L’adoption de l’euro par la Slovaquie, dès le 1er janvier 2009, est perçue comme la consécration du pays dans son rôle de «tigre centre-européen». Cette percée économique, inattendue il y a encore quelques années, suscite évidemment quelques questions, dont une, provocante sans doute: comment les Tchèques vivent-ils cette « honte » d’être devancés par l’ancien «frère pauvre» de la Fédération tchécoslovaque ?
À partir de janvier 2009, la Slovaquie deviendra le seizième pays de la zone euro et seulement le deuxième des Etats ayant adhéré à l’Union européenne depuis 2004 (le premier étant la Slovénie qui a adopté la monnaie commune en janvier 2007). Alors, à l’heure où Bratislava commence à sensibiliser la population à une révolution des portefeuilles, les économistes tchèques sonnent-ils l’alarme? Non, ils s’évertuent plutôt à démontrer que «rira bien qui rira le dernier». L’opinion publique n’a pas non plus l’air de s’inquiéter pour l’avenir économique de son pays, surtout à l’heure où tout Tchèque qui se respecte s’intéresse à un autre euro, celui du ballon rond.
Pièces de 1, 2 et 5 centimes: le pic de Krivan dans les Tatras, lieu mythique de l’histoire slovaque et symbole de l’indépendance.
Comment les derniers deviennent les premiers
Même si l’économie tchèque est florissante, les performances de la Slovaquie sont, depuis quelques années déjà, plus remarquables encore[1]. Sous le gouvernement de Mikulas Dzurinda[2], les Slovaques ont mis en place des réformes économiques et sociales radicales mais efficaces: l’impôt unique, la réforme du système de retraites et du système de santé, et la réduction des dépenses publiques. Les consommateurs en payent le prix encore aujourd’hui, car les salaires n’ont pas suivi la hausse des prix. Mais l’assainissement des finances publiques a été spectaculaire. A la différence des Tchèques, embourbés par leur conservatisme dans des réformes peu efficaces, les Slovaques ont fait preuve d’un dynamisme spectaculaire.
On entend souvent dire que la candidature slovaque à l’entrée dans la zone euro a obligé Robert Fico, leader du parti de droite Smer et successeur de Mikulas Dzurinda depuis 2006, à poursuivre la politique entamée par son prédécesseur. Pour remplir les critères de Maastricht et pouvoir rejoindre «l’Europe des quinze», Robert Fico n’a en effet procédé à aucun retour en arrière. Contrastant avec «l’euroréalisme» de la classe politique tchèque, il est prêt à se battre pour que les conditions d’entrée dans la zone euro soient aussi favorables que possible. «Il n’y a rien à craindre, l’euro est une grande opportunité pour tous les Slovaques», a-t-il déclaré récemment.
L’euro, annonciateur de la prospérité ou de la pauvreté?
Les Slovaques sont partagés entre leur fierté d’avoir «doublé les Tchèques» et leur peur des inconvénients induits par l’adoption rapide de l’euro. «On y gagnera ou pas? Personne n’est capable de le dire maintenant, ce sera un souci de plus et le citoyen ordinaire y perdra. Tout sera plus cher, l’euro ne sert qu’aux politiques qui pourront se vanter de leurs succès», estime Igor Faba, Slovaque interrogé par le portail d’information www.aktualne.cz. Ses concitoyens sont plus optimistes, parce qu’ils voient dans l’adoption de l’euro une manière de faire davantage parler de leur pays: «On ne nous croyait pas mais nous y sommes arrivés. C’est une preuve de l’efficacité de l’économie slovaque. Plus personne ne nous sous-estimera», se félicite Adam Varga, autre Slovaque interrogé par aktualne.cz. «Je crois que nous y gagnerons: nous attirerons plus d’investisseurs et de touristes», ajoute l’entrepreneur Jan Bezak.
D’après un sondage réalisé en mai 2008, 49% des personnes interrogées se rangent du côté des partisans, contre 45% du côté des adversaires de la monnaie commune. Le clivage passe traditionnellement entre la Slovaquie occidentale, qui bénéficie des investissements étrangers, et la Slovaquie orientale, plus rurale et plus pauvre. De même les jeunes diplômés ayant des revenus élevés sont-ils plus favorables à cette ouverture européenne que la population âgée qui craint la dévalorisation de son épargne.
Certains retraités établissent même un parallèle avec la réforme monétaire mise en place par les communistes en 1953[3]. Le taux de change, qui sera fixé début juillet, se situera probablement entre 31 et 32 couronnes slovaques contre un euro[4]. Ainsi, les retraités verront leur pension passer de quelque 8.000 couronnes à 250 euros. De même, le salaire moyen passera de 21.000 couronnes à environ 650 euros. On peut donc sans doute s’attendre à un effet psychologique négatif lié à l’entrée dans la zone euro.
En outre, il faudra faire face au fléau de l’inflation. «Je suis sûre que les commerçants vont tout faire pour y gagner», affirme Janka Blahova pour aktualne.cz. Pour limiter ces risques et dissuader les commerçants d’augmenter les prix, le gouvernement va mettre en place un système de contrôles, afin de vérifier régulièrement les prix des principaux biens de consommation. Les commerçants «profiteurs» seront inscrits sur une liste noire et soumis à une amende.
Pièces de 10, 20 et 50 centimes: le château de Bratislava, monument historique national.
L’héritage de la cohabitation tchécoslovaque
A l’heure où les Slovaques se préparent à leur deuxième changement de monnaie en l’espace de dix-sept ans[5], les Tchèques s’interrogent sur l’attitude à adopter vis-à-vis de leur ancien «frère pauvre». Pour comprendre leur perplexité face à un tel revirement, il faut revenir à l’histoire.
Au moment de la création de la Tchécoslovaquie, en 1918, ont été réunies dans un même Etat deux régions de l’ancienne monarchie austro-hongroise qui n’avaient pas de vocation particulière à vivre ensemble. La partie tchèque, plus peuplée et plus développée, représentait alors le cœur industriel de l’ancienne monarchie, alors que la partie slovaque, ancienne Haute Hongrie, était une région essentiellement agricole. Du fait de ces différences, les Tchèques ont eu tout au long de leur cohabitation l’impression de «payer pour les Slovaques», alors que ces derniers ont souffert d’être méprisés par leur voisin occidental.
Tout a changé après la chute du régime communiste, qui avait contribué à maintenir un lien de solidarité entre les deux peuples. En 1993, deux Etats successeurs sont nés de la dislocation tchécoslovaque; depuis, ils ont chacun suivi leur propre voie. Certains estiment qu’en 1993, les Tchèques ont voulu «se débarrasser» du boulet que représentait la Slovaquie dans leur évolution vers l’économie de marché[6]. Ils considéraient qu’ils auraient plus de chances de rattraper le train économique de l’Europe occidentale en étant seuls. Champions de l’Europe centrale dans les années 1990, ont-ils aujourd’hui l’impression d’avoir râté ce train?
- Pièces de 1 et 2 euros: la double croix, symbole national du pays, elle est sur un relief de montagnes qui traduisent la stabilité et la solidité de l’Etat.
Les Tchèques ont-ils des raisons d’être jaloux des Slovaques?
Il est trop tôt pour dire si l’adoption rapide de l’euro par la Slovaquie lui sera bénéfique. Mieux vaut donc se limiter à l’analyse de la manière dont les Tchèques perçoivent la victoire slovaque au cours de cette première manche de la «bataille pour l’euro». Les médias s’accordent à dire que «les Slovaques ont enfoncé les Tchèques» et se demandent si ces derniers ont râté quelque chose. «La Slovaquie prend le chemin d’une économie stable, ayant de grandes perspectives de croissance. L’euro augmentera la crédibilité et la performance du pays», estime ainsi l’analyste de la société X-Trade Brokers, Lucie Vitamvásová.
Les adversaires de l’euro estiment au contraire que les Tchèques ont intérêt à attendre les résultats de la transition slovaque pour tirer une leçon de ses échecs éventuels: «La Slovaquie sera une sorte de laboratoire vivant. Si l’adoption de l’euro s’accompagne d’une inflation modérée, ce sera un bon signe pour les autres candidats», note ainsi l’analyste de Patria Finance, David Marek.
Un troisième courant regroupe ceux qui préconisent une adoption de l’euro aussi tardive que possible. On trouve quelques économistes dans ce camp, mais aussi le président Vaclav Klaus qui a récemment qualifié l’initiative slovaque d’«étourderie». Les défenseurs de cette opinion présentent le «retard tchèque» comme intentionnel, considérant qu’il vaut mieux attendre la réévaluation de la couronne tchèque et obtenir ainsi le taux de conversion le plus avantageux possible. Cette attitude dissimule mal, cependant, une dose de fierté nationale ou même de jalousie: «Celui qui veut l’euro peut l’avoir(…). Si les Tchèques avaient voulu l’adopter dès janvier 2009, ils auraient pu le faire. Mais, à la différence des Slovaques, nous n’en voulons pas», défend le journaliste et entrepreneur Jiri Hlavenka dans son blog[7].
Les affirmations de ce type font sourire d’autres Tchèques, plus réalistes: «Nous autres les Tchèques faisons semblant que cela ne nous intéresse pas. Nous avons notre couronne tchèque qui a été qualifiée par un économiste tchèque de ‘monnaie la plus stable du monde’ et nous l’aurons aussi longtemps que nous voudrons(…) L’attitude actuelle du gouvernement tchèque montre que nous souhaitons, un peu à la tchèque, que le projet slovaque capote», ironise dans la presse slovaque le journaliste tchèque Lubos Palata.
D’après Lenka Zlamalova, journaliste de Hospodarske noviny, il y a en effet de quoi être jaloux des Slovaques qui ont su faire le ménage dans les finances publiques avant les Tchèques: «Seuls ceux qui sont prêts peuvent choisir entre la couronne[8] et l’euro. Nous n’avons pas cette chance, c’est pourquoi nous nous retrouverons dans la zone euro non seulement lors de nos voyages à l’Ouest, au Nord et au Sud mais, pour la première fois aussi, à l’Est», regrette la journaliste.
Toutefois, cette polémique agite essentiellement les milieux économiques, parfois bien éloignés des préoccupations des simples citoyens. «Je suis beaucoup plus inquiète d’un autre euro», admet ainsi une étudiante en sociologie, faisant allusion au championnat de football qui débute le 7 juin et pour lequel les Tchèques sont donnés comme favoris.
Il faudrait cependant que ces derniers commencent à s’interroger également sur la question monétaire s’ils ne veulent pas râter le train vers la prospérité.
«Les Slovaques sont sur le point d’adopter l’euro. Et nous?»
Avec l’adoption de l’euro, la Slovaquie va gagner un avantage concurrentiel sur son voisin occidental. A l’avenir, les entreprises pourraient préférer s’installer à Bratislava plutôt qu’à Prague pour faciliter leur comptabilité et éviter les risques liés au flottement du taux de change. Bratislava pourra de plus bénéficier de cet avantage pendant au moins trois ans, puisqu’un futur élargissement de la zone euro n’est prévu qu’en 2012. Et que le candidat suivant pourrait être un des pays baltes ou la Pologne… «Le cercle autour de la République tchèque va se refermer (…), cela devrait nous inciter à nous pencher sur la question de l’euro», prévient Jaromir Drabek, président de la Chambre de commerce tchèque. Un simple regard sur une carte suffit en effet pour comprendre que la République tchèque risque de se retrouver dans une situation géopolitique délicate.
«La Slovaquie continue à être la première de la classe. A Bratislava, on payera déjà en euro au moment où nous autres les Tchèques n’auront même pas fixé la date de son adoption», souligne Pavel Paral, journaliste de Czech Business Weekly et de Profit. En effet, le manque de volonté politique et le retard dans la mise en place des réformes économiques font que Prague ne se précipite pas dans sa décision. D’après le Premier ministre tchèque Mirek Topolanek, «la République tchèque adoptera l’euro au moment où ce sera avantageux pour l’économie et pour la population.» Zdenek Tuma, gouverneur de la Banque centrale, est plus précis: «Il ne serait pas dramatique de célébrer le centenaire de la couronne tchèque et d’adopter l’euro seulement en 2019[9] .»
Il est tout à fait possible, en effet, que Prague rejoigne la zone euro dix ans après Bratislava. Dès janvier 2009, les Tchèques prêteront donc une attention particulière aux portefeuilles de leurs voisins de l’Est. «Il n’y a aucune raison d’être jaloux des Slovaques. Adopter l’euro présente un risque», rassure l’économiste tchèque Ales Michl. En effet, si l’expérience de l’euro est un échec, les Tchèques pourront épingler la Slovaquie pour sa précipitation. Si c’est une réussite, les Slovaques pourront se féliciter d’avoir pris dix ans d’avance sur les Tchèques pendant que ces derniers, une bière à la main, regardaient un match de football !
Par Zuzana LOUBET DEL BAYLE
[1] En 2007, la croissance du PIB slovaque a atteint 10,3%, contre 6,5% en République tchèque.
[2] Mikulas Dzurinda a occupé le poste de Premier ministre de 1998 à 2006.
[3] Cette réforme, en dévalorisant l’épargne de toute une génération, fut une source de traumatisme pour plusieurs années voire décennies. Elle suscita alors grèves et manifestations; il s’agissait du premier mouvement de protestation dans le bloc soviétique.
[4] Depuis l’annonce de l’entrée de la Slovaquie dans la zone euro, la couronne slovaque ne cesse de s’apprécier par rapport à la monnaie européenne. Fin 2005, le taux de change était de 38 couronnes contre un euro. Depuis, comme le soulignent les analystes d’Erste Bank, la couronne s’est renforcée de 16%.
[5] La première transition a eu lieu en février 1993, juste après la séparation de la Fédération tchécoslovaque. Au départ, les billets tchécoslovaques ont été munis de tampons avant que les deux pays ne se dotent chacun de leur monnaie nationale, la première dans l’histoire de la Slovaquie.
[6] Cette séparation s’est faite essentiellement sur l’initiative de Vaclav Klaus, à l’époque Premier ministre de la Tchécoslovaquie, aujourd’hui Président de la République tchèque connu pour son euroscepticisme.
[7] http://www.bloc.cz/bloccz/art_149/slovak-plati-eurem-cech-korunou.aspx
[8] La monnaie officielle de la République tchèque est la couronne tchèque (CZK). En Slovaquie, c’est pour le moment la couronne slovaque (SKK).
[9] La couronne tchécoslovaque fut introduite en février 1919. Elle était utilisée dans toute la Fédération jusqu’en février 1993, date de la séparation monétaire qui a donné naissance à deux nouvelles monnaies: couronne tchèque et couronne slovaque.