Présidentielle en Biélorussie : Milinkiévitch, le candidat de l’Europe

Le principal opposant au président Loukachenko lors du scrutin du 19 mars est soutenu par des organisations occidentales. Alors que la plupart des observateurs jugent improbable toute «révolution colorée» dans le pays, ce scrutin promet de redéfinir durablement les rapports entre l’Europe et la Russie.


Milinkiévitch, le candidat de l’EuropeLes partisans du candidat Alexandre Milinkiévitch veulent croire à l’avenir de la démocratie en Biélorussie. Pour le principal opposant du président Loukachenko, au pouvoir depuis 1994, rien n’est joué avant le 19 mars. Cet ancien chercheur de l’Institut de physique de l’Académie des sciences de Biélorussie, âgé de 58 ans, est parvenu à rassembler derrière lui, en octobre dernier, onze partis d’opposition, sans appartenir à aucun d’entre eux, au sein d’une coalition des «Forces démocratiques unifiées»[1] et à gagner la sympathie d’une partie de l’intelligentsia et de la bohème de Minsk. Son programme mise sur le pragmatisme, économique et politique, pour séduire les électeurs : la lutte contre le chômage, la criminalité et la corruption qui gangrènent le pays. L’homme, historien à ses heures, est originaire de Grodno, une ville que son passé et sa géographie rapprochent plutôt de la Pologne que de la Russie. Il en a été le maire de 1991 à 1995, jusqu’à ce que le «Président fantasque» transforme les élections municipales en nominations officielles. A partir de cette date, le très patriote Milinkiévitch milite dans des organisations non-gouvernementales, auxquelles le pouvoir rend la vie de plus en plus rude ces dernières années sur le territoire biélorussien.

En effet, la dictature du président Loukachenko s’est encore renforcée depuis le coup d’Etat constitutionnel d’octobre 2004 qui autorise un troisième mandat présidentiel. Les mesures coercitives envers les «déviances idéologiques» se sont multipliées. Un décret d’août 2005 permet au gouvernement de contrôler l’ensemble des réunions publiques susceptibles d’être organisées sur le territoire. Une loi visant à réprimer les activités «discréditant la Biélorussie», notamment à l’étranger, a été votée en décembre. Quant à la presse indépendante, elle ne compte plus les procès pour «atteintes à l’honneur du Président», les mesures de harcèlement fiscal, les interdictions d’impression, ni les «disparitions» de collaborateurs.

Alexandre Starikiévitch est rédacteur en chef du journal indépendant Salidarnosc, l’un des six titres interdits d’impression sur le territoire biélorussien et aujourd’hui imprimés dans la ville russe voisine de Smolensk. «Mon journal n’est autorisé que sur Internet», explique-t-il. «Nous n’avons plus le droit de l’imprimer en Biélorussie depuis deux ans. A la fin de l’année dernière, nous avons été éjectés du réseau national de distribution. Le plus terrible, c’est l’assassinat de notre journaliste Veronika Teherkassova en 2004, pour raisons politiques. Nous ne connaîtrons la vérité que lorsque le pouvoir changera.» «Si l’administration du Président décide qu’un journal n’a pas le droit de parler de quelque chose, il est censuré», constate Janna Litvina, présidente de l’Association des journalistes biélorussiens (BAJ). «La machine de propagande officielle façonne l’opinion publique en diffusant le stéréotype d’un pays stable, encerclé par des nations agressives, l’image d’un beau pays qui avance avec confiance vers l’avenir. La presse indépendante ne peut plus remplir sa mission.»

Idylle Moscou - Minsk

Le 2 mars dernier, Alexandre Milinkiévitch a appelé, au cours d’un rassemblement non autorisé, 3.000 personnes à «gagner le droit de vivre en Europe dans un pays libre». «Contrairement à un autre stéréotype diffusé par la propagande officielle, Milinkiévitch est convaincu que la Biélorussie a besoin de l’Europe et que l’Europe nous attend», ajoute Janna Litvina. Le francophone Milinkiévitch bénéficie du soutien financier et logistique d’ONG occidentales, majoritairement américaines, parfois européennes comme, en France, la Fondation Robert Schuman ou la Fondation pour l’Innovation politique. 400 observateurs internationaux devraient être présents le jour de l’élection, sans pour autant être autorisés à assister au comptage des bulletins. A l’instar du ministre français des Affaires étrangères Philippe Douste-Blazy en janvier dernier, plusieurs représentants d’Etats européens l’ont assuré de leur soutien lors d’une tournée à l’étranger. Après une sévère mise en quarantaine, l’Union européenne a adopté une nouvelle politique à l’égard de la Biélorussie. Une résolution du Parlement européen du 15 février 2006 définit sa position sur la Biélorussie à la veille du scrutin.

Persuadé qu’une «loukachenkisation» de la Russie » ne peut être exclue, Alexis Chahtahtinski, conseiller diplomatique du président de l’Assemblée parlementaire de l’Otan, agite le spectre d’une «reconstitution d’une partie de l’URSS », d’une «zone grise entre l’UE et la Russie, creusant l’écart des valeurs ». Le projet d’union des deux pays a effectivement resurgi ces dernières semaines. Formellement, les relations des deux pays sont au beau fixe : la Russie est le premier partenaire commercial de la Biélorussie, dont la population est composée à 50 % d’orthodoxes relevant du patriarcat de Moscou et où le jour de la libération de Minsk par l’Armée Rouge est célébré comme une fête nationale. L’idylle Moscou-Minsk n’effraierait peut-être pas tant les Européens si la Russie ne se positionnait désormais comme un géant énergétique. Or, l’échec de la démocratie en Biélorussie consoliderait la position de la Russie dans la région, et pourrait bien faire rentrer une Ukraine déçue par les avatars de la Révolution orange au bercail russe. «L’Europe craint que la Russie ne retrouve finalement ses deux enfants, l’Ukraine et la Biélorussie», évalue un observateur régulier des élections en Europe orientale. «Et l’enjeu dans l’histoire, c’est l’énergie. La Russie est une puissance terrible en devenir ; l’élection présidentielle en Biélorussie est une pièce d’un nouveau puzzle des rapports Est-Ouest.»

La plupart des analystes s’accordent à dire qu’une révolution à l’ukrainienne en Biélorussie relève de l’impossible. Les structures économiques des deux pays divergent. «Le Belarus n’a pas connu l’alternance économique qui a prévalu en Ukraine», estime l’économiste Jacques Sapir. «Le pays a joué la carte de la coopération avec la Russie : tout en profitant de la croissance russe, il a conservé une industrie très compétitive. La population bélarussienne a été plus épargnée par la transition économique que la population ukrainienne.» Par ailleurs, l’opposition manque d’un réel soutien populaire. «La peur revient, comme à l’époque soviétique ; les gens n’osent pas parler à haute voix ni s’exprimer librement, et ne sont pas informés», explique Janna Litvina. La question de la capacité des régions à soutenir durablement un mouvement d’envergure nationale se pose, comme celle de l’influence du FSB et des limites de la paranoïa de Loukachenko.

Bains de foule

Surtout, l’opposition est moins bien organisée que ne l’était l’opposition ukrainienne. Prise de court par la soudaine décision du président Loukachenko d’avancer à mars la date d’une élection qui devait avoir lieu en juillet, elle n’a pas eu le temps de mettre au point une tactique efficace. «Depuis l’élection de Milinkiévitch comme candidat unique en octobre, l’opposition n’a eu le temps de mettre en place ni stratégie ni plan d’action. Cependant, un groupe de travail a collecté les 200.000 signatures obligatoires, principalement en province, ce qui signifie que notre candidat bénéficie d’un réel soutien dans les régions», commente Andreï Fiodorov, conseiller de Milinkiévitch pour les questions de sécurité extérieure. «Il y a un mois, 57 % des citoyens ont reconnu soutenir Milinkiévitch». Officiellement, l’actuel Président recueillerait entre 80 et 85 % des voix. «La réalité est très différente, mais il serait inexact de dire que Loukachenko ne bénéficie d’aucun soutien populaire en Biélorussie», estime Alexandre Starikiévitch. «Economiquement, les choses ne vont pas assez mal pour qu’un changement politique advienne», résume Alexis Chahtahtinski.

Depuis l’automne dernier, Alexandre Milinkiévitch a parcouru la Biélorussie pour se faire connaître. On l’a vu prendre des bains de foule dans les rues et les marchés des centres-villes. Est-il charismatique ? «Comparé à Loukachenko, il est équilibré et calme», ironise Andreï Fiodorov. Ses apparitions télévisées dans le cadre de la campagne sont très suivies, comme celles de deux autres candidats d’opposition, déclarés depuis quelques semaines : Alexandre Kozouline, ancien recteur de l’Université de Minsk, dirigeant du parti social-démocrate Gramada, et Sergueï Gaïtoukiévitch, candidat libéral-démocrate. «Lors des débats dans les médias [2], Milinkiévitch et Kozouline suscitent beaucoup d’attention, d’abord parce qu’ils sont les premiers candidats d’opposition à avoir accès aux médias depuis cinq ans. Ensuite, leurs interventions sont originales. Milinkiévitch met l’accent sur les changements dans son programme ; quant à Kozouline, ses arguments sont très personnels et agressifs à l’égard de son adversaire », estime Andreï Fiodorov. L’ancien recteur de l’Université de Minsk s’est en effet risqué à évoquer les assassinats politiques au cours d’une de ses prestations télévisées, censurée lors de sa diffusion en différé. La presse occidentale a également retenu sa journée en détention, consécutive à un acte de «hooliganisme» : furieux d’avoir été empêché de pénétrer dans une réunion électorale publique, Kozouline a brisé un portrait de Loukachenko sous les yeux du chef des forces spéciales du ministère de l’Intérieur, Dmitri Pavlichenko, cité en 2004 dans un rapport du Conseil de l’Europe comme l’un des responsables des disparitions d’opposants politiques survenues entre 1999 et 2001.

Par Marie-Anne SORBA

[1] Parti biélorussien des Verts, Front biélorussien populaire (FBP), Parti unifié civique (PUC), Parti social-démocrate biélorussien «Narodnaja Hramada», Parti communiste biélorussien (PCB), Parti biélorussien du Travail (PBT), Parti biélorussien des femmes «Nadzieja», Rassemblement civique «Jeune Front» , Alliance de la Droite (AD), Les Jeunes du FBP (Front biélorussien populaire), Union pour la Démocratie en Biélorussie (UPB).
[2] Deux fois une demi-heure à la télévision et deux fois une demi-heure à la radio pour chaque candidat, hormis Loukachenko, qui n’a pas le droit de prendre part aux débats.