Szczecin veut vivre… avec son chantier naval

Après un processus de liquidation de plus de deux ans, qui a coûté près de 4 000 emplois, le chantier naval de Szczecin tombe en ruine. Les candidats aux législatives et sénatoriales du 9 octobre 2011 s’accusent mutuellement de sa chute, mais personne ne s’engage sur son avenir.


«Szczecin veut vivre. Stop à la liquidation des entreprises!» (banderole accrochée aux grilles du chantier. Avril 2011. ©Amélie Bonnet)Fer de lance de l’industrie nationale jusque dans les années 1990, les chantiers navals polonais se sont retrouvés, durant les mois qui ont suivi l’entrée de la Pologne dans l’Union européenne, au cœur d’un bras de fer avec la Commission européenne (CE). Dès 2004, cette dernière ouvre une enquête sur les subventions que l’État polonais a accordées aux chantiers de Gdańsk, Gdynia et Szczecin pour qu’ils survivent à la transition économique. En novembre 2008, la CE déclare illégales les subventions accordées à Gdynia et Szczecin, estimant qu’elles ne sauront assurer la viabilité des sites à long terme et enfreignent les règles communautaires en matière de concurrence. Les plans de restructuration proposés par Varsovie entre 2005 et 2008 sont jugés insuffisants. La CE exige alors la liquidation des deux chantiers et le remboursement des aides accordées, à travers la vente d’actifs ou de portions d’actifs. Entre 2002 et 2008, le chantier de Szczecin a reçu un milliard d’euros d’aides, celui de Gdynia 700 millions.
En juillet 2009, la CE décide « d’épargner » le chantier de Gdańsk, lieu de naissance du syndicat Solidarność en 1980 et symbole de la lutte anti-communiste en Europe de l’Est.

Grandeur et décadence d’un chantier naval

Le chantier naval est d’une grande importance historique et économique pour la ville de Szczecin, s'inscrivant dans une longue tradition maritime. Il fut au cœur du soulèvement de décembre 1970 contre le pouvoir communiste (faisant suite à ceux de Gdańsk et de Gdynia), et des grèves qui explosèrent en janvier 1971 puis en août 1980.

En 1990, le chantier a des dettes énormes, une technologie obsolète, un portefeuille de commandes vide et une mauvaise organisation. Un groupe de managers, dirigé par Krzysztof Piotrowski, élabore alors une stratégie de sauvetage de l’établissement en y introduisant une nouvelle méthode de gestion. L’équipe convainc les armateurs de passer commande. Avec l’aide de plusieurs hommes politiques, elle obtient les faveurs du gouvernement ainsi qu’un soutien financier. En 1995, l’intérêt est tel que la Harvard Business Review publie un article intitulé «Comment un chantier naval polonais est devenu concurrentiel sur le marché», qui présente le chantier de Szczecin comme un modèle de transformation économique dans les pays postcommunistes. L’entreprise Stocznia Szczecińska S.A (devenue en 2000 Stocznia Szczecińska Porta Holding S.A ou SSPH), fonctionne grâce aux exportations et avec des contrats de long terme.

Fin 2001, les difficultés commencent, le chantier perdant sa fluidité financière. Une aide structurelle d’au moins 150 millions de złotys lui est nécessaire pour achever ses commandes en cours, soit 27 bateaux d’une valeur de plus de 2 milliards de złotys. Le gouvernement refuse de garantir des crédits, les banques fuient, le chantier cesse de fonctionner. Une atmosphère de méfiance entoure l’équipe dirigeante, soupçonnée de malversations financières. Les anciens héros se retrouvent pendant quelques mois derrière les barreaux. Ils ne seront définitivement innocentés qu’en 2009.

En 2002, SSPH est rachetée par l’État qui la remplace par une nouvelle société, Stocznia Szczecińska Nowa (SSN). Le chantier renationalisé reprend ses activités à moindre échelle, une partie des biens ayant été « perdus » en cours de route. La nouvelle direction ne parvient pas véritablement à relancer l’activité. Malgré une conjoncture favorable à la privatisation en 2005, rien n’est entrepris dans ce sens.

L'entreprise SSN est finalement liquidée en 2009. En janvier, une loi spéciale régissant la vente des chantiers de Szczecin et de Gdynia entre en vigueur. D’ici le mois de mai, les actifs des deux chantiers doivent être vendus via des appels d’offre ouverts, non discriminatoires et transparents, selon la volonté de la CE. Les plus de 9 000 employés des deux chantiers seront licenciés.

Le chantier de Szczecin en décomposition

Les actifs de SSN vont donc faire l’objet d’appels d’offre successifs, mais la mise en vente est laborieuse. En 2009, une société soutenue par une banque du Qatar se présente pour racheter les actifs de SSN, puis, la même année, une agence nationale du Qatar pour racheter à la fois ceux de SSN et de Gdynia. Les transactions échouent cependant. La vente des deux chantiers est alors évaluée à 86 millions d’euros. À la demande du ministre du Trésor, Aleksander Grad, la CE accepte de repousser la vente, sans fixer de date butoir.
À Szczecin, seuls quelques actifs sont vendus, mais le cœur du site, permettant la construction de bateaux, demeure sans acquéreur et tombe en ruine.

Ce qui reste du chantier de SSN est finalement acquis à l’automne 2010 par la société Silesia, spécialiste de la restructuration des entreprises de métallurgie, dont l’État est l’unique actionnaire. Depuis, Silesia cherche des entreprises intéressées par le chantier et son équipement pour y réaliser leurs activités. Tout récemment, un contrat de location d’actifs a été conclu avec la société américaine Kraftport, qui devrait commencer une activité de réparation et de construction navale à partir de mars 2012, sur une durée de dix ans. D’après Silesia, la firme américaine pourrait embaucher un millier d’ouvriers et collaborer avec des sous-traitants locaux. Silesia est également en pourparlers avec PN System, consortium candidat au projet de construction du tunnel immergé devant relier l’Allemagne au Danemark, sur le Détroit de Fehmarn, d’ici 2017. Le chantier de Szczecin servirait de lieu de production d’éléments destinés au tunnel. Silesia dit chercher toutes les occasions de développer le potentiel du lieu, qui s’étend sur 55 hectares. En attendant, diverses petites sociétés louent une partie du site et de son matériel, mais l’essentiel demeure non-utilisé.

Les défenseurs du chantier sont sceptiques quant aux propositions de Silesia pour l’avenir. Le capital de Kraftport n’excèderait pas les 5 000 złotys (1.130 euros) et la firme n’aurait aucune expérience dans l’industrie navale. Le représentant de Solidarność SSN, Krzysztof Fidura, craint que l’apparition de cette firme ne soit qu’une manœuvre électorale, les élections législatives et sénatoriales ayant lieu le 9 octobre prochain.


Chantier naval de Szczecin, avril 2011. © Amélie Bonnet.

Ce que deviennent les anciens ouvriers…

Aujourd’hui la ville de Szczecin est en deuil du chantier qui faisait sa fierté. La faillite de ce dernier, de même que la fermeture de la plupart des grandes entreprises héritées de l’époque communiste, ont porté un coup à l’emploi local. Fin 2009, le nombre de chômeurs à Szczecin s’élevait à plus de 14 000, soit, avec un taux de 8 %, deux fois plus qu'en 2008. Comme la chute du chantier a entraîné avec elle de nombreuses petites entreprises du secteur maritime, l’arrivée de chômeurs sur le marché est constante. Une partie d’entre eux, aux qualifications très spécifiques, ne peuvent retrouver d’emploi sans être à nouveau formés.

En 2009-2010, un projet de formation, financé par le Fonds Social Européen, a donc été proposé aux anciens ouvriers de Szczecin et de Gdynia. A Szczecin, 89 % des près de 4 000 licenciés ont participé. Durant six mois, ils ont également reçu une aide mensuelle de 2 500 złotys brut (565 euros).
Il est difficile d’évaluer précisément l’impact de ce projet. D’après ses organisateurs, 1 590 personnes avaient retrouvé un emploi en juin 2010. Mais les syndicats estimaient qu’à l’été 2010, environ 2 000 anciens ouvriers restaient sans ressources. D’après K. Fidura, actuellement beaucoup travaillent temporairement, au noir, pour un salaire horaire minable (5-6 złotys). D’autres sont partis à l’étranger, sur des chantiers allemands ou norvégiens. Certains se sont reconvertis dans l’activité de vigile de supermarché.

… Et le chantier

La situation à Szczecin est perçue comme plus problématique qu’à Gdynia, car à l’image de la ville et de sa région, le chantier n’intéresse personne. Autour de lui l’environnement économique est pauvre. Pour couronner le tout, le chantier de réparation navale voisin, Gryfia, est également en situation difficile. Même le quartier qui entoure le chantier de SSN semble dépérir.

Sur le site, l’activité est dérisoire. Le 24 juillet 2011, le sénateur Droit et Justice (PiS) Krzysztof Zaremba rapportait son impression après sa visite sur le chantier : « Ce que j’ai vu, c’est l’image d’une dévastation complète. L’atelier de peinture moderne, qui en 1999 avait coûté 100 millions de złotys, n’est aujourd’hui qu’une salle dont le sol est en partie inondé et le matériel électrique dévasté. Tout va dans le sens de la mort technique du chantier »[1].

Malgré tout, certains se mobilisent pour le faire renaître. En novembre 2010, Solidarność et six associations se sont regroupées pour exiger le rétablissement de l’entreprise SSPH. Dans une lettre adressée à la CE en mars 2011, les membres ont dénoncé le rachat de l’entreprise par l’État polonais en 2002, qu’ils jugent illégal. Les conseillers municipaux de Szczecin ont eux-mêmes exprimé leur inquiétude quant à la chute de l’industrie navale dans la ville : « Sans production et activités dans le secteur de l’économie maritime, Szczecin perdra de plus en plus d’importance »[2]. En visite à Gdańsk en juin, Donald Tusk a promis que la construction de bateaux reprendrait à Szczecin. Mais alors que les élections se rapprochent, comment croire aux promesses ?

À qui la faute ?

Les candidats aux élections législatives et sénatoriales se rejettent la faute concernant la mort du chantier. Un procès pourrait même s’ouvrir, à Szczecin, entre deux des candidats locaux au Sénat : le candidat de l’Alliance de la gauche démocratique (SLD), Jacek Piechota, et le candidat PiS, Krzysztof Zaremba. Le second aurait divulgué des informations fausses selon lesquelles, en tant qu’ancien ministre de l’Économie dans le gouvernement SLD entre 2001 et 2003, Piechota serait responsable de la chute du chantier naval.

Plus récemment, le 17 septembre, c’est Jarosław Kaczyński qui est venu en campagne devant les portes de SSN. Le leader du PiS a accusé le gouvernement actuel d’avoir provoqué la fermeture du site. Il a promis de remettre le chantier en état et de refaire de Szczecin une ville d’importance sur la Baltique. Avant de prononcer son discours, il s’est heurté à un ancien ouvrier qui, brandissant un clou de 30 centimètres (symbole du coup porté au chantier), a accusé Kaczyński de n’avoir rien fait pour l’entreprise quand il était au gouvernement.

En définitive, les causes réelles et la responsabilité de la mort du chantier font toujours polémique, notamment le rôle qu'y a joué le gouvernement SLD au début des années 2000. Des ouvrages continuent de paraître sur les coulisses économiques et politiques de l'affaire. Néanmoins, il y a deux ans, un article intitulé « Je volais le chantier ! »[3], publié par Piotr Biniek (journaliste, ancien étudiant travaillant de nuit sur le chantier dans les années 1990), soulevait également, indirectement, la question de la responsabilité des ouvriers dans la chute du chantier. L'article révélait en effet comment certains d'entre eux dépouillaient leur entreprise, alors prospère, de son matériel, qui était ensuite revendu au grand jour sur les marchés de Szczecin.

Notes : 
[1] Kurier Szczeciński, 24 juillet 2011.
[2] Kurier Szczeciński, 28 mars 2011.
[3] Kurier Szczeciński, 11 décembre 2009.

Sources : gs24.pl, newsweek.pl, polityka.pl, portalmorski.pl, rp.pl, szczecinbiznes.pl, wprost.pl, wyborcza.pl, 24kurier.pl.

Vignette : « Szczecin veut vivre. Stop à la liquidation des entreprises ! » (banderole accrochée aux grilles du chantier. Avril 2011. © Amélie Bonnet).