Les enclaves de la vallée de Ferghana : une bataille de cartes

Si « le Ferghana est demeuré une région trans-républicaine unie durant la période soviétique, la complexité du tracé des frontières n’étant alors qu’une question secondaire à l’échelle locale »[1], les relations entre les trois républiques concernées n’ont cessé d’être, après la mort de Staline, entachées de problèmes causés par cette complexité. Les litiges toujours en suspens portant sur des enclaves sont l’objet d’enjeux potentiellement très conflictuels, dans ce « véritable laboratoire de maturation des mouvements sociaux »[2].



Parmi les très nombreux litiges frontaliers qui opposent le Kirghizstan à l’Ouzbékistan d’une part, et le Kirghizstan au Tadjikistan d’autre part, certains portent sur des territoires -de superficies variables- situés dans un Etat mais appartenant juridiquement à un Etat voisin. Les plus connus sont Barak (village de 700 personnes, sous administration kirghize en Ouzbékistan), Sokh (325 km carrés) et Chakhimardan (enclaves ouzbèkes au Kirghizstan), Sarvak (enclave tadjike en Ouzbékistan dont la population se dit ouzbèke) et Voroukh (enclave tadjike au Kirghizstan).

Bataille de cartes

La frontière ouzbéko-kirghize est l’une des plus controversées de l’espace post-soviétique : en 2004, l’Ouzbékistan en appelait aux tracés de 1924, alors que le Kirghizstan, lui, se référait à ceux, très différents, de 1954. Les questions soulevées par ces enclaves ne réapparaissent pas à la faveur des indépendances, après un «gel soviétique», puisqu’elles avaient déjà fait l’objet de négociations dans les années cinquante et quatre-vingt. Même si ces frontières, telles que dessinées dans les années vingt, ne l’avaient pas été dans la perspective de leur internationalisation, elles sont en effet depuis longtemps causes d’antagonismes. Et la cartographie joue un rôle important dans ces revendications territoriales, sauf dans le cas de Chakhimardan, très particulier puisque l’attribution de ce territoire à l’Ouzbékistan ne s’inscrirait dans aucun cadre juridique : selon une légende que les médias d’Asie centrale eux-mêmes se plaisent à transmettre, Chakhimardan aurait été jouée aux cartes…

Continuité des revendications territoriales

En 1955, sous l’impulsion des Présidiums des Soviets suprêmes d’Ouzbékistan et du Kirghizstan, la Commission paritaire créée afin d’examiner les points litigieux de leurs frontières communes, établit un protocole selon lequel 70 000 hectares, comprenant Severnyï Sokh et Bourgandinskiï massiv, doivent être cédés à la Kirghizie. Ce protocole ne s’appuie pas sur les tracés de 1924-1925, mais sur la cession de ces terres à pâturage à la république kirghize, en 1937. Le Présidium du Soviet suprême de l’Ouzbékistan n’entérine pas ce protocole qui, du coup, n’acquiert pas force de loi. Malgré cela, la république kirghize négocie avec obstination et parvient à obtenir les 50 000 hectares de Bourgandinskiï massiv, qui seront d’ailleurs irrigués par la rivière Sokh à partir des années soixante-dix.

L’affaire en reste là jusqu’en 1958, date à laquelle le gouvernement kirghize demande au Conseil des ministres de l’Ouzbékistan de lui céder les gisements d’hydrocarbures de Severnyï Sokh, Servernyï Richton, Iarkoutan, Tchaour, Sarykamych et Tchongar. Tachkent refuse évidemment. Le gouvernement kirghize s’adresse alors au Conseil des ministres de l’URSS, qui s’abstient de prendre position et renvoie dos à dos les conseils des ministres des deux républiques.

Les sovkhozes et kolkhozes établis à proximité de ces frontières n’ont de cesse, depuis des années, de se disputer des parcelles de terre. C’est ainsi qu’en 2002, des responsables du sovkhoze kirghize « Bourgandi » ont manifesté leur droit à disposer de terrains situés en Ouzbékistan et mis en culture dans les années 1980 par un habitant de Tchongar, en accord avec les autorités ouzbèkes.

Depuis le début des années 1980, des incidents se produisent régulièrement entre Tadjikistanais et Kirghizstanais pour le contrôle de la terre et de l’eau, dans la région de Batken, située au Kirghizstan entre les enclaves de Voroukh et de Sokh. En 2001, l’approvisionnement en gaz ouzbek destiné au Kirghizstan a ainsi été stoppé, incident aussitôt interprété par les responsables kirghizes qui y ont vu une pression de l’Ouzbékistan censée les faire plier dans l’affaire de l’enclave de Sokh.

Regain de tensions à la fin des années 1990 à Sokh et Chakhimardan

1999 est une date clé pour l’Ouzbékistan, et pour les enclaves Sokh et Chakhimardan en particulier, suspectées par Tachkent de sympathies pour le Mouvement Islamique d’Ouzbékistan. En réponse aux menaces qu’il présenterait, Tachkent décide, unilatéralement, de miner des portions de ses frontières avec le Tadjikistan et le Kirghizstan, notamment celles qui délimitent ces deux enclaves. En août 2004, l’Ouzbékistan déclare vouloir les déminer. Si les tronçons proches de l’enclave de Chakhimardan l’avaient bien été en novembre 2005, les frontières de l’enclave de Sokh ne l’étaient, elles, qu’à 70 %. Ces mines ont tué 13 personnes en deux ans. En empêchant les agriculteurs de travailler la terre, elles ont aussi entraîné une détérioration du niveau de vie des habitants, contraints au départ. L’enclavement de ces territoires se trouve encore aggravé par les pots de vin extorqués par les douaniers et gardes-frontières tant kirghizstanais qu’ouzbékistanais.

À la fin de l’été 2004, les députés kirghizes demandent au gouvernement d’exiger le retour de l’enclave de Chakhimardan et le Premier ministre, N. Tanaev, les soutient en déclarant que l’enclave est kirghize. Située à 55 km de la ville de Ferghana et à 1 500 mètres d’altitude, Chakhimardan abrite la tombe du poète Khamza Khakimzade Niazi (1889-1929), considéré comme le premier poète prolétarien en langue ouzbèke, ainsi qu’un monument dédié au quatrième calife Ali ibn Abi Tâlib (600-661). Lieu de villégiature estivale pour les habitants de la région de Ferghana et les hauts dignitaires ouzbeks, elle a longtemps accueilli plus d’un million de touristes par an, dans les 82 maisons de vacances et 12 camps de pionniers. Les inondations de 1998 ont causé la mort de centaines de personnes et marqué la fin de cette période de prospérité. Les événements de Batken[3], en août 1999, et l’instauration d’un régime de visas entre l’Ouzbékistan et le Kirghizstan n’ont fait que diminuer davantage la fréquentation touristique. Ce qui a engendré une hausse du chômage dramatique puisqu’il aurait atteint 80 % en 2004. Les habitants de Chakhimardan, au fait du niveau de vie supérieur de leurs voisins kirghizes, ont pleinement conscience qu’il va de leur intérêt que l’enclave passe sous administration kirghize : Bichkek limite beaucoup moins la liberté d’entreprendre…

Les enjeux de l’enclave de Severnyï Sokh sont, eux, d’ordre géostratégique puisqu’elle renferme des gisements d’hydrocarbures et permet un contrôle des transports vers la partie la plus occidentale du Kirghizstan. Au printemps 2005, peu de temps avant les événements d’Andijan, la Commission intergouvernementale pour la délimitation de la frontière ouzbéko-kirghize étudiait la possibilité d’ouvrir une voie de communication menant à Sokh[4] et un consulat ouzbek à Och (Kirghizstan).

Les enclaves de Chakhimardan, Voroukh et Sokh ont pour point commun d’être bordées de rivières, ce qui, dans ce « château d’eau » qu’est l’Asie centrale, constitue atout hautement stratégique. Le contrôle de l’eau apparaît donc, sous cet angle, comme un enjeu majeur lié aux enclaves. Et les tensions persistent en la matière:on rapporte par exemple que, en mai 2005, des habitants de Sokh auraient commis des déprédations sur une conduite d’eau alimentant deux villages kirghizes.

Vers une domination régionale de l’Ouzbékistan ?

D’après le directeur du Centre de recherches en sociologie de l’Académie des sciences du Kirghizstan, Nourbek Omouraliev, l’Ouzbékistan contrôlerait ses frontières avec le Kirghizstan dans le but d’empêcher le développement économique de la vallée de Ferghana et l’un des objectifs de Tachkent serait d’assurer une domination du sud de l’Asie centrale ex-soviétique.

Plusieurs intellectuels, responsables de partis et journalistes ouzbeks estiment que la révision de ces frontières est inutile, voire impossible. Ils en appellent au principe d’intangibilité des frontières, qui figure dans la déclaration d’Alma-Ata du 21 décembre 1991, et jugent les réformes économiques bien plus nécessaires. Les revendications territoriales ne seraient que manipulations politiciennes, en décalage complet avec la réalité quotidienne de ces populations qui ont toujours cohabité. Certains, comme Nigora Khidoiatova (parti Paysans libres) ou Atanazar Arifov (parti Erk), vont jusqu’à prôner l’abolition des frontières en Asie centrale, la première se prend à rêver d’un Turkestan uni, quand le second fustige les Etats actuels pour leur manque d’ambition en matière de politique étrangère.

*Source photo : Novye Izvestia
[1] J. Thorez, « Enclaves et enclavement dans le Ferghana post-soviétique », CEMOTI, n° 35, 2003, pp. 29-39.
[2] C. Poujol, Ouzbékistan, la croisée des chemins, Ed. Belin, 2005, 190 p.
[3] les événements de Batken commencent début août 1999 par l’enlèvement de militaires et de civils kirghizes par des bandes armées qui demandent à passer en Ouzbékistan. La mauvaise gestion de la crise par le ministère kirghize de la Défense aboutit à la prise d’otages de quatre Japonais, à des opérations militaires conjointes ouzbèkes, tadjikes et kirghizes ayant entraîné l’évacuation de milliers d’habitants et finalement à la destitution du ministre de la Défense.
[4] La question des transports entre les enclaves est traitée par J. Thorez « Enclaves et enclavement dans le Ferghana post-soviétique », CEMOTI, n° 35, 2003, pp. 29-39 et par G. Raballand, « L’Asie centrale ou la fatalité de l’enclavement ? », IFEAC – L’Harmattan, 2005.

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