Assurance-santé: la Bulgarie et ses expatriés en plein conflit

Après le démantèlement du système communiste, où tous les soins médicaux étaient gratuits, la Bulgarie a tenté à plusieurs reprises de légiférer sur l’assurance-santé. La dernière tentative, qui date de 1999, se proposait de mettre fin au chaos. Pourtant, cette loi a provoqué une guerre entre l’Etat et près d’un million de citoyens bulgares, dont au moins la moitié réside à l’étranger.


Selon l’ONU, la Bulgarie est l’un des pays du monde où l’émigration est la plus forte, avec quelque 100.000 personnes quittant le pays chaque année. D’après les statistiques bulgares, entre 640.000 et 700.000 citoyens ont émigré entre 1989 et 2000, et environ 70% d’entre eux ont entre 20 et 40 ans, ce qui ne contribue pas à enrayer le phénomène de vieillissement de la population. Depuis 2000, la tendance s’est stabilisée.

Une forte émigration, mal reflétée par les statistiques

Si les démographes calculent assez bien les chiffres concernant la natalité, ils ne sont pas à même de rendre compte du boom de l’émigration d’après 1989. Les chiffres restent flous, ce qui ne facilite pas la mise en place de politiques adaptées. Si les études se focalisent sur la « grande excursion » vers la Turquie en 1989 ou sur l’émigration de travailleurs saisonniers en Grèce[1], elles évitent la question des jeunes Bulgares partis en Europe de l’ouest, aux Etats-Unis ou au Canada, en raison des difficultés méthodologiques.

En effet, les statistiques tiennent facilement compte des départs définitifs, et les recensements, à l’inverse, des «identifications nationales». Mais les nombreux «émigrés» vivant à l’étranger, qui restent des citoyens bulgares, ne sont pas recensés ou bien sont considérés comme «non-existants» par des méthodes de recensement en retard sur les réalités des migrations plus complexes.

Citoyenneté et lieu de résidence

Reposant sur le principe de citoyenneté, et non sur celui du lieu de résidence, la loi sur l’assurance-santé de 1999, entrée en vigueur en 2000, stipule que les Bulgares n’ayant pas acquis de nationalité étrangère avant 2000 sont obligés de cotiser au système de santé bulgare. Ainsi, en 2005, un Bulgare qui résidait à l’étranger devait donc, rétroactivement, payer ses cotisations pour la période 2000-2004, même s’il n’avait jamais bénéficié de services médicaux bulgares, tout en payant des assurances dans son pays de résidence. Environ 500 000 Bulgares sont ainsi concernés.

Les Bulgares de l’étranger soupçonnent les législateurs de vouloir en réalité trouver des fonds pour combler un système qui jusqu’à présent a toujours été déficitaire. En mars 2005, le journal Parijki vesti, diffusé en France, ainsi que d’autres publications d’autres pays où réside une grande communauté bulgare, a publié une pétition contre cette loi. Après de nombreuses protestations, le texte législatif a finalement été amendé en mai 2005 par le Parlement. Mais l’amendement «Ademov» a été préféré au projet d’amendement «Maslarova» qui, ne reposant pas sur le principe de «citoyenneté», donnait une réponse satisfaisante, selon les Bulgares expatriés, à la crise. L’amendement «Ademov» introduit, lui, une possibilité de «dispense» : si un Bulgare prouve qu’il a résidé à l’étranger et qu’il y a été assuré, il peut alors demander une exonération de cotisations pour la période 2000-2004, à condition de ne jamais avoir choisi de médecin généraliste en Bulgarie. En réalité, avec cette disposition, seules 25.000 personnes peuvent bénéficier de cette exonération.

En décembre 2005, l’Institut National de Sécurité Sociale a envoyé aux personnes considérées comme redevables des lettres les menaçant de mesures coercitives pour collecter les sommes «dues», mais en janvier 2006, il restait encore 1.050.883 non-assurés, dont au moins la moitié ne réside pas dans le pays.

Une véritable guerre s’est aussitôt engagée entre l’Etat et ce million de citoyens bulgares. La pétition a été relancée : environ 10.000 signatures ont été recueillies. Le mouvement de protestation, d’abord informel, a d’autre part donné lieu à la création d’une Union des Bulgares dans le monde, mandatée par des signataires de la pétition pour engager un procès contre l’Etat. Les revendications tiennent en trois points:abolition des assurances sur la base de la citoyenneté, suppression des cotisations obligatoires rétroactives pour les Bulgares de l’étranger et création d’une procédure simplifiée et efficace pour l’exercice de ce droit.

Citoyen avant tout

Le problème persistera en dépit des amendements, parce que la logique même du texte législatif va à l’encontre de l’accélération de la mobilité des citoyens. Les législateurs imposent au citoyen de participer et de cotiser au système d’assurance au lieu de lui permettre de devenir client, s’il le désire, pour une période donnée. Un droit fondamental est supplanté par une «obligation». Le manque de vision claire et de politique efficace vis-à-vis des Bulgares de l’étranger, d’un côté, et l’affaiblissement de la représentativité politique, d’un autre, apparaissent comme deux causes interdépendantes du conflit.

Comme le souligne Atanas Tchobanov, directeur de Parijki vesti, à l’origine de la pétition de 2005, «la loi est féodale», la notion de «Bulgare de l’étranger» n’existe pas pour l’Institut National de Sécurité Sociale:«Les appels patriotiques et les actions de communication du président et du gouvernement restent une rhétorique creuse, si la législation en vigueur ne reconnaît pas et ne règle pas leur statut».

Aujourd’hui, aucune force politique ne donne le signe de vouloir réaliser ses promesses préélectorales quant à un nouvel amendement de la loi. Les forces politiques représentées au Parlement, qui forment le gouvernement de coalition – le Parti Socialiste Bulgare, le Mouvement National Siméon II, le Mouvement pour les Droits et les Libertés – s’étaient en effet souvenu, avant les élections législatives de juin 2005, des émigrés et s’étaient engagées à résoudre le problème. Mais depuis, rien n’a évolué.

Ce conflit révèle une insuffisance de la représentativité des Bulgares de l’étranger. Mais il a au moins le mérite de montrer que ces derniers semblent marquer une tendance plus forte à la mobilisation.

[1] Entre juin et août 1989, environ 340 000 Musulmans de Bulgarie ont été incités par le gouvernement, qui les traitait de «fauteurs de troubles», à émigrer ou bien ont tenté à chercher «une appartenance économique plus rentable» en partant en Turquie; jusqu’en 2002, 464.063 Bulgares ont émigré en Grèce comme des travailleurs saisonniers déclarés ou illégaux (Bulgaria. The social impact of seasonal migration, R. Guéntcheva, P. Kabakchieva, P. Kolarski, IOM, 2003. )

 

 

* Svetlana DIMITROVA est sociologue, doctorante à l’EHESS, Paris.