Depuis la perestroïka, l'Europe centrale et orientale a connu des transformations politiques et économiques qui ont également bousculé les repères identitaires. En Russie, l'affaiblissement de l'Etat a permis l'émergence de nouveaux acteurs, parmi lesquels, entre autres, les régions et les municipalités; leur place a été redéfinie dans la nouvelle Fédération.
À Saint-Pétersbourg, capitale déchue de l'Empire russe, le contexte post-soviétique a pu être perçu comme une opportunité de repositionner la ville au centre du pays: il s'est agi alors de redonner sens à la notion de capitale, que les Pétersbourgeois n'ont jamais complètement cessé d'attribuer à la ville de Pierre.
Saint-Pétersbourg est le nom donné par Pierre le Grand à la ville qu'il a fait construire, au début du 18e siècle sur les bords de la Baltique, aux confins de la Russie mais aux portes de l'Europe. Elle remplace alors Moscou, qu'elle ne cesse depuis de concurrencer, comme capitale du vaste Empire russe. En 1918, à la suite de la révolution bolchevique, Pétrograd -la ville est rebaptisée ainsi à la veille de la Première guerre mondiale en raison de la résonance allemande de son nom d'origine-, est délaissée par les révolutionnaires au profit de Moscou qui devient non seulement la capitale de l'URSS, mais aussi celle de la République socialiste soviétique de Russie (RSFSR).
Pétrograd, renommée Leningrad en 1924 en l'honneur du défunt Lénine, n'obtient qu'un statut fédéral, au sein de la République de Russie, comme la plupart des grandes villes d'Union soviétique. Ses dirigeants interprètent pourtant ce statut comme celui de "seconde capitale" et luttent depuis pour que celle-ci n'embrasse pas le destin d'une simple municipalité de province dont le rayonnement se limiterait à sa région.
Le Blocus de Leningrad pendant la Seconde guerre mondiale fait de cette ville un symbole de la défense de la patrie. Ses élites parviennent ensuite à la transformer en capitale industrielle, spécialisée dans les technologies de pointe, et en modèle de développement économique et social pour le pays. Certes, Leningrad n'a plus sa prééminence politique, mais ses dirigeants s'attachent alors à compenser cette perte dans d'autres domaines. Les transformations consécutives à la perestroïka et à la chute de l'URSS offrent de nouvelles opportunités de redéfinir son identité et, par conséquent, sa position en Russie. A quoi ont-elles abouti?
Capitale du parlementarisme?
Avec la perestroïka, Leningrad retrouve une place centrale dans les mutations politiques et économiques du pays. En 1990, les élections du "soviet le plus réformateur de Russie" placent la ville à l'avant-garde de la lutte contre le communisme, tandis qu'une partie de ses administrateurs, de jeunes économistes libéraux, préparent les privatisations locales puis nationales. Le 12 juin 1991, Saint-Pétersbourg est préféré à Leningrad (non sans provoquer un débat national sur sa place en Russie) le jour où A. Sobtchak en est élu maire et B. Eltsine président de la République russe, tous les deux sur le thème de la poursuite des réformes. La population de la ville, comme ses dirigeants, s'illustrent ensuite dans la défense de ces transformations, menacées par la tentative de putsch de l'été 1991, avant même que la situation à Moscou ne tourne à l'avantage de ceux qu'on appelait alors les démocrates, par opposition aux communistes et aux nationalistes.
Mais Saint-Pétersbourg est-elle réellement devenue un modèle de démocratisation pour le pays, comme le souhaitaient ses élites politiques regroupées au sein du parlement local? En 1993, son statut fédéral est confirmé par la Constitution de la nouvelle Fédération de Russie, ce qui autorise ses dirigeants à redéfinir l'ordre institutionnel local. C'est chose faite en 1998 avec l'adoption de la Charte de Saint-Pétersbourg qui promeut un régime local de checks and balance, transformant ainsi la ville en capitale du parlementarisme et en symbole de la lutte contre l'arbitraire du pouvoir exécutif, local mais aussi national: ses lois y ont la primauté sur celles adoptées à Moscou, si ces dernières s'avèrent contraires à la Charte[1]. Mais celle-ci est restée lettre morte face à la suprématie du chef de l'exécutif qui, de facto, gouverne seul.
En outre, l'idée de faire de Saint-Pétersbourg une capitale du parlementarisme, entendu cette fois comme un lieu d'accueil pour de multiples institutions législatives, n'a jamais été tout à fait abandonnée: V. Matvienko, à la tête du gouvernement de la ville depuis le 5 octobre 2003, a proposé dès son élection d'y accueillir la Cour constitutionnelle et la Cour suprême d'arbitrage de la Fédération de Russie. Ces projets ont toutefois peu de chances de se réaliser.
Capitale du crime
Les transformations n'ont pas affecté seulement la nature du régime, mais l'ensemble des structures économiques et sociales. L'Etat central s'est cruellement désengagé, la capitale industrielle a vu sa production chuter et le chômage apparaître. Deux orientations de politique urbaine, liées à deux conceptions de la ville, se sont alors affrontées: Saint-Pétersbourg devait-elle devenir la capitale financière et touristique de la nouvelle Russie, telle que l'envisageait A. Sobtchak, son maire de 1991 à 1996? Ou bien retrouverait-elle une place centrale en endossant à nouveau le statut de capitale industrielle, comme le proposait V. Iakovlev, son gouverneur de 1996 à 2003?
Ces leaders n'ont pu aplanir les dissensions au sein de leur équipe municipale et faire converger les stratégies des différents groupes d'intérêts locaux autour de leur projet. En conséquence, les performances de leur gouvernement sont restées modestes, ce qui a contribué à brouiller l'identité de la ville. De plus, les tensions locales ont été utilisées par le Centre pour fragiliser le leadership de Saint-Pétersbourg, qu'il cherchait à contrôler. En 1998, l'assassinat à Saint-Pétersbourg de la députée libérale Galina Starovoïtova a été saisi par les autorités centrales, et notamment par V. Poutine, opposant politique de V. Iakovlev, comme une occasion d'affaiblir le gouverneur en portant atteinte à la réputation de la ville qu'il dirigeait, qualifiée cette fois de capitale du crime.
Capitale régionale
Enfin, la ville de Saint-Pétersbourg est-elle devenue une capitale régionale? Elle a perdu certaines prérogatives fédérales, comme par exemple en 1998 lorsque, à la suite d'un litige entre ses élites, lui échappe au profit des autorités centrales le contrôle de la seule chaîne de télévision culturelle publique localisée à Saint-Pétersbourg mais assurant une diffusion nationale. Piatyi kanal est alors rebaptisée Kultura.
Le statut de la ville a régulièrement été remis en cause par B. Eltsine qui a proposé à plusieurs reprises de l'intégrer à la région de Leningrad et d'en faire ainsi une capitale régionale: Saint-Pétersbourg, en tombant sous la tutelle du chef de l'administration régionale, aurait alors perdu ses représentants au Conseil de la Fédération et ses atouts économiques en tant que sujet donateur, qui lui confèrent une certaine influence dans ses négociations avec le gouvernement fédéral. La ville aurait eu à supporter le poids d'une région alors en récession (du moins jusqu'à ce que celle-ci ne devînt elle aussi sujet donateur). La réforme, au programme du gouvernement fédéral en 1998, n'a pas abouti.
Cependant, le débat sur la fusion n'a pas été enterré puisque, dès 2001, V. Iakovlev y a vu l'opportunité d'exercer un 3e mandat local, ce que la Charte de la ville lui refusait. Enfin, le développement économique de la région, plus attractive désormais pour les investisseurs étrangers que Saint-Pétersbourg, est devenu un atout pour les partisans de la fusion, qui pourraient être de plus en plus nombreux dans la ville de Pierre. Ces derniers devront désormais convaincre V. Poutine de l'intérêt d'une réforme aujourd'hui en cours dans d'autres sujets de la Fédération.
En revanche, le gouverneur de Saint-Pétersbourg est le porte-parole de l'association de 12 sujets de la Fédération constituant la région Nord-Ouest et celui des régions donatrices au sein du Conseil de la Fédération, où il s'est illustré dans la défense de la périphérie, notamment lors de la crise économique de l'été 1998.
Mais les réformes structurelles du Président V. Poutine ont réduit son influence: depuis 2000, le chef de l'exécutif d'un sujet de la Fédération n'est plus admis au Conseil de la Fédération et la création des sept districts régionaux, avec à leur tête un représentant plénipotentiaire nommé par le Président, a renforcé la structure verticale du pouvoir. L'élection de V. Matvienko (anciennement représentante plénipotentiaire du Président pour le district Nord-Ouest) au poste de gouverneur de Saint-Pétersbourg a accéléré le processus: il n'est plus question de faire de Saint-Pétersbourg une capitale autour d'un grand projet mais plutôt d'intégrer les intérêts de la ville à ceux du gouvernement fédéral, avec l'idée que la candidate du Kremlin saura certainement mieux défendre les intérêts locaux auprès des autorités centrales que ses prédécesseurs.
Modèle de démocratisation, symbole du parlementarisme et de la résistance à l'arbitraire d'un exécutif prédominant, capitale de l'industrie ou centre financier et touristique, capitale du crime, municipalité au destin provincial, porte-parole de la région Nord-Ouest ou des régions donatrices, telles sont les multiples identités revendiquées par les élites pétersbourgeoises ou assignées par les autorités nationales à cette ville depuis presque vingt ans. Une caractéristique semble pourtant tenace: celle qu'on qualifie de Venise du Nord s'impose comme le principal terreau de recrutement des dirigeants nationaux, que ce soit à travers son administration et ses jeunes experts, initiateurs des réformes économiques libérales, ou à travers les services de sécurité fédéraux dont V. Poutine est le meilleur représentant.
* Géraldine BERTRAND est enseignante à la faculté de science politique de Münster (Allemagne)
[1] Cette Charte a été largement critiquée, tant par le gouverneur de Saint-Pétersbourg que par le Président russe. Ayant échoué à en faire amender le texte, V. Iakovlev a demandé à la Cour de justice de la ville de statuer sur sa valeur: comme on pouvait s'y attendre (la Cour est contrôlée par le gouverneur), celle-ci a jugé que la Charte violait la Constitution russe. Les députés de Saint-Pétersbourg ont alors fait appel de cette décision et, en septembre 1998, soit en plein conflit Centre/régions et au moment où Moscou avait particulièrement besoin d'asseoir son autorité, la Cour suprême a débouté la décision de la Cour locale. Le Centre a donc fait le choix de s'imposer contre la décision du pouvoir législatif local, au prix d'une reconnaissance paradoxale d'une Charte qui affirmait la suprématie des lois locales sur les lois fédérales.