Serbie : un programme d’influence économique sur le Kosovo?

Le président serbe Aleksandar Vučić appelle à un consensus national sur la question du Kosovo en semblant lâcher du lest sur son indépendance. Ses déclarations s’inscrivent dans la foulée de l’annonce de la création d’une zone économique commune pour les États de la région des Balkans occidentaux.


Le Kosovo a déclaré son indépendance le 17 février 2008. Mais la Serbie refuse de reconnaître la sécession et l’indépendance du Kosovo, et ce malgré les médiations à répétition de l’Union européenne, qui se sont traduites par la signature de deux accords dans le cadre d’un processus de normalisation des relations entamé en 2013.

En juillet 2017, dans une publication parue dans le quotidien serbe Blic, le président de la République Aleksandar Vučić, élu en avril 2017, a appelé à la mise en place d’un « dialogue interne » à la Serbie sur la question du Kosovo. Il a ajouté « qu’il est temps […] d’essayer de se montrer réaliste, de ne pas permettre de perdre ou de remettre quelque chose que nous détenons, mais aussi de ne pas attendre que ce que nous avons perdu depuis longtemps nous revienne »[1]. Cet appel émis par le nouveau Président serbe est avant tout destiné aux élites politiques et à la population serbes. Ce ton conciliant sur la question kosovare suit de quelques mois le sommet de Trieste, au cours duquel les États de la région se sont déclarés favorables à la mise en place d’une zone de coopération économique régionale.

Le projet de zone de coopération économique régionale

Le 12 juillet 2017, six États des Balkans occidentaux (Albanie, Bosnie-Herzégovine, Kosovo, Macédoine, Monténégro, Serbie) et sept pays membres de l’Union européenne (Allemagne, Autriche, Croatie, France, Italie, Royaume-Uni et Slovénie) se sont réunis lors d’un sommet à Trieste en Italie. Le sommet n’a pas satisfait les ambitions des pays des Balkans vis-à-vis de l’UE. Toutefois, ceux-ci se sont mis d’accord entre eux pour la mise en place d’une zone économique de coopération régionale, ce qui représente un tournant majeur dans l’évolution de leurs relations[2]. Dans un premiers temps, ils se sont engagés à harmoniser leur réglementation en matière d’investissement, à abandonner les barrières douanières non tarifaires et à appliquer globalement l’accord de libre-échange centre-européen.

Parmi les pays de la région, c’est bien en Serbie que l’idée de mettre en place un marché commun des Balkans occidentaux est la plus portée politiquement. Le 20 février 2017, A.Vučić, alors Premier ministre (poste qu’il a occupé de 2014 à 2017), déclarait qu’une note sur la possible création d’une union douanière des Balkans occidentaux avait déjà été rédigée. Peu après, devenu président, il s’était entretenu avec le président du conseil des ministres de Bosnie-Herzégovine, Denis Zvizdić, et le Premier ministre albanais, Edi Rama, sur le sujet. Lors du sommet de Trieste, le ministre serbe des Finances, Dušan Vujović, a déclaré que ce marché commun pouvait représenter un grand atout dans le processus d’intégration[3]. Surtout, la Serbie a l’économie la plus performante dans la région: la mise en place d’un mécanisme commun d’échanges économiques entre les États de la région peut l’aider à établir une influence économique, notamment sur les États les plus réticents tels que le Kosovo.

Ces réticences peuvent s’expliquer par la crainte, pour le gouvernement kosovar, d’évoluer dans une zone économique dominée par la Serbie. Notons par ailleurs que les entrepreneurs kosovars se verraient confrontés à des entraves à la circulation dans cette zone puisqu’ils ne bénéficient pas d’un régime de libéralisation des visas et que la suppression des droits de douane du Kosovo serait un manque à gagner, alors que le Kosovo connaît de nombreux problèmes internes.

Le Kosovo rongé par ses problèmes internes

Le 10 mai 2017, le Parlement du Kosovo a fait chuter le gouvernement du Premier ministre Isa Mustafa de la Ligue démocratique du Kosovo avec un vote de défiance. En coalition avec le Parti démocratique du Kosovo (PDK) de Hashim Thaçi, les deux formations politiques ne s’entendaient pas sur la ratification au Parlement de l’accord, conclu en août 2015, sur la démarcation de la frontière entre le Kosovo et le Monténégro. Il s’agissait là d’une des conditions de l’Union européenne pour dispenser de visas les kosovars à l’entrée sur les territoires des États-membres. La ratification a été repoussée sur fond de manifestations violentes du parti de l’Alliance pour le futur du Kosovo (AAK) de Ramush Haradinaj, qui estimait que l’accord privait le Kosovo de plusieurs centaines d’hectares de terres[4]. Des élections anticipées ont eu lieu le 11 juin 2017 et ont donné la victoire à une coalition formée par les trois partis héritiers de l’Armée de Libération du Kosovo (UCK) avec 39 sièges. Parmi eux, Ramush Haradinaj (qui fait l’objet de poursuites judiciaires par la Serbie) est le grand favori pour le poste de Premier ministre. Le parti politique nationaliste albanais « Vetëvendosje ! » (Autodétermination) est parvenu à effectuer une percée avec 26,7 % des voix. Le 9 septembre 2017, après une période de crise politique, Ramush Haradinaj a finalement été désigné Premier ministre par le Parlement[5].

Ces troubles ont par ailleurs nui à l’économie kosovare. Le contexte politique a entraîné le ralentissement de beaucoup de projets et réformes importantes (revue du budget, gel des aides FMI et de l’Agence pour la privatisation du Kosovo, blocage de la réforme économique, retard de la construction d’une centrale électrique et d’autres projets dans le secteur du tourisme)[6].

Des dissensions internes serbes sur la thèse de la partition et de l’échange

En Serbie, l’évolution de la position officielle sur l’indépendance du Kosovo vient également se heurter à la thèse de la partition et de l’échange comme résolution du conflit. Concernant la question du nord du Kosovo majoritairement serbe, Ivica Dačić, ministre des Affaires étrangères, a réitéré en 2017 la proposition d’une partition du Kosovo comme seule solution viable. Un autre politicien serbe, Oliver Ivanović, s’était prononcé pour une solution proche du «modèle» chypriote. Toutes suggestions publiquement rejetées par le président serbe[7].

Cette solution ne semble plus arranger aucun des acteurs impliqués dans le dossier du Kosovo. Pour l’Union européenne, écouter la proposition de la partition reviendrait à reconnaître l’échec de la diplomatie européenne, à encourager les mouvements sécessionnistes, à risquer la stabilité régionale ou encore à légitimer indirectement l’annexion de la Crimée par la Russie que Bruxelles condamne. Les élites politiques kosovares, quant à elles, savent que la mise en œuvre de ces options reviendrait à échanger le nord du pays avec la vallée de Preševo/Presheva (Serbie), territoire beaucoup plus petit en superficie mais beaucoup plus peuplé et dont l’intégration de la population pourrait s’avérer difficile[8]. Aleksandar Vučić sait que l’UE ne soutient pas cette idée et que cette dernière pourrait nuire à l’intégration de son pays à l’Union .

La Serbie pourrait finalement n’avoir absolument rien à gagner en réfutant la possibilité de reconnaissance du Kosovo. L’établissement d’une zone économique commune est-il une solution ?

La politique étrangère d'A. Vučić au Kosovo: la reconquête par l’économie ?

A. Vučić n’a pour le moment proposé qu’un simple dialogue interne. Cela peut-il présager la définition d’une nouvelle politique étrangère serbe à l’égard du Kosovo, celle de la reconquête du Kosovo en usant de l’influence économique serbe ? La Serbie ne reconnaît toujours pas l’indépendance du Kosovo mais elle reste pour lui un partenaire économique important[9]. Les États de la région échangent beaucoup avec l’Ouest. Mais la mise en place d’une zone économique commune pourrait les encourager à échanger entre eux, et la Serbie pourrait en tirer un avantage, notamment en étendant son influence économique au Kosovo. Le Kosovo, quant à lui, est affaibli par les conflits politiques internes. L’arrivée au pouvoir de partis héritiers de l’UCK ne devrait pas aider au dialogue politique entre les gouvernements serbes et kosovars.

Le refus catégorique de la Serbie à reconnaître l’indépendance du Kosovo est une source de problèmes pour elle. Non seulement ce choix entrave son processus d’intégration à l’UE, mais il justifie aussi le chantage exercé par la Russie qui lui rappelle qu’elle est un appui important sur la scène internationale sur cette question[10]. La Serbie aurait pourtant bien plus à gagner à intégrer l’UE et à s’investir dans une zone économique commune future. Vučić s’en servirait comme une sorte de tremplin pour développer à la fois l’économie serbe et son influence au Kosovo.

Notes :
[1] « Vucic for internal dialogue, realistic approach to Kosovo », B92, 24 juillet 2017.
[2] Jasha Menzel, « Sommet de Trieste : vers la création d’un marché commun des Balkans occidentaux ? », Regard sur l’Est, 20 août 2017.

[3] Jean-Arnault Dérens et Laurent Geslin, « Pour les pays des Balkans, un marché commun au rabais », Le Temps, 13 juillet 2017 ; « A Western Balkans custom union: pie in the sky ? », The Economist, 14 mars 2017.
[4] Jean-Baptiste Chastand, « Au Kosovo, le 'camp des guerriers' arrive en tête aux législatives », Le Monde, 12 juin 2017 ; « Le Parlement provoque la chute du gouvernement et des législatives anticipées », Le Monde, 10 mai 2017.
[5] « New Kosovo Government Gets Parliament Approval », Balkan Insight, 9 septembre 2017.
[6] « New Elections "Risk" Damaging Kosovo’s Economy », Balkan Insight, 14 août 2017.
[7] Misha Savic, « Kosovo Partition May Solve Historic Dispute, Serb Deputy PM Says », Bloomberg, 14 aout 2017; « President dismisses 'Cyprus model' for Kosovo », B92, 18 août 2017.

[8] Jasha Menzel, « Relations Serbie-Kosovo: Vers quels lendemains ? », Regard sur l’Est, 17 mars 2017.
[9] Elton Tota, « Serbia is Kosovo’s main trade partner », Independent News Balkan News Agency, 31 octobre 2016.
[10] Jasha Menzel, « La politique russe en Serbie : Solidarité slave ou réalisme ? », Regard sur l’Est, 9 mars 2016.

Vignette : Sommet de Trieste en juillet 2017 (source : Service européen pour l'action extérieure).

* Jasha MENZEL est spécialiste des Balkans occidentaux.

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