Le 24 mars 2025, l'Union des Comores a donné son accord à l'établissement d'une ambassade russe dans la capitale Moroni. Cette annonce est intervenue quelques jours à peine après celle, exprimée par le ministre français des Outre-Mer Manuel Valls, concernant l’établissement d’une nouvelle base navale sur l'île de Mayotte, décision immédiatement condamnée tant par les gouvernements russe que comorien.
C'est une nouvelle étape dans le rapprochement historique entre l'archipel et Moscou, en dépit de l'actuelle invasion russe de l'Ukraine comme de la faiblesse des flux commerciaux bilatéraux. Au-delà de ce que l'évènement dit de la rivalité franco-russe sur le continent africain, il signale un effritement du soutien à l'Ukraine dans la sous-région.
L'archipel des Comores, une république fédérale et un département français
Situé à 300km des côtes est-africaines et à 400km de Madagascar, l'archipel des Comores est formé de quatre îles volcaniques : Grande Comore, Anjouan, Mohéli et Mayotte, toutes anciennes colonies françaises. Tandis que les trois premières ont obtenu leur indépendance en 1975, la dernière est restée un territoire d'outre-mer puis, depuis 2011, un département français.
Cette situation juridiquement aberrante est à l'origine de tensions persistantes entre l'Union des Comores et la République française à propos de « l'île sœur ». Les Comores revendiquent Mayotte depuis leur indépendance, revendication inscrite dans la Constitution mais aussi dans le dessin du drapeau à quatre bandes, et elle est régulièrement réitérée devant l'Assemblée générale des Nations unies (AGNU).
La position comorienne s'appuie sur le principe de l'indivisibilité (uti possidetis juris), quand Paris lui oppose le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes : en effet, les Mahorais ont été consultés à propos de l'indépendance en 1974 et 1976, puis concernant la départementalisation en 2009. Notons ici que la position française a récemment été affaiblie par le parallèle avec l'archipel des Chagos, revendiqué par l'île Maurice au nom du même principe mais conservé par le Royaume-Uni et qui a fait l'objet d'un accord bilatéral actant le principe d'une rétrocession (3 octobre 2024).
Depuis l’indépendance, la France et les Comores maintiennent toutefois des liens étroits et privilégiés. Ceux-ci, comme ailleurs sur le continent, sont ardemment débattus et rejetés par l'opposition. L'immigration – la diaspora comorienne en France représente une population équivalente à celle de Grande Comore – et Mayotte restent néanmoins des questions sensibles et d'évidents points faibles de la stratégie française en Afrique. La pénurie en eau, les restrictions au droit du sol, l'opération Wuambushu policière française (2023 et 2024) ou les dégâts provoqués par le cyclone Chido (décembre 2024) ont récemment participé à un renouvellement des tensions bilatérales.
Un intérêt russe grandissant
Or, sur la question mahoraise, la Russie peut revendiquer la constance de sa position pro-comorienne, et ce depuis 1976. Peu importe que le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov ait justifié l'annexion de la Crimée en 2014 par ce précédent français. Les Comores s'étaient d'ailleurs abstenues lors du vote d'une résolution condamnant cette annexion à l'AGNU.
Pareillement, peu importe que les flux commerciaux bilatéraux soient négligeables. L'archipel, l'un des pays les plus pauvres du monde, exporte essentiellement du girofle, de l'ylang-ylang et de la vanille à destination de la France et de l'Inde. Et l'invasion d’ampleur de l'Ukraine par la Russie en 2022 a entraîné, là comme ailleurs en Afrique, une inflation importante.
L'Union des Comores entretient toutefois des relations amicales avec l'Ukraine, qui s'étaient concrétisées par un accord signé en 2017, instituant des bourses d'études destinées aux étudiants comoriens. Ces derniers ont d’ailleurs été directement affectés par la guerre actuelle. Depuis 2022, les Comores soutiennent désormais régulièrement la position ukrainienne à l'AGNU.
Azali Assoumani, président de l'Union de 1999 à 2002 et depuis 2006, s'est rendu en Russie lors des deux sommets Russie-Afrique organisés à Sotchi en 2019 et à Saint-Pétersbourg en 2023. Ces rencontres, ainsi que les visites du ministre comorien des Affaires étrangères El-Amine Souef à Moscou en novembre 2018 et du vice-ministre russe des Affaires étrangères Mikhail Bogdanov à Moroni en mars 2019, ont été le déclencheur d'un intérêt grandissant de la Russie pour le petit État insulaire. Les relations bilatérales ont depuis été élevées à un niveau stratégique.
Un nouveau coup d'accélérateur a été donné en 2024, avec l'octroi de bourses d'études à des étudiants comoriens et l'inauguration d'une Maison russe (centre culturel russe) à Moroni. Russie et Comores se sont de plus entendues, jusqu'ici sans conséquence pour le soutien comorien à l'Ukraine, pour coordonner leurs positions à l'Organisation des Nations Unies.
Ces progrès saisissants, accompagnés de l'identification de très vastes domaines pour l'approfondissement de la coopération – pêche, transport maritime, agriculture, énergie, sécurité – s'inscrivent dans le contexte des opérations Wuambushu et Wuambushu 2 sur l'île de Mayotte (2023 et 2024).
L'annonce de l’ouverture d'une ambassade de Russie à Moroni, décidée dans la foulée de l'annonce par le ministre français des Outre-Mer Manuel Valls à propos du soutien à l’établissement d’une nouvelle base navale sur l'île contestée, se comprend là encore comme un signal envoyé à Paris. Le gouvernement comorien a en effet dénoncé la « militarisation » de Mayotte, soutenu en cela par une Russie qui affirme régulièrement le caractère « illégal » de la présence française sur ce territoire : cela a été le cas notamment avec la déclaration de l'ambassadeur de Russie à Madagascar et aux Comores Andreï Andreev ou, plus récemment, de la porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères Maria Zakharova.
Une région à l'importance stratégique accrue
Si la rivalité franco-russe en Afrique est bien l'une des clefs de compréhension expliquant ce rapprochement russo-comorien, l'archipel est aussi au cœur d'un espace où rivalisent les influences de nombreuses puissances, grandes et moyennes. Les Comores, situées au nord du canal de Mozambique, ont en effet vu leur importance stratégique renforcée par le discours géopolitique sur l'Indo-Pacifique et par la démonstration faite par les Houthis et les pirates somaliens de la vulnérabilité du trafic maritime transitant par Suez.
C'est dans ce cadre qu'il faut comprendre, non seulement les partenariats économiques et stratégiques conclus avec les Émirats arabes unis (2023) et l'Arabie saoudite (2024), mais aussi le soutien chinois dans le dossier mahorais ou encore les invites des États-Unis et de l'Inde concernant la sécurité maritime. L'Union des Comores, malgré une attractivité économique limitée et des infrastructures insuffisantes, vit un moment géopolitique crucial, dont la gestion pourrait soit favoriser son développement, soit en faire le théâtre des rivalités mondiales.
L'érosion du soutien de l'Afrique de l'Est à l'Ukraine
L'Ukraine, qui depuis l'invasion à grande échelle russe développe une politique africaine propre, est actuellement en perte de vitesse dans cette même région. L'initiative Grain from Ukraine, dont certains des principaux bénéficiaires se situent en Afrique de l'Est (Éthiopie, Kenya, Mozambique, Somalie, Soudan, Tanzanie), n'a pas empêché cette érosion, et ce malgré la conditionnalité des dons russes de céréales à six pays africains (dont l'Érythrée et la Somalie).
Anciens soutiens ukrainiens, Madagascar, qui a vu sa dette envers l'ex-URSS convertie en un programme de développement, et le Kenya, qui pourtant s'est vu désigner en 2024 comme un allié majeur hors-OTAN des États-Unis, s'abstiennent désormais. Les pays qui ont soutenu le vote de la dernière résolution pro-ukrainienne à l'AGNU (24 février 2025) incluent l'île Maurice, qui envisage dans le même temps un partenariat avec la Russie, les Seychelles, où les touristes russes représentent encore le troisième plus gros contingent, ou encore la Somalie, dont la dette détenue par Moscou a récemment été annulée.
Si l'accord russo-comorien de 2024 ne s'est pas (encore) traduit par un lâchage de l'Ukraine à l'AGNU, les Comores ont par contre été l'un des 17 pays à soutenir la position russo-serbe concernant l'instauration par l'ONU d'un jour de commémoration du génocide de Srebrenica. Il ne faut donc attribuer aucun caractère définitif à l'actuel soutien de Moroni à Kyiv.
Vignette : Rencontre entre le président de l’union des Comores Azali Assoumani et le président russe Vladimir Poutine, Saint-Pétersbourg, 27 juillet 2023 (source : kremlin.ru).
* Mathieu Gotteland est docteur en histoire de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne et analyste pour les think tanks africains CRCA et CACD.
Pour citer cet article : Mathieu GOTTELAND (2025), « Russie : une véritable stratégie à l’égard des Comores? », Regard sur l'Est, 26 mai.