Sofia succombe aux services

Un aspect important des transformations induites par la disparition du Mur de Berlin touche à la structure économique des capitales est-européennes et au développement de leurs activités de services. Le nouveau profil que ces activités leur confèrent contribue dans une certaine mesure à les faire apparaître comme des métropoles émergentes. Qu'en est-il exactement de Sofia ?


La négligence du secteur tertiaire, et surtout des services supérieurs, est une des caractéristiques marquantes de l'économie des pays socialistes, en particulier au regard des autres pays européens : jusqu'à la transformation économique des années 1990, le secteur des services dans l'ensemble des économies socialistes était en effet sous-estimé, voire ignoré et, par conséquent, largement sous-développé.

L'explication la plus fondamentale se trouve dans l'une des limites conceptuelles de la doctrine marxiste, qui percevait négativement le rôle des services dans la création de richesses : seuls les biens matériels, et donc le secteur industriel, étaient créateurs de valeur ajoutée et inclus dans le calcul des grands agrégats. Cette structuration particulière de l'économie se retrouvait jusqu'au cœur des villes qui, contrairement aux pays européens, abritaient de nombreuses entreprises industrielles. Ainsi, comme d'autres de ses consœurs est-européennes, la capitale bulgare, Sofia, était avant tout une ville industrielle.

La transition et les services

Apres la rupture systémique de novembre 1989, tous les pays post-socialistes ont connu un processus fondamental de transformation économique qui a fait émerger un nouvel environnement, touchant jusqu'au cœur de leurs capitales. Ce processus a consisté notamment en l'effondrement des structures industrielles, l'émergence d'une économie de services (tertiarisation des emplois et du PIB, développement des services aux entreprises) et un processus de métropolisation (consistant en particulier en une forte concentration des services supérieurs au cœur des capitales).

Les capitales est-européennes sont donc entrées dans un processus de post-industrialisation: il consiste en une mutation de la ville industrielle vers une ville intégrant les activités tertiaires, et surtout les services supérieurs, éléments de compétitivité des entreprises et du territoire. L'ouverture de l'économie et la nécessité de s'intégrer dans une économie mondiale ont augmenté de manière significative le poids du secteur des services, modifiant considérablement la structure des emplois et du PIB. À Sofia, le taux de tertiarisation des emplois en 2002 dépasse 70 %, contre 30,8 % en 1980. Il en est de même dans les autres capitales des pays en transition (Prague, Budapest et Bratislava), qui deviennent rapidement des centres de services pour leur pays[1].

Sofia et les autres villes bulgares

Le phénomène de métropolisation renvoie à l'émergence de villes concentrant à la fois pouvoir politique et économique, services supérieurs, infrastructures développées, accès à l'information et présence d'une main d'œuvre qualifiée. En appliquant ces critères aux villes bulgares, on constate des différences très importantes entre Sofia et les autres villes.

La transformation est visible à l'œil nu et il suffit de se promener dans les rues de la capitale pour être frappé par l'ampleur du phénomène: reconstruction des bâtiments, émergence de nouveaux magasins et hôtels de luxe, de centres commerciaux, concentration de banques et de bureaux, apparition de nouveaux moyens de transports comme, par exemple, le métro et celle de services diversifiés… Il est bien évident que Sofia reste la ville la plus importante du pays, concentrant le pouvoir politique et toutes les institutions significatives aux niveaux national et international. La capitale est une métropole d'importance nationale avec son territoire de 1 349 km2 et sa population de 1,22 million d'habitants en 2000 (pour une population totale de 8,1 millions d'habitants dans le pays). La ville est également le plus grand centre économique, commercial et culturel du pays, où se concentre la moitié des investissements directs étrangers (49,93 % en 2000) ; la structure des investissements pour la période 1992-2002 montre qu'ils sont surtout dirigés vers les secteurs de services (9 % vont au secteur manufacturier et 1 % vers le bâtiment). Toutefois, malgré ces transformations positives, Sofia reste toujours loin des « villes mondiales »[2].

Le développement des services aux entreprises

Jusqu'en 1990, le sous-développement des services aux entreprises était lié à une autre caractéristique importante de l'économie socialiste, basée sur l'intégration des services dans les combinats. Au cours de la transition vers l'économie de marché et avec l'effondrement des combinats, un nouvel environnement des affaires a commencé à se former.

Des facteurs comme la création de petites et moyennes entreprises, la concurrence croissante, la pénétration des capitaux étrangers, la libéralisation du commerce extérieur, le changement des facteurs de production ou la restructuration entière de l'économie, ont influencé le développement du secteur tertiaire en général. En même temps, ces processus ont révélé une demande croissante en certains services aux entreprises, liée au développement des affaires et à la transformation du contexte dans lequel évoluent les entreprises. On a donc vu éclore, surtout à partir de 1996, de nombreuses entreprises prestataires de services aux entreprises, œuvrant dans le domaine des conseils d'affaires et des conseils légaux, de la finance, du marketing, de la publicité et des services liés aux ressources humaines. En ce sens, l'évolution des villes des pays en transition est similaire à celle des pays européens.

Ces services aux entreprises se traduisent souvent par une forte concentration dans l'espace, en particulier dans les grands centres urbains, et ce pour diverses raisons: la présence d'une main d'œuvre hautement qualifiée, de sièges de grandes firmes et d'institutions, de revenus plus élevés, d'une infrastructure développée et la proximité du prestataire de services et de ses clients. Les facteurs mentionnés expliquent pourquoi plus de 60% des services stratégiques aux entreprises en Bulgarie sont concentrés à Sofia. Il s'agit essentiellement de services de conseils et d'informatique, comptables et d'audit, financiers et juridiques, mais aussi de la publicité et du marketing, des télécommunications et de services liés aux ressources humaines.

Le centre de Sofia est ainsi devenu un centre institutionnel et d'affaires. La capitale joue un rôle dominant par rapport au reste du territoire en matière d'ouverture sur le monde et de nouveaux modes d'organisation. Dans les espaces périurbains de la capitale, on observe une présence faible de certains services aux entreprises (services financiers, services informatiques), l'économie périphérique restant occupée par les activités industrielles et certaines activités tertiaires traditionnelles. Les processus de délocalisation des services supérieurs, observés dans les pays développés, sont donc encore faibles à Sofia : il y a peu de diffusion de la capitale vers le reste du territoire. Il est possible toutefois qu'à l'avenir la construction de centres d'affaires dans les zones périurbaines, liée au manque d'espace dans le centre de la ville, contribue à accélérer ce processus de délocalisation des services aux entreprises. Or de nombreuses études ont montré que, dans les villes occidentales, l'accroissement des services aux entreprises était un facteur important dans la restructuration interurbaine. Ce constat devrait être valable pour les villes en transition en général, et pour la capitale bulgare en particulier.

 

Vignette : Sofia, service de transport urbain (photo libre de droits, attribution non requise).

* Desislava KOLAROVA est doctorante en Sciences Economiques (Université Pierre Mendes France, Grenoble 2 et Institut d'Economie auprès l'Académie Bulgare des Sciences)

 

[1] WIIW, The Services Sector in Central and Eastern Europe, Vienne, 2002.
Voir aussi dans ce même numéro l'article de L. Bourdeau-Lepage.
[2] S. Sassen, La ville globale, Ed. Descartes & Cie, Paris, 1996.

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