Serbie, des jeux d’influences

L'élection présidentielle du 24 septembre dernier remportée par Vojislav Kostunica et les nombreuses manifestations qui ont suivi ont fait plier Slobodan Milosevic et ses acolytes. Ces journées resteront émouvantes pour nombre de Yougoslaves. Mais ce changement en appelle bien d'autres et l'année 2001 apportera également un lot de rebondissements politiques tout aussi importants.


Les élections législatives de Serbie du 23 décembre 2000 devaient théoriquement mettre un terme à la coalition DOS [1], prévision politique légitime au vu de la composition de cette coalition et de son objectif initial: renverser Milosevic et le SPS. Ce seul but suffisait à faire un "miracle" et unir 18 partis habituellement antagonistes sur le plan idéologique alliant à la fois libéraux, socialistes, monarchistes, républicains, nationalistes et décentralisateurs comme par exemple les partis représentant les minorités hongroises favorables à l'indépendance de la Voivodie[2]et le DSS, parti de Kostunica fervent défenseur de l'unité yougoslave. Et pourtant, malgré toutes ces divergences idéologiques, la DOS existe toujours et semble trouver actuellement une certaine stabilité.

Ce fait témoigne d'un réel changement sur la scène politique serbe et yougoslave quasi-imprévisible compte tenu des passions qui animent tous les protagonistes politiques. Ainsi, une nouvelle étape apparaît, plus floue, où les tactiques et les alliances politiques officieuses fourmillent. L'idée même du compromis n'est plus à bannir car le pouvoir laissé par Slobodan Milosevic et ses alliés est à partager. Ces jeux d'influences tournent actuellement autour de deux personnalités membres de la DOS et sans conteste les plus puissantes et les plus populaires du moment : Vojislav Kostunica, président de la RFY et Zoran Djindjic, premier ministre serbe, deux hommes au tempérament et aux méthodes diamétralement opposés.

Le duel Kostunica-DjindjicVojislav

Kostunica défend farouchement l'idée d'un Yougoslavie unie (Monténégro-Kosovo-Serbie) et tend à ne pas engager économiquement son pays vers une politique précipitée de rapprochement avec l'Occident, son ennemi d'hier. Par ses discours fréquents anti-OTAN, Kostunica renforce sa position au sein de son pays encore profondément blessé par les bombardements de 1999. Sa grande popularité auprès des Serbes[3]provient à la fois de son patriotisme sans égal - mais pacifique- et d'une image très favorable : un charisme qui repose sur deux fondamentaux : le respect à la lettre de la loi et la lutte contre la corruption. Cette image de "Monsieur propre " que les Serbes lui attribuent, est confortée à leurs yeux par à son passé professionnel et politique. En effet, Kostunica, juriste de formation, n'a jamais pu exercer son activité pour avoir ouvertement critiqué le système communiste sous Tito et n'a jamais composé avec Milosevic contrairement à bien d'autres notamment Draskovic et Djindjic.

C'est d'ailleurs la raison principale pour laquelle, il a été choisi comme candidat officiel de la DOS à l'élection présidentielle du 24 septembre 2000. En revanche, sur la scène internationale son image souffre de ses interventions médiatiques. Ses discours réguliers anti-OTAN attisent les craintes de certains dirigeants et journalistes occidentaux et sa volonté de ne pas livrer Slobodan Milosevic au TPI ne peut que logiquement renforcer cette méfiance. Sur place, les investisseurs étrangers ne partagent pas ces craintes qui n'affectent apparemment pas leur volonté de s'implanter en Serbie. Même si effectivement l'on ne peut jamais exclure une éventuelle instabilité dans le pays (cf fin de l'article), les dirigeants des compagnies internationales, très pragmatiques et en général très bien informés sont plus optimistes et semblent très intéresser par le rachat des industries serbes comme par exemple Zastava. Et les Français, réputés pour leur frilosité en matière d'investissements, apparaissent cette fois-ci sur le devant de la scène.

Zoran Djindjic, dont les compétences en matière d'organisation et de stratégie ont été reconnues par la DOS avait été désigné à la fois comme directeur de la campagne pour l'élection présidentielle et comme futur premier ministre serbe en cas de victoire. C'est chose faite et selon la Constitution, il dispose aujourd'hui des véritables leviers de commande. Mais dans les sondages, la popularité du leader démocrate est loin derrière celle de Kostunica même si elle tend à s'améliorer. Djindjic est beaucoup moins à cheval sur les principes et paie aujourd'hui ses décisions ambivalentes[4] et ses erreurs de comportement à l'image de sa fuite en Allemagne lors des bombardements en 1999. Philosophe de formation, ce businessman improvisé est un homme pragmatique du moins doté d'un fort sens de l'opportunité. Ses relations avec la mafia sont connues mais floues. Il est le témoin de mariage de quelques mafiosos du clan de Surcin (quartier de Belgrade) et leur chef, M. Markovic, président de l'entreprise KRMVO spécialisée dans la production d'œufs est soupçonné de financer régulièrement son parti.

Un équilibre relatif

Dans les faits, la popularité de Kostunica lui donne une très grande force, même si ses compétences sont plus limitées que celle de Djindjic. Cela crée un équilibre des pouvoirs entre ces deux leaders. Et si actuellement un équilibre relatif subsiste au sein de la DOS, c'est essentiellement dû à leur rivalité. Les deux hommes sont conscients que la DOS doit rester unie pour asseoir leur pouvoir car une grande majorité de l'opinion publique souhaite cette stabilité. Ainsi, ils ont offert à chaque parti membre de la DOS un ministère au sein du gouvernement fédéral ou serbe, placant néanmoins leurs hommes de confiance dans les principaux ministères. Même si Kostunica et Djindjic s'entendent sur la majorité des changements à effectuer, les méthodes employées diffèrent totalement et il reste certains dossiers " chauds " comme le degré d'autonomie du Monténégro et l'extradition de Milosevic à la Haye.

Le dossier " Milosevic"

Sur le dossier "Milosevic" les hostilités ne sont pas encore lancées mais le DSS se trouve dans une position délicate. Actuellement, le silence de Djindjic sur la question du jugement de Milosevic par le TPI laisse un peu de répit à Kostunica qui souhaite le juger en Serbie et ainsi respecter la constitution du pays. Pourtant la majorité des partis de la DOS, à des niveaux bien sûr différents, est favorable à l'extradition de l'ancien président yougoslave. Cependant, cette majorité a besoin de l'appui de Djindjic pour faire plier Kostunica. Cette affaire se présente comme un réel bras de fer entre ces deux hommes. Car le premier ministre serbe, même s'il n'est pas un fervent partisan de l'extradition de Milosevic, sait que ce dossier peut lui permettre de redorer sa notoriété à la fois au sein de la DOS et parmi l'opinion publique pour qui Milosevic ne représente plus que haine et dégoût.Pourquoi Djindjic ne pousse-t-il pas Kostunica dans ses retranchements? Deux raisons à cela: Tout d'abord, il serait trop prématuré pour Djindjic de se lancer dans une bataille -finalement sans enjeu- car la notoriété de M. Kostunica est à son plus haut niveau. La population respecte encore le choix de Kostunica car sa droiture et son patriotisme sont très populaires.

De plus, le départ à l'étranger de Djindjic durant les bombardements de 1999 a gravement affecté son image. Ce qui fait d'ailleurs le jeu de Kostunica. Car à travers ses discours anti-OTAN, très populaires, il rappelle implicitement au peuple le passé récent de son adversaire qui ne peut réellement répondre à ces attaques détournées. Décider de livrer aujourd'hui Milosevic serait pour Djindjic, encore une fois, faire preuve de lâcheté et de collaboration. Seul Kostunica a suffisamment de légitimité de par son passé politique pour décider d'extrader Milosevic. Djindjic ne peut donc qu'attendre le moment ou la notoriété de Kostunica traversera une période difficile. Le président yougoslave restera sur sa position dans un premier temps et Djindjic, supporté par la DOS pourra alors faire pression sur le président yougoslave.

Le dossier "Monténégro"

Lors des prochaines élections législatives du Monténégro, au mois d'avril, la tension sera à son maximum sur la scène politique serbe. En effet, la DOS pourrait traverser une période de troubles si les législatives sont remportées par le DPS[5], favorable à l'indépendance du Monténégro au dépend de son rival le SNP[6]. En cas de victoire Milo Djukanovic président du Monténégro et représentant du DPS organisera probablement un référendum cet été en faveur de l'indépendance du Monténégro. Le résultat sera suivi de près par les partis de la minorité hongroise. Et quel que soit le résultat définitif, les exigences des partis représentant la minorité hongroise de Voivodie (Alliance des Hongrois de Voivodie et la Ligue des Sociaux démocrates de Voivodie), tous deux membres de la DOS, prendront logiquement une toute autre ampleur. Djindjic, et encore moins Kostunica, ne seront en mesure de répondre à leurs attentes, ce qui fera rapidement exploser la coalition, actuellement garante d'une relative stabilité politique en Serbie.

 

Par François GREMY

 

 

[1] Opposition démocratique
[2]Région située au nord de la Serbie, frontalière de la Hongrie
[3]Selon M. Korac, vice-premier ministre du gouvernement de Serbie (interview du 1er février 2001), M. Kostunica serait plus populaire que M. Milosevic en 1989.
[4]Après avoir créé le Parti démocrate en 1990, il a voulu incarner une opposition moderne et libérale mais, peu après, il affichait son soutien aux extrémistes serbes de Bosnie. Il se posait ensuite en interlocuteur privilégié des Occidentaux au Kosovo.
[5] Parti démocratique des Socialistes du Monténégro (DPS), représenté par le président Monténégrin Djukanovic et le premier ministre monténégrin Filip Vujanovic. Il se présente comme un parti d'ouverture notamment à l'égard des minorités. Le PDS prend une orientation autonomiste.
[6] Coalition de 9 partis fédérés par le SNP (Parti socialiste) présidé par Momir Bulatovic, ancien président du Monténégro. Allié à Milosevic, ce parti est favorable au maintien de l'Etat fédéral et défend le principe de l'égalité des deux républiques.