Sotchi, d’une identité à l’autre

Sotchi, ex-perle soviétique de la mer Noire, a accueilli le projet le plus emblématique du Président russe, les Jeux Olympiques d’hiver. De quelle manière la ville absorbe-t-elle cette mutation rapide d’un symbole du passé à celui de la « nouvelle Russie » poutinienne ? 


La gare d'Adler«Il n’est pas question de mélanger la politique, le commerce et le sport»[1], n’hésite pas à affirmer le président Poutine. Les XXIIe Jeux d’hiver, les plus coûteux de l’histoire, n’ont évidemment pas été organisés par la Russie simplement par amour du sport. Cet événement d’envergure internationale participe au discours de réaffirmation de la puissance russe que privilégie le régime en place. Cette instrumentalisation se traduit physiquement à travers l’urbanisation de Sotchi où les investissements liés aux Jeux se concentrent sur une partie seulement de l’agglomération, créant ainsi un microcosme olympique. L’identité même de la ville s’en trouve modifiée.

Sotchi: un ex-symbole soviétique fondement de son identité

La représentation que l’on se fait du Sotchi pré-olympique est issue de la période soviétique, restée dans les esprits comme l’âge d’or de la station balnéaire. Bien que la ville et sa région soient connues avant même l’avènement de l’URSS, l’origine de cette relative prospérité se trouve être la période khrouchtchévienne, lorsque le régime communiste développe sa propre définition du tourisme de masse[2] et désigne Sotchi comme zone à développer prioritairement. Cette fonctionnalisation du territoire de l’agglomération conduit à la formation d’une identité propre à cette ville au statut si particulier en URSS[3].

En effet, l’accueil de nombreux citoyens en provenance de l’ensemble de l’Union soviétique ainsi que de touristes étrangers présuppose que les autorités mettent en scène la réussite socialiste au sein de cette station balnéaire. Ainsi, un grand plan directeur, élaboré au début des années 1960, encadre le développement de la ville, mettant l’accent sur l’habitat collectif et récréatif soviétique. Sanatoriums, camps de pionniers, hôtels pour touristes étrangers et autres résidences de loisirs, conçus pour être autosuffisants, abritent cinémas et magasins, théâtres et centres de soins, nécessaires aux vacanciers officiels[4]. Ces bâtiments sont dispersés le long de la côte, isolés les uns des autres par des parcs et forêts donnant à Sotchi l’allure d’une ville-jardin renforcée par un arrière-pays montagneux où s’imbriquent diverses réserves naturelles[5]. Sotchi reste ainsi dans la mémoire collective russe comme un lieu mythique où il fait bon vivre, une exception où l’utopie socialiste est presque devenue réalité. La chute de l’URSS vient mettre à mal le prestige de la ville mais les années de vache maigre, à savoir la décennie 1990 pendant laquelle Sotchi ne bénéficie plus d’aucun investissement, renforcent paradoxalement l’identité singulière de la station balnéaire et nourrissent une certaine nostalgie, particulièrement vivace, de l’ancien système.

Sotchi olympique, véritable renouveau ou village Potemkine?

Bien que seul bastion du littoral récréatif soviétique conservé par la Russie suite au délitement de l’URSS, Sotchi est désertée par les touristes nationaux au profit des stations balnéaires étrangères, notamment turques et égyptiennes. Au début des années 2000, Moscou s’intéresse de nouveau au destin de sa «riviera caucasienne». Le développement du tourisme à partir de Sotchi, ville russe au cœur d’un Caucase dévasté par la guerre et à l’économie moribonde, peut apparaître comme une solution possible de stabilisation de la région[6]. Encore faut-il ré-attirer touristes et investisseurs, Russes comme étrangers.

De lourds financements à fournir dans les domaines du transport, de l’énergie et des services sont nécessaires afin de redonner du prestige à la station balnéaire. Le sport est par ailleurs devenu une priorité nationale et sert le discours d’un certain «renouveau russe» entretenu par le pouvoir en place qui se lance dans l’organisation de nombreuses compétitions sportives internationales[7]. L’accueil des Jeux Olympiques d’hiver intègre le cadre de cette politique de puissance et la ville hôte est toute désignée: ce sera Sotchi. Désormais, les investissements massifs dont la station balnéaire a besoin sont non seulement justifiés par les JO mais également pressés par eux. Néanmoins, toute la ville ne bénéficie pas d’une attention particulière et la plupart des financements sont concentrés dans le raïon d’Adler, autour des deux centres olympiques alpin et côtier éloignés respectivement de 25 et 85km du centre historique de Sotchi. Au sein de ces deux complexes, le gigantisme est de mise. Un soin tout particulier a été apporté aux infrastructures de transport. Une voie ferrée doublée d’une autoroute relient les deux centres olympiques et permettent de regagner l’aéroport et le nouveau port d’Adler via une imposante multi-gare (voir vignette). Des voies de circulation sont entièrement dédiées aux Jeux et interdites aux véhicules particuliers et, de ce fait, aux habitants, ce qui résout très provisoirement les graves problèmes de congestion du réseau routier de Sotchi. Pour garantir la sécurité, l’accès aux espaces olympiques est réservé aux détenteurs du «passeport spectateur». Sachant que le prix du billet le moins cher est fixé à 4.500 roubles (100 euros) pour la cérémonie d’ouverture, cela exclut une part non négligeable des habitants de la région qui ne peuvent se permettre une telle dépense. Les JO de Sotchi se déroulent donc dans un «microcosme olympique» fermé, ultra-sécurisé, aux chemins balisés et aux décors modernes. Cette démonstration doit refléter l’image d’une «Nouvelle Russie» économiquement stable et prospère, contrôlant de nouveau le Caucase et exerçant son influence sur son étranger proche (l’Abkhazie se trouve à moins de 2km du complexe olympique côtier). Cette urbanisation massive et très rapide d’une partie de Sotchi a profondément modifié son identité et n’est pas sans conséquence.

Une mutation trop rapide? Mécanismes du pouvoir et rivalités socio-spatiales

Paradoxalement, alors que les JO consacrent généralement la ville hôte, Sotchi semble subir cette mue imposée par le pouvoir central. Le projet olympique est en effet coordonné directement par Moscou. Dès 2007, un plan fédéral cible (FTP) est élaboré par l’État pour encadrer le développement de Sotchi. Le conseil de surveillance du comité d’organisation Sotchi 2014 est responsable des opérations et du bon déroulement des Jeux (construction, sécurité, transport, finance, volontaires, marketing). Cette instance stratégique, qui s’empare d’une partie de la souveraineté de l’administration municipale, n’en accueille pourtant qu’un unique représentant: le maire de la ville hôte, Anatoly Pakhomov, «moujik» décrié par les habitants de Sotchi pour son parachutage[8]. En revanche, ce même conseil est composé pour moitié d’hommes issus de l’administration fédérale ou présidentielle et dirigé par Alexandre Joukov[9]. Enfin, la plupart des gros contrats de constructions olympiques ont été attribués, sans appel d’offre, à Olympstroy.

Cet obscur conglomérat d’État, créé pour l’occasion et appelé à disparaître à l’issue des Jeux, n’est pas une entreprise de construction à proprement parler mais un véritable gestionnaire qui capte l’argent fédéral et sous-traite l’ensemble de ces contrats. Un tel montage favorise largement la corruption, responsable de l’explosion des coûts et des retards des chantiers olympiques. L’administration municipale n’est dès lors qu’une simple courroie de transmission ce qui engendre un sentiment de dépossession de leur station balnéaire pour ses citoyens. La faiblesse de la mairie de Sotchi se ressent également en dehors des chantiers olympiques. Dès la décision du CIO de consacrer Sotchi, la spéculation a gangrené la ville. L’explosion des prix du district central et de celui d’Adler a fait fuir leurs habitants historiques. De nombreux immeubles ont été construits sans aucun respect d’un quelconque plan d’urbanisme le long de la côte et la dénaturent complètement. Cette transformation est mal vécue par les habitants et reprise par les opposants mais les quelques manifestations organisées pour préserver ici un parc, là un cinéma, ont toutes échoué[10].

Sotchi a donc vu son identité si particulière se transformer à un rythme très rapide. Le pouvoir en place n’a finalement pas réellement pris en compte l’avenir de la station balnéaire et s’est concentré davantage sur la construction de complexes olympiques au service de son discours de puissance. Qu’adviendra-t-il alors, une fois passés les Jeux, de ce territoire au paysage à jamais, défiguré?

Notes :
[1] «Poutine dénonce le boycott de l'Euro 2012 en Ukraine», RIA Novosti, 3 mai 2012.
[2] A.E.Gorsuch, D.P.Koenker (ed.), Turizm. The Russian and East European Tourist under Capitalism and Socialism, Ithaca-Londres, Cornell University Press, 2006, 313p.
[3] En 1961, l’État soviétique regroupe la vieille ville de Sotchi et les villages environnants le long des 90km de côte entre Touapse et l’Abkhazie au sein de 4 districts (Lazarevskoie, Central, Khosta et Adler) formant une agglomération, le «grand Sotchi», qui obtient dans le même temps le statut de kourort et dépend dès lors directement du pouvoir central. Voir S.Tolstoï, Le grand Sotchi. Éd. de l'Agence de Presse Novosti, Moscou, 1968, 216p.
[4] Les touristes officiels, détenteurs d’un bon de séjour, ne représentent dans les années 1980 pas plus d’un tiers des touristes à Sotchi. Les autres sont des touristes dits «sauvages», louant des chambres chez l’habitant. Voir Gorsuch & Koenker, op.cit.
[5] Réserve de la ville, Parc national, Réserve de biosphère classée au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1979. Voir K.Sharr, E.Steinicke et A.Borsdorf, «Sotchi/Сочи 2014: des Jeux Olympiques d’hiver entre haute montagne et littoral», Revue de Géographie Alpine|Journal of Alpine Research [En ligne], 100-4, 2012, consulté le 31/12/2013.
[6] Des stations de ski sont en effet en cours de construction dans de nombreuses entités autonomes nord-caucasiennes de Russie. http://www.ncrc.ru/en
[7] Entre 2013 et 2018: Universiade de Kazan, mondiaux d’athlétisme, de natation et de hockey, JO d’hiver, Grand prix de F1 et Coupe du monde de football.
[8] Enquête de terrain, mars 2013.
[9] Vice-Premier ministre de la Fédération de Russie de 2004 à 2011, premier vice-président de la Douma depuis 2011, président du Comité olympique russe depuis 2010 et intégré au CIO en 2013, il n’a jamais eu de carrière sportive de haut niveau.
[10] Enquête de terrain, mars 2013.

Vignette : L’ancienne et la nouvelle gare d’Adler (photo Benjamin Staron).

* Étudiant à l’Institut français de géopolitique (IFG).