhaitait manifester son soutien à un régime marxiste-léniniste allié et promouvoir le modèle de développement socialiste, par opposition au modèle capitaliste occidental de développement supposé aggraver les inégalités sociales et économiques. Cette aide reflétait également la volonté soviétique de reconstruire le Cambodge, un pays totalement ravagé par une guerre civile et quatre ans d’« autogénocide ». Participer à la reconstruction du Cambodge constituait une opportunité pour l’URSS de consolider son influence dans la péninsule sud-est asiatique.

Une assistance soviétique technique et multisectorielle essentielle à la reconstruction du Cambodge

Totalement dévasté par des années de violence ayant provoqué la mort de près de 2 millions de personnes, rompu le tissu social et économique et provoqué l’isolement international, le Cambodge va accueillir l’aide soviétique à bras ouverts. Elle représentait à l’époque son seul espoir de rétablissement et de reconstruction. C’est ainsi que les années 1980 vont devenir la période la plus dynamique dans l’histoire des relations soviéto-cambodgiennes.

Cette aide était moins de nature politique que technique, la constitution et la gestion du nouveau gouvernement cambodgien étant laissées à la discrétion de son principal allié sud-est asiatique, le Vietnam. Premier partenaire commercial de la RPK de 1979 à 1990, l’URSS a signé, le 30 janvier 1982, des accords de coopération dans plusieurs domaines. D’après Anatoly Borovik, ambassadeur de la Fédération de Russie au Cambodge, l’aide globale fournie par le bloc de l’Est au Cambodge s’est élevée en moyenne à 100 millions de dollars par an, de 1979 à 1990, dont 80 millions venant de l’URSS(1). Cette aide s’est manifestée de différentes manières, notamment à travers l’envoi de conseillers techniques soviétiques sur place pour former la population locale et recréer un tissu socio-économique, mais également à travers la fourniture d’équipements.

Dans le domaine militaire, des conseillers ont été envoyés sur place pour reconstituer et former les Forces armées cambodgiennes afin de lutter contre les insurrections des Khmers rouges retranchés à la frontière khméro-thaïe. Jusqu’en 1989, on recensait près de 5 000 conseillers soviétiques au Cambodge(2). D’importantes quantités d’armes, de munitions et de matériel militaire étaient livrées par l’URSS. En 1980 par exemple, le Cambodge a reçu des armes légères et semi-lourdes (mortiers de 82 et 120mm), une dizaine de chars T 54 et d’hélicoptères de combat Mi-8 et Mi-24(3).

Sur le plan de l’éducation et de la culture, l’aide prodiguée a été vitale pour la société cambodgienne. Les conseillers soviétiques, souvent de nationalité russe, ont participé à la rénovation des écoles et des universités cambodgiennes, à l’éducation de la population – avec, notamment, des cours de langue russe dans les universités – mais également à leur formation à divers corps de métier (en tant que fonctionnaires, cadres ou encore ouvriers). Des bourses d’études ont également été délivrées pour permettre aux étudiants cambodgiens de bénéficier d’une meilleure éducation : ils partaient étudier en Russie, en Hongrie, en Tchécoslovaquie et en Allemagne de l’Est, pour apprendre la langue du pays d’accueil pendant 2 ans, avant d’entamer une formation technique durant 3 à 4 ans. L’éducation a été particulièrement investie par les Soviétiques dans la mesure où elle leur permettait de diffuser l’idéologie communiste dans un contexte international de fragilisation de ce modèle. C’est ainsi que près de 2 000 Cambodgiens ont bénéficié de ces bourses d’études soviétiques à partir de 1980(4).

La santé constituait un autre secteur majeur de cette aide. Selon Esmeralda Luciolli(5), la présence « occidentale » dans ce secteur durant les années 1980 était principalement le fait de Soviétiques, de Hongrois, de Tchécoslovaques et d’Allemands de l’Est. Le Cambodge manquait à la fois de personnel soignant, d’équipements médicaux et de médicaments. Par exemple, des Russes assuraient la gestion complète de l'hôpital khméro-soviétique de Phnom Penh, entièrement rénové par l’URSS. Le pays assurait également la formation des infirmières cambodgiennes et les médecins sur place étaient majoritairement soviétiques. Les étudiants cambodgiens allaient étudier la médecine à l’université russe de l’Amitié des peuples Patrice Emery Lumumba à Moscou. A leur retour au Cambodge, ils ont ainsi participé à recréer le corps médical cambodgien.

L’URSS a aussi contribué à rétablir l’agriculture et l’industrie cambodgiennes, permettant de faire redémarrer l’économie, à l’arrêt depuis 1975 : 35 000 tonnes d’engrais ont été livrées entre 1979 et 1989, 2 000 tracteurs soviétiques entre 1979 et 1990 ; en 1985, un Institut agricole a été créé pour former des agronomes ; de même, l’URSS a contribué à la formation d’ouvriers qualifiés dans les industries légères du textile et du caoutchouc.

Une aide alimentaire (pour l’équivalent de 56 millions de dollars en 1979 et 62 millions en 1980) a également été distribuée à la RPK, dont la sécurité alimentaire avait été totalement compromise par les Khmers rouges.

L’URSS a par ailleurs contribué à la rénovation des infrastructures détruites ou abandonnées, qu’il s’agisse de routes, de ponts ou encore des bâtiments publics (hôpitaux, écoles).

1985, un tournant dans l’aide soviétique

Si elle a contribué à reconstruire le Cambodge, cette aide s’est néanmoins avérée insuffisante au vu des immenses besoins du pays, de l’embargo international dont il était victime mais aussi de la déliquescence économique de l’URSS.

L’arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev en 1985 a constitué un tournant dans l’aide soviétique prodiguée aux pays socialistes du Tiers-Monde. Prenant acte des difficultés économiques internes à l’URSS (stagnation de la production, pénurie de ressources, dépenses militaires représentant 30 à 40 % du budget…), M. Gorbatchev opta dès 1986 pour des réformes économiques et sociales radicales qui eurent notamment pour conséquence un relatif abandon par l’URSS et ses alliés de leur soutien aux pays tiers. Ce retrait, intervenu trop tôt pour le Cambodge, força le pays à s'ouvrir au marché international et au capitalisme, à travers une libéralisation de son économie.

Sur le plan géopolitique, à l’occasion du 17ème Congrès du Parti communiste (Vladivostok, mai 1986), M. Gorbatchev dévoila la nouvelle politique asiatique de son pays et annonça « une position moins conflictuelle envers le monde extérieur ». Cette ouverture à la négociation favorisa la normalisation des relations entre Moscou et Pékin, notamment à travers le règlement du conflit cambodgien, réclamé par la Chine depuis mars 1983. Dès lors, l’URSS a réduit son soutien militaire au régime pro-vietnamien de Phnom Penh et encouragé le Vietnam à se rapprocher de la Chine et à retirer ses troupes du Cambodge (ce qui fut effectif le 15 septembre 1989). Ces troupes seront progressivement remplacées par celles de l’armée populaire cambodgienne reconstituée, formée par les experts militaires soviétiques et vietnamiens.

La dislocation de l’URSS en 1991 a créé un vide dans les relations russo-cambodgiennes, devenues minimales. Depuis le pivot asiatique annoncé par Moscou en 2015, les relations bilatérales se développent de nouveau, mais à l’ombre de la Chine, désormais premier partenaire commercial du Cambodge.

Notes :

(1) Rinith Taking, « Closer diplomatic relationship between Cambodia and Russia », Khmer Times, 28 décembre 2020.

(2) François Guilbert, « L’aide soviétique à la consolidation de la République Populaire du Kampuchea », Revue d’études comparatives Est-Ouest, 22(1), 1991, pp. 37‑56.

(3) Nicolas Regaud, Cambodge dans la tourmente : le troisième conflit indochinois 1978-1991, Ed. L’Harmattan, Paris, 1992, p. 72.

(4) Im François, La question cambodgienne dans les relations internationales de 1979 à 1993, Ed. L’Harmattan, Paris, 2006, pp 114-117.

(5) Entretien à propos de l’aide soviétique dans le domaine médical mené par l’auteure avec Esmeralda Luciolli, médecin ayant travaillé au Cambodge de 1984 à 1986 au sein de la Croix Rouge puis de Médecins sans Frontières, 13 novembre 2024, visioconférence).

 

Vignette : Rencontre entre le Commandant en chef des forces terrestres russes, le général d’armée Oleg Salioukov, et le Commandant des forces terrestres du Royaume du Cambodge, le général de corps d’armées Hun Manet, août 2019 (copyright : wikimedia commons).

 

* Chloé Camus est étudiante khmérisante en Master 2 Relations internationales à l’INALCO.