Le «programme pour le secteur électro-énergétique», rendu public par le gouvernement le 2 mars dernier, marque un pas important pour l'électricité polonaise, en réforme perpétuelle depuis vingt ans. Il annonce la création d'un «champion national» intégré verticalement, PGE (le Groupe Energétique Polonais), représentant environ le tiers du secteur et destiné à rester public, le reste devant être privatisé. Le programme confirme aussi le recours possible à l'énergie nucléaire, annoncé en janvier 2005 par le précédent gouvernement.
De l'autogestion au libéralisme, un secteur éclaté
Le secteur électrique polonais, le plus important d'Europe centrale, a connu un destin atypique dès la période communiste. Ainsi, en janvier 1989, le dernier gouvernement communiste décidait de rendre autonome chaque établissement. Prétendant passer directement de l'économie planifiée à l'économie dérégulée, plus loin que ne les y invitaient leurs conseillers britanniques qui, à la même époque, libéralisaient l'électricité anglaise de Mme Thatcher, les derniers communistes polonais donnèrent ainsi l'autonomie à 35 entreprises de production (chaque centrale électrique) et à 33 entreprises de distribution. Ils jetaient les bases d'une régulation par le marché, mais éparpillaient une industrie partout ailleurs plus ou moins concentrée.
Les gouvernements de «Solidarité» emboîtèrent le pas, tout comme leurs challengers post-communistes. Ils ajoutèrent en 1990 un opérateur central de réseaux PSE, qui allait être le chef d'orchestre de la réforme, suppléant à la faiblesse structurelle des administrations ministérielles.
Simultanée à la disparition du PZPR (le parti), cette autonomisation des sociétés allait être renforcée par la législation autogestionnaire de 1981, qui devint effective après 89. Chaque entreprise se constitua alors une forte culture locale, fonction des personnalités du directeur et des militants présents. C'est individuellement qu'elles décidèrent progressivement d'abandonner l'autogestion en se préparant à l'inéluctable privatisation. La dernière, la grande centrale au lignite de Turow, ne franchit le pas qu'en 2000. Les sociétés gardent des traces vivaces de cette période, la plus marquante étant l'élection d'un membre du directoire par les salariés (souvent le DRH).
Contre les premières privatisations, la consolidation horizontale
Entamées en 1997, les privatisations furent chaotiques: presque complètes pour les centrales de cogénération (production mixte électricité-chaleur pour le chauffage central des grandes villes) aujourd'hui privatisées à 70%, plus timide pour les grandes centrales électriques (privatisées à 18%) et pour les sociétés de distribution (15%).
Perçue initialement comme un processus idyllique de financement du secteur, la politique de privatisations est plus que controversée aujourd'hui. Si elle a procuré des moyens au Trésor public, elle a rapporté bien peu aux sociétés; à terme, elle allait aboutir à la disparition de l'énergétique polonaise. Si on a cru un temps pouvoir piloter par le régulateur, on observe avec inquiétude les effets incontrôlables de la recomposition des multinationales de l'énergie: On fait confiance à l'américain PSEG, mais celui-ci rentre au pays en vendant ses deux centrales au rival CEZ, dont l'arrivée marque la supériorité de ces Tchèques qui n'ont jamais éclaté leur secteur électrique… On se prépare alors à vendre une grande centrale stratégique (Dolna-Odra) à l'Espagnol ENDESA, mais arrive l'OPA de l'Allemand EON, que l'on ne veut surtout pas voir pénétrer dans le pays.
Depuis quelques années déjà, se sentant directement menacés par la privatisation, des dirigeants de sociétés ont initié un mouvement de regroupement, qui a bénéficié de l'appui des syndicats et in fine de l'approbation du gouvernement. Ce sont d'abord 8 centrales de Silésie, riches de leur accès facile au charbon, qui, en 2001, se sont regroupées en un Koncern du Sud (PKE); une initiative partie du sommet a suivi: le groupement des 3 centrales les plus modernes du pays (Belchatow, Opole et Turow) dans le groupe BOT, qui représente 33% de la production nationale.
Du côté de la distribution, les 31 sociétés restées publiques, pressées par l'Etat, se sont regroupées elles aussi en 7 ensembles à la géographie étrange, issue d'affinités diverses.
La nécessité d'un outil de politique industrielle
La surcapacité de production dont bénéficie encore la Pologne (24 GW appelés à la pointe d'hiver, pour 35 installés) approche de son terme, sous l'effet de deux facteurs : l'augmentation de la demande, que les prévisionnistes situent à près de 2,5% par an pour les 25 ans à venir, ainsi que la réglementation environnementale européenne. Celle-ci revêt un poids particulier pour un pays qui produit 98% de son électricité à partir du charbon et du lignite, et qui est à ce titre le plus grand émetteur européen de SO2. Aux contraintes des directives s'ajoute pour la Pologne une clause aggravante portée au traité d'adhésion à l'Union européenne, qui durcit le plafond national d'émission de SO2.
Cette situation va conduire à la fermeture dès 2008 de nombre d'installations polluantes vétustes et, en conséquence, à devoir anticiper la construction de nouvelles capacités; l'effort sera immense car on parle de 20.000 MW à mettre en service entre 2012 et 2030.
C'est là que s'insère l'hypothèse d'un recours au nucléaire à partir de 2020, destiné à compléter l'électricité issue du renouvelable, des combustibles nationaux, charbon et lignite, et du gaz importé, en allégeant la facture CO2. Il s'agit d'un changement radical dans le seul pays d'Europe centrale dépourvu de centrale nucléaire.
C'est pour disposer d'un levier direct sur cette politique industrielle que le gouvernement met en place un acteur national fort. PGE est formé du regroupement autour de BOT d'autres producteurs et des distributeurs de l'Est et du Centre du pays; ce "champion" pèse 12 GW et 5 millions de clients, taille comparable à celle de CEZ.
Si l'on ne manquera pas d'interpréter la constitution de PGE comme un signal du "patriotisme économique" du gouvernement conservateur polonais, on doit comprendre qu'elle répond aussi à un désir commun aux nouveaux entrants: celui d'exister dans le jeu énergétique européen, la déclaration immédiate du patron de CEZ, exprimant le souhait d'un rapprochement avec PGE, étant révélatrice de cet état d'esprit. Reste au gouvernement polonais à préciser le sort qui sera réservé aux sociétés qui ne sont pas dans PGE, en particulier au second champion silésien (PKE), lui aussi regroupé avec des distributeurs. Là sera le véritable signal des orientations gouvernementales vis-à-vis de l'ouverture au capital étranger.
Par Gérard SOUFFLET
Photo : Premier ministre polonais - Kazimierz Marcinkiewicz