Frontière russo-balte : négociations au point mort

En dépit des volontés affichées de signer, en mai 2005, des Traités de délimitation des frontières avec la Russie, l’Estonie et la Lettonie ne sont pas encore parvenues à régler définitivement la question de la limite nord-orientale de l’Union européenne.


Il n’y a pas que le Bosphore qui pose le problème des frontières de l’Union européenne. Près de deux ans après l’intégration des Etats baltes, l’UE n’a pas fixé de façon définitive sa frontière avec la Russie. Pourtant, en avril 2005, l’Estonie et la Russie d’une part, la Russie et la Lettonie d’autre part, étaient au bord de la ratification de deux nouveaux traités rédigés suite à près de dix ans de laborieuses négociations. Mais depuis, chacun campe sur ses positions. Le 16 janvier 2006 à Paris, à l’occasion d’un séminaire consacré à la coopération militaire franco-balte, un auditeur russe anonyme a interpellé l’ambassadeur d’Estonie en France, Andres Talvik, sur cette question : «Chez nous, c’est le Parlement qui décide !», a ironisé l’ambassadeur en réponse. Excellent élève de la démocratie européenne depuis 1991, l’Estonie semblait, ce jour-là, tenir à déplacer le débat sur ce terrain : «Le traité de 2005 a été signé et ratifié par le Parlement estonien. Or, la Russie a retiré sa signature après coup, sous prétexte que le Parlement estonien en a modifié le Préambule. C’est une première dans la pratique internationale ! Poutine a déclaré que la Russie n’était plus partenaire de ce traité – parce qu’en Russie, voyez-vous, c’est le Président qui décide ! Les exigences russes ne sont pas applicables en Estonie. Pour nous, c’est une affaire classée.»

Rien ne pouvait pourtant plus froisser les diplomates russes que ce qui leur a semblé une modification unilatérale du texte à la dernière minute. En mai 2005, le Parlement estonien a en effet ajouté dans la loi de ratification un considérant rappelant la continuité juridique de la République d’Estonie depuis 1918, ainsi qu’une déclaration de 1992 évoquant l’annexion de l’Estonie par la Russie. La frontière fixée par le Traité de Tartu en 1920 y est évoquée en référence. Confronté à un problème frontalier similaire avec la Russie, le gouvernement letton a chargé son ministre des Affaires étrangères, A. Pabriks, d’annexer au Traité sur la frontière, avant signature, une «déclaration explicative» [1]. Ce texte, volontairement ajouté par les Lettons, énumère d’hypothétiques revendications auxquelles la Lettonie accepte de renoncer : «La Lettonie ne considère pas que le Traité sur la frontière est lié à la liquidation des conséquences de l’occupation illégale de la Lettonie. […] La Lettonie déclare que cet Accord ne prive pas l’Etat letton ni ses citoyens des droits et des dispositions légales prévues par le droit international incluant le Traité de paix russo-letton du 11 août 1920.» [2]

Cet accord qui, pour les diplomates lettons, ne constitue pas plus une revendication qu’il n’affecte l’engagement de respecter le traité de bonne foi, mentionne cependant le Traité de 1920 comme un objet de droit international. Il n’en fallait pas plus pour irriter la diplomatie russe : «La signature de ce Traité avec la Lettonie aux conditions avancées unilatéralement par Riga n’a aucun sens», estime le vice-ministre russe des Affaires étrangères, Vladimir Tchizkhov, dans une interview publiée par Vremia Novosteï, en mai 2005. «Cette déclaration fait de la frontière une ligne de démarcation temporaire. Le Parlement letton a déclaré qu’il ne s’agissait pas ‘d’une revendication territoriale, mais d’un désir de reprendre ce qui appartient de droit à la Lettonie’. La déclaration stipule également que la signature de ce traité n’est pas liée à la question de la liquidation des conséquences de ‘l’occupation illégale’ du pays. Nous serons prêts à signer le Traité, dès que la partie lettone aura désavoué cette déclaration inacceptable.»

Retrait des troupes russes

Une fois de plus, la question de la frontière russo-européenne se trouve donc dans l’impasse. Depuis son émergence en 1991, le statut des traités signés en 1920 par l’Estonie et la Lettonie avec l’Union soviétique naissante cristallise les débats. La Russie soviétique y reconnaissait l’indépendance et la souveraineté de ces deux Etats, et renonçait volontairement et pour toujours à tous les droits sur leurs peuples et territoires. Les frontières y étaient définies : au terme du traité de Tartu, elle passait sur la rive orientale de la rivière Narva, la ville d’Ivangorod revenait à l’Estonie, ainsi qu’une partie du district de Petseri (Petchora en russe), cœur de la minorité des Setus [3]. L’Estonie accroissait ainsi son territoire de 1.000 km_ et d’environ 50.000 personnes. Le traité de Riga, lui, plaçait sous contrôle letton la région d’Abrene (actuel district de Pytalovo dans la région de Pskov). Toutefois, lors de l’annexion soviétique de 1944, la RSS de Russie absorba la région estonienne de Setumaa, la ville de Narva et le lac Peïpous, privant ainsi l’Estonie de 2.334 km_, soit 5 % de la superficie du pays et 6 % de la population totale (environ 75.000 personnes). Après 1991, on peut penser que les Estoniens et les Letton souhaitent retrouver les frontières définies par les traités de 1920. Ils ne la revendiquent pas officiellement mais leur demande de reconnaissance par la Russie des traités de 1920 dans leur intégralité implique de facto la reconnaissance des frontières de 1920. Jusqu’en 1994 néanmoins, le statu quo demeure, en attendant le retrait des troupes russes.

Les négociations reprennent en 1995. Pressées par l’UE, la Lettonie et l’Estonie abandonnent d’abord leurs prétentions territoriales. En 1996, le Premier ministre estonien, Andres Tarand, annonce que l’Estonie abandonne la frontière définie par le Traité de Tartu dans l’espoir d’un règlement plus rapide de la question. En 1997, le Premier ministre letton, Andris Skele, accepte de ne pas faire figurer la référence au Traité de Riga dans les négociations sur la frontière pour débloquer les négociations (son successeur renversera la tendance). Majoritairement peuplées de russophones, les zones polémiques soulèvent en outre le délicat dossier des apatrides et, contrairement à la Lituanie où le contentieux territorial n’existe pas en dépit de la frontière avec l’enclave de Kaliningrad, et où les Russes, proportionnellement moins nombreux, ont tous obtenu la citoyenneté lituanienne dès 1991, les négociations des deux autres Pays baltes avec la Russie sont compliquées par la présence de près de 30 % de russophones au sein de la population.

Estoniens et Lettons sont ensuite contraints d’abandonner leur demande de voir mentionnés les textes de Tartu et de Riga dans les traités bilatéraux, en tant que documents fondamentaux de la continuité des Etats depuis 1920 ; pour Moscou, il ne s’agit que de documents «historiques». Un traité purement technique sur la frontière, sans référence à aucun document passé, est ainsi négocié. En 1999, la délimitation de la frontière terrestre et celle des zones maritimes, dans le golfe de Finlande et la baie de Narva, font l’objet d’un accord bilatéral entre Russes et Estoniens, signé le 18 mai 2005 à Moscou par les deux parties. Quant au traité russo-letton que les Russes proposaient de signer à Moscou le 10 mai 2005, il est resté en suspens, les Lettons jugeant le texte encore insatisfaisant. Estoniens et Lettons font néanmoins cause commune : la «déclaration interprétative» de Riga a certainement inspiré la fronde des parlementaires estoniens, qui vaut aujourd’hui, aux uns comme aux autres, un blocage des négociations et une crispation du partenaire russe.

Débâcle

La «ligne de contrôle temporaire», nom donné à la frontière en Estonie, est aujourd’hui ponctuellement franchie par des hélicoptères russes survolant les 3.500 km_ du lac Peïpous (Tchoudskoïé, en russe), où les bornes matérialisant la ligne de partage au milieu du lac dérivent au printemps, lors de la débâcle. En février 2006, le vice-ministre russe des Affaires étrangères, Vladimir Titov, s’est déclaré prêt à signer le document russo-letton sur la frontière «s’il n’est pas assorti de déclaration ouvrant la voie à des prétentions territoriales envers la Russie». Le ministère [4], lui, se plaint de «l’indulgence» et de «l’inaction» de l’UE à l’égard des revendications territoriales de ses membres. Mais comme souvent, la rhétorique diplomatique russe recourt à des faux-fuyants. Les réserves émises par les députés baltes sur le traité sur la frontière en 2005 montrent que leurs revendications portent sur la reconnaissance des traités de 1920 en tant que documents politiques. Or, la reconnaissance de la continuité des Etats baltes depuis cette date implique la reconnaissance de la violation des traités par l’URSS, de l’annexion de 1944 au retrait des troupes russes en 1994 ; en un mot, de l’occupation soviétique.

«L’URSS a éclaté en 1991 mais, jusqu’à aujourd’hui, l’Etat qui lui succède de jure, la Russie, nie toute responsabilité pour les crimes des régimes staliniens et brejnéviens, commis contre des peuples entiers, représentant des millions de personnes innocentes. La Russie est le seul pays qui ne reconnaisse pas, à ce jour, l’occupation des Etats baltes», déclare Sandra Kalniete, ancienne ministre lettone des Affaires étrangères, aujourd’hui conseillère spéciale du Commissaire européen à l’énergie [5]. «Pour devenir un Etat normal, dont les ressortissants ne seraient pas pourchassés par les fantômes du passé et tentés par les déviations vers l’autoritarisme, aucun pays n’a d’autre choix que de se réconcilier avec son passé.»

Terreur stalinienne

Moscou accuse en retour les Baltes de mener une «politique de révision des résultats universellement reconnus de la Seconde Guerre mondiale» et les renvoie dans les cordes sombres de leur propre histoire, évoquant la collaboration d’une partie de la population estonienne et lettone avec l’Allemagne nazie, notamment dans la création de camps d’extermination, entre 1941 et 1944. Dans les Novyé Izvestia, Mikhaïl Pozdniaev rapportait récemment la polémique engagée par la publication récente en Lettonie d’une Histoire de la Lettonie – XXème siècle, présenté comme un ouvrage de référence. La période 1940-1991 n’y est vue que sus l’angle de l’occupation, et les légionnaires SS lettons présentés exclusivement comme des «combattants pour la liberté de leur pays». Après quarante ans d’histoire soviétique officielle, les Lettons ont encore à charge d’écrire la douloureuse histoire de leur pays, tout comme les Russes. «Je juge inquiétant le fait que, quinze ans après la chute du mur de Berlin, le régime communiste et son idéologie n’aient toujours pas été condamnés par la communauté internationale», ajoute Sandra Kalniete. «Par une inertie inexplicable, la sanglante terreur stalinienne ne provoque pas, dans la conscience des Européens, une révolte viscérale équivalente à celle qu’ils éprouvent à l’égard des crimes commis par Hitler.» Ces approches divergentes de l’histoire du XXe siècle révèlent le fossé qui sépare non seulement les Etats baltes de la Russie mais aussi de l’Europe occidentale, qui continue de méconnaître le passé de ses nouveaux partenaires.

Par Marie-Anne SORBA
* Photos : baltictravel.net

 

[1] Le texte de cette déclaration sur http://www.am.gov.lv/en/policy/bilateral-relations/statement/Declaration
[2] Le texte du Traité de Riga sur http://www.letton.ch/lvtpriga.htm
[3] Yves Plasseraud, «Les Setus» http://www.france-estonie.org/article.php3?id_article=34.
[4] « Etre Européens. Evidemment», in Itinéraites baltes, éd. Regard sur l’Est, 2005.