Tachkent, lecture à pierre ouverte

Voici pour vous une petite promenade dans la ville de Tachkent, capitale de l’Ouzbékistan, pays indépendant depuis 1991, qui se cherche, se trouve ou se perd, tandis que dans les rues, s’inscrit le choc des cultures et des identités.

 


Tachkent, « ville de pierre ». Elle porte bien son nom, cette vieille cité de plus de 2000 ans. Car c’est dans ses pierres que se déchiffrent ses soubresauts. Tel un parchemin, elle offre au regard du promeneur son histoire et ses traumatismes, qui font d’elle un curieux patchwork, où s’entremêlent les vestiges d’une culture centrasiatique traditionnelle, les héritages d’une grandeur soviétique révolue et les prémices hésitants d’une nouvelle identité ouzbèque, oscillant entre clichés occidentaux et rigueur nationale, voire nationaliste.

C’est par une froide journée d’avril que j’ai découvert Tachkent. Il avait neigé la veille. Au fond d’une ruelle défoncée, un homme coupait des arbres pour se réchauffer. Derrière, un terrain vague boueux. Au loin, les quelques tours de la capitale ouzbèque étincelaient sous les derniers rayons de l’hiver.
Multiples visages que ceux de Tachkent.

Tachkent, ville capitale

Capitale glorieuse de l’Ouzbékistan, Tachkent s’affirme comme le centre économique et politique du pays. Près de la résidence présidentielle, la guirlande des uniformes s’amoncelle dans les rues : les drapeaux qui s’agitent, les défilés, tout y est. Les chantiers éventrent la ville. Ponts et routes se construisent, tandis que de petits bonshommes repeignent patiemment les grilles des ambassades. La capitale se transforme si rapidement que, d’une année sur l’autre, on peine à reconnaître certains quartiers.

Mais qu’on ne s’y trompe pas. Ouvrez grands les yeux. Rue de l’Ouzbékistan. Une avenue large et proprette, parcourue par de jeunes hommes en costume noir, la pelouse qu’on arrose, des roses le long des trottoirs, ça sent bon. De belles voitures patientent au pied de tours toutes de verre vêtues. Banques, universités prestigieuses. C’est clinquant, c’est neuf, ça brille, mais sitôt la rue traversée, le décor change et la couleur se fait plus sombre.

Tachkent, la Soviétique

Vous vous rendrez vite compte des contrastes qui caractérisent la ville. Ce qui frappe, tout d’abord, ce sont les traces monumentales héritées de la période soviétique. Ribambelles d’immeubles décrépis aux pieds desquels papotent les babouchkas (grand-mères) toutes fleuries, tandis que de joyeux galopins glissent sur des toboggans rouillés. Des bâtiments immenses, plantés au milieu de vastes friches. Et des rues, si larges, si larges, qu’il est parfois long de les traverser.

A l’arrivée des Russes en 1865, Tachkent est une oasis, une cité repliée autour de ses bazars et derrière ses remparts. Les colonisateurs s’installent plus à l’est, et construisent une autre ville, une autre Tachkent, aux rues larges et géométriques, ponctuées d’espaces verts, et tout au long desquelles s’alignent de blanches maisons. Peu à peu, la ville se déploie, des artères sont percées. En 1930, l’avenue Navoï relit les deux cités, la nouvelle et l’ancienne, grignotée, rapiécée, en miettes. Tout autour, les immeubles s’étalent, les arbres grandissent.

Puis soudain, en 1966, la terre tremble à Tachkent. Près de 100 000 logements sont détruits. Il faut reconstruire, vite. L’aide afflue de toute l’URSS, et de ces débris s’élève ce qui se doit d’être alors la vitrine orientale de la grandeur socialiste. Le métro, achevé en 1977, en est l’illustration : bienvenue dans l’univers le plus fabuleux de la capitale. Les coupoles bleues de la station Navoï, les gravures sidérales de Kosmonavtlar (cosmonautes), les lustres Art Déco de Ming I Orik (les mille abricotiers). A chaque fois une nouvelle surprise. Les escalators, immenses, couleur beigeasse. Une odeur de caoutchouc. Des lampadaires sur des quais à moitié vides, et puis des bancs, en marbre évidemment, sur lesquels papotent des uniformes. Le train arrive. A l'intérieur, deux banquettes qui se font face. Pas un mot, on se dévisage en silence. Une voix crachote le nom des stations. On se croirait dans une fusée. Encore mieux que les montagnes russes.

Chorsou, le carrefour des mondes

Et vous voilà soudain projetés au cœur de Tachkent : Chorsou, le bazar, là où se mêlent toutes les influences. Une coupole toute bleue, assez laide, couvre un premier marché. A ses pieds, des rues d'étals, un véritable labyrinthe protégé en été des rayons du soleil par des étoffes blanches tendues au-dessus des têtes. Sur le sol, des sacs de pommes, des vêtements, des choux, des lits pour enfants, des chaussures, des tomates, des seaux, des savons, importés de Chine ou d’ailleurs. Les petits vendeurs de samsas (feuilletés garnis de viande, de gras et d’oignons) se bousculent, les hommes poussent des chariots en criant « Osh ! Osh ! » (interjection signifiant qu’il est urgent de se pousser, sous peine de se faire renverser par des marchands pressés). Des femmes nonchalantes se promènent dans la foule, Ouzbèques, Tadjiques, Russes, Tsiganes. Là-bas, on s'échange une peau de mouton fraîchement décapité. Deux autres boivent du thé devant une rangée d'affûteurs de couteaux. La saveur des épices, les cris des passants, l’odeur âcre de la fumée. Vous êtes là où bat le pouls de la ville, et Chorsou est un pont, un carrefour entre les différents quartiers de la capitale.

Tachkent en miettes

Car si on accepte de s’aventurer un peu, de se perdre au-delà du bazar, c’est l’autre Tachkent qui s’ouvre à vous, fragile vestige des siècles passés. Il ne reste plus grand chose de la cité traditionnelle: quelques mosaïques bleues près de la Grande mosquée, des mausolées dispersés aux quatre vents, et puis surtout, des ruelles étroites cernées de murs en brique crue, des maisons qui se cachent autour de leur cour plantée d’arbres aux fruits succulents. L’été, on vous offrira du thé vert, à l’ombre d’une treille chargée de raisins. Des cerfs-volants accrochés aux fils électriques. L’odeur du pain qui cuit. L’odeur du gaz, aussi. Labyrinthe des tuyaux qui serpentent entre les maisons.

Marchez le long des « ariks » (canaux), écoutez le bruit de l’eau qui coule, qui gicle, tandis que des femmes lavent les tapis. Déambulez dans ces ruelles, avec le froid de l’hiver ou la chaleur de l’été, et vous croiserez peut-être, au détour des chemins, le cortège d’un « toy » (fête), ou bien encore un troupeau de moutons vous narguant du coin de l’œil. Petits bergers des villes qui contemplent les vaches dormant sous les abribus.

Le kaléidoscope ouzbek

Vous n’en finirez pas de découvrir cette ville. Vous grimperez peut-être au sommet de la tour de télévision pour voir Tachkent toute verte, qui s’étale nonchalamment au pied des montagnes. Vous flânerez sans doute du côté du parc Ouloug Beg ou dans le joli jardin japonais. Vous rirez certainement avec les enfants qui s’éclaboussent dans les fontaines ou plongent dans les canaux pleins d’ordures. Quelque part, un âne et sa charrette patientent à un feu rouge. Les vendeurs de pastèques somnolent. Tachkent la torride, l’été, dans la fumée des Lada et des bus brinquebalants. Tachkent est ainsi, à l’image de l’Ouzbékistan, pays multiple, contrasté, paradoxal, au visage marqué par les épisodes historiques et politiques qui l’ont peu à peu façonné.

Mais il est l’heure de rentrer.

Place Amir Timour. Tamerlan sur son cheval trône au cœur de la cité, sous les regards de vieux édentés, malicieux joueurs d’échecs.

Broadway Street. Les derniers tubes à la mode se déversent avec fracas tandis que des jeunes filles en mini-jupes se trémoussent devant la gente masculine, cheveux gominés, portable et chachliks (brochettes de viande) à la main.

Place de l’indépendance. Au milieu d’une immense esplanade où poussent les mauvaises herbes, là où se dressait l’ancienne statue de Lénine déboulonnée en 1992, un globe terrestre doré où n’apparaît que l’Ouzbékistan : vous voilà prévenus, ce pays est le centre du monde.

En quelques minutes, vous avez déjà presque tout compris de Tachkent et de l’Ouzbékistan : ce passé prestigieux qui galope au cœur des steppes, auquel chacun se réfère. Tamerlan, le grand Tamerlan, le conquérant génial du XIVe siècle, Tamerlan le sanguinaire, « Timur-i Leng », de son vrai nom « Timour le boiteux », promu gloire nationale depuis 1991. Les conquérants se succèdent, inlassablement, mais ils utilisent toujours la même recette : grandeur démesurée des symboles, grandeur oppressante des pouvoirs. Alors, coincée entre ces mythes devenus trop larges et ce pays dans lequel elle étouffe, la jeunesse de Tachkent veut s’amuser. Elle rêve de stars américaines, de visas providentiels, sans pour autant oublier sa patrie, sa ville, l’odeur des chachliks ou le goût du plov (plat traditionnel composé de riz, d’huile de coton, de viande et de carottes). La jeunesse rêve, mais dès qu’elle le peut, elle s’enfuit. Ailleurs.

 

Par Guillemette PINCENT

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