Transition et genre en Europe centrale : chronique d’une régression annoncée?

Vingt ans après la chute du rideau de fer, quel regard porter sur l’évolution de la présence des femmes dans la sphère publique et les rapports de genre en général? Le caractère différencié des sociétés d’Europe centrale de ce point de vue, ainsi que les conséquences ambivalentes du processus d’adhésion à l’Union Européenne, invitent à un constat nuancé. 


Le regard porté sur vingt ans de transformations postcommunistes à l’aune de la place des femmes dans l’espace public reste influencé par les conditions initiales de la transition vers la démocratie et l’économie de marché. En cela, toute esquisse de bilan passe par un retour sur les caractéristiques de ces transformations du point de vue de la construction sociale des rapports sociaux de sexe et de leur évolution. Un retour qui vise en premier lieu à distinguer, dans le scénario très sombre formulé au cours des années 1990, ce qui s’est effectivement produit, mais aussi les développements imprévus dans des domaines tels que l’accès des femmes à l’emploi, les politiques familiales, la participation politique, ou l’action collective.

Une deuxième précaution consiste à rappeler la grande diversité des sociétés d’Europe centrale et orientale du point de vue de la présence des femmes dans l’espace social, et celle, non moins grande, des modalités du changement intervenu ces vingt dernières années. Des différences qui renvoient au temps long, à travers les structures sociales (sécularisation, urbanisation, accès à l’éducation, démographie, existence d’un mouvement des femmes avant 1945), mais aussi au temps plus court, qui fut celui des révolutions de 1989 et des transformations sociales et politiques intervenues depuis, notamment dans le contexte de l’adhésion à l’Union Européenne (UE). Pour mieux se saisir de ces différences, on limitera notre propos aux pays l’ayant rejoint depuis 2004 ou ayant vocation à le faire au début de la prochaine décennie.

Chronique d’une régression annoncée

Dès le début des années 1990, deux prismes se sont imposés à l’analyse de l’impact «genré» des changements en cours en Europe centrale: l’un, hérité du féminisme des années 1970, dit de la «seconde vague», qui insistait sur le rôle moteur des mobilisations de femmes et portait une attention particulière aux droits sociaux; l’autre, lié au développement des études de genre au sein des travaux sur les transitions démocratiques en Europe du Sud et en Amérique latine. Leur convergence a d’emblée conduit à pointer trois éléments, difficilement contestables:
- L’absence de larges mouvements de femmes lors des mobilisations de 1989-1990 dans les PECO[1], à la différence des transitions en Amérique latine;
- «L’exclusion» des femmes de la représentation politique dès les premiers scrutins démocratiques (1989-1992), avec des parlements comptant entre 85 et 95% d’hommes;
- Des atteintes aux droits «acquis» durant la période socialiste en matière de contraception, d’accès à l’IVG et à tout un ensemble de prestations et de services sociaux (systèmes de garde, cantines d’entreprises, allocations familiales), de nature à renvoyer les femmes à leurs fonctions traditionnelles dans la sphère familiale.

De fait, à l’exception d’une mobilisation féministe en RDA restée sans lendemain dans le contexte de la réunification, et de celle menée par des organisations de femmes polonaises pour mettre en échec une première tentative de criminalisation de l’avortement en 1990, nul mouvement d’importance ne s’est constitué en réponse au coût social élevé des «thérapies» économiques adoptées après 1989. Un coût caractérisé par un chômage féminin généralement plus long et plus massif, ainsi que par une compétition inédite dans l’accès à l’emploi discriminant les femmes au regard de leur capital scolaire (souvent plus difficile à valoriser dans une économie de marché), et surtout des fonctions qui leur sont attribuées dans la sphère familiale.

Ces phénomènes, de même qu’une paupérisation plus grande liée à l’impact des transformations sur les rapports de couple (accentuation de la divortialité et du nombre de familles avec un seul parent, le plus souvent la mère) ont été abondamment documentés, validant l’idée selon laquelle les femmes, prises dans leur ensemble, compteraient au nombre des «perdants» de la transition. Un statut rarement questionné sur le terrain politique, dès lors que la monopolisation de l’offre électorale, par une catégorie de professionnels nouvelle ou reconvertie des anciennes structures, elles-mêmes largement masculines, s’est caractérisée par l’absence des femmes à tous les niveaux de prise de décision. Pourtant, il convient de revenir sur une analyse univoque faisant de la transformation une régression du point de vue des rapports de genre.

Un regard plus différencié sur l’impact «genré» des transformations

Un tel regard peut se nourrir du constat de différenciation dressé tant à propos de la période socialiste que des trajectoires suivies depuis 20 ans par les pays d’Europe centrale.

En dépit du moule commun imposé par l’URSS, nulle société soviétisée ne fut semblable à une autre du point de vue de la régulation sociale des rapports hommes-femmes. Ainsi, bien qu’elles suivirent des évolutions communes au cours des années 1950 (modèle de la mère travailleuse, accès à l’IVG et, en principe, à la contraception) puis 1970 (allongement du congé maternité et/ou extension des systèmes de garde), les politiques sociales ne furent pas exemptes de bifurcations (restriction de l’accès à l’IVG dans les années 1970 face au déficit des naissances, sortie des femmes du monde du travail pour faire face à la fin de la croissance industrielle), voire de retours en arrière (interdiction de l’avortement à compter de 1968 en Roumanie).

De la même façon, la présence des femmes en politique sous le communisme, souvent convoquée comme point de référence pour évaluer leur participation aux institutions démocratiques issues de la transition, fit l’objet d’une ingénierie sociale et politique qui, de par ses motivations idéologiques, revêtait un caractère conjoncturel. En effet, davantage que de la pratique instituée de quotas précisément définis à laquelle il est souvent fait référence dans la littérature, le niveau de féminisation des parlements communistes dépendait d’arbitrages opérés entre différents groupes sociaux (ouvriers, paysans, jeunes, etc.) en fonction de conjonctures évoluant dans le temps et spécifiques à chaque pays. Ainsi, au début des années 1980, la présence des femmes oscillait de moins de 20% (Pologne, Yougoslavie) à 35% (Républiques soviétiques baltes). Surtout, tandis que les délégués masculins tendaient à représenter l’intelligentsia et les cadres du Parti, les femmes représentaient les secteurs les plus jeunes, les moins formés, les plus ruraux et les moins politisés de la population. De plus, lorsque, à l’image de la Tchécoslovaquie du Printemps de Prague, une libéralisation rendait plus compétitif l’accès aux mandats, la présence des femmes s’en trouvait diminuée. Quant à l’existence d’organisations de femmes officielles, à l’exception de la parenthèse du Printemps tchécoslovaque, elle constitua plus sûrement une courroie des politiques officielles que le lieu d’épanouissement d’une conscience politique ou féministe.

Diverses, les sociétés d’Europe du Centre-Est l’étaient aussi vis-à-vis de l’évolution générale des rapports de genre. Tandis qu’en Yougoslavie, les réflexions engagées à la fin des années 1970 au sein même du Parti à propos du modèle d’autogestion[2] s’accompagnèrent d’une diffusion des idées féministes occidentales, celles-ci demeurèrent méconnues ailleurs, en dehors des cercles de la culture underground. De la même façon, les rapports entre personnes de même sexe conjuguaient un traitement juridique très différent, entre prohibition (Roumanie, Bulgarie, Pays baltes), dépénalisation partielle (Hongrie, Tchécoslovaquie) ou totale (Slovénie, Pologne), à l’hostilité plus ou moins déclarée de la société et du pouvoir.

Cette diversité s’est imprimée aux trajectoires postcommunistes. D’abord, même s’ils ont fait ailleurs l’objet d’attaques politiques répétées, les droits sexuels et reproductifs n’ont été remis en cause qu’en Pologne, tandis qu’à la rareté des contraceptifs sous le communisme, succédait, en termes d’impact sur l’exercice des libertés sexuelles, leur non prise en charge par les systèmes de couverture sociale.
Ensuite, la résurgence d’un discours favorable au retour des femmes à leurs «vocations» traditionnelles ne s’est nulle part traduite par un abandon du travail salarié, indispensable dans les conditions matérielles de la transition, ni par leur soustraction à l’éducation supérieure, où elles occupent une part croissante.
De plus, si les femmes ont davantage souffert de la liquidation des services sociaux, ce sont les hommes qui ont payé le tribut le plus lourd à celle de secteurs tels que les mines, l’industrie d’armement et la sidérurgie, où ils constituaient la majeure partie de la main-d’œuvre. Inversement, le nouveau modèle social du chef d’entreprise a d’emblée été identifié comme le terrain d’épanouissement de vertus masculines. Un stéréotype qui s’est traduit par la masculinisation très forte de cette nouvelle classe d’entrepreneurs, mais n’en reflète pas pour autant une conversion exclusivement masculine à l’économie de marché, dès lors que le secteur des entreprises unipersonnelles ou comptant moins de trois salariés s’avère largement féminisé. La Roumanie illustre ainsi une situation où ce sont les femmes qui ont constitué le fer de lance d’un micro-capitalisme, tandis que les hommes y étaient les premiers «bénéficiaires» de la prise en charge, par l’État, du chômage technique définitif imposé à certains secteurs de l’économie.
Enfin, la fin brutale des «quotas» en politique ayant maintenu des niveaux de représentation généralement supérieurs à 25% s’est certes traduite par la masculinisation accrue du pouvoir, mais aussi par une assimilation croissante des mœurs politiques (corruption, esprit partisan) aux seuls hommes politiques. Ce stéréotype fait ainsi l’objet d’un investissement électoral croissant, moins par des initiatives féministes telles que le Parti des femmes polonais né en 2006 (Partia Kobiet), que par des professionnels du politique soucieux de restaurer leur image en recourant à une féminisation light. Une évolution qui tend à faire converger les niveaux de féminisation dans la région avec ceux de l’ouest du continent. En outre, l’irruption d’un nouvel échelon représentatif, le Parlement européen, souligne l’opportunité offerte par cet organe méconnu et, pour cette raison, davantage féminisé. Ainsi, en 2009, les délégations parlementaires des PECO à Strasbourg comptaient non seulement une proportion de femmes (33,9%) comparable à celle de l’ensemble des délégations des autres pays membres (35,7%), mais aussi fréquemment supérieure à leur présence dans les parlements nationaux, notamment là où celle-ci est la plus faible[3].

Le contexte de l’adhésion à l’UE: une fenêtre d’opportunité?

Pour parachever ce constat, il convient de s’arrêter sur le contexte de l’adhésion et son impact sur les rapports sociaux de sexe. À bien des égards, celui-ci a constitué une fenêtre d’opportunité inédite, dès lors que le processus d’adhésion des PECO a coïncidé avec un renforcement des politiques d’égalité et de non discrimination de l’Union européenne. Un renforcement sur le plan des normes, avec l’inscription dès 1997 de l’égalité des sexes parmi les «missions» de l’UE et l’adoption d’une série de nouvelles directives au début des années 2000, mais opéré surtout au moyen de concepts ou solutions institutionnelles prêtes à l’emploi, telles que le gender mainstreaming (à travers la désignation de personnes en charge de l’égalité au sein de nombreuses administrations), mais également un traitement législatif global des discriminations ou encore l’institution d’ombudsmans en charge d’instruire des cas concrets. Encouragés par le caractère conditionnel de leur adhésion, les pays de la région se sont attelés, outre à la prise en compte de l’acquis communautaire, à la mise en place de nombreuses institutions en charge de l’égalité et de la lutte contre les discriminations[4]. Une entreprise rien moins que spontanée mais qui s’est accompagnée de la diffusion de recettes précises, à l’image de lois anti-discrimination inclusives, parfois inexistantes dans les Etats membres de «l’Ouest».

Néanmoins, s’impose là encore une lecture ambivalente. D’un côté, il est aisé, lorsque l’on se penche sur l’effet «opposable» de ces nouvelles garanties juridiques ou institutions, de conclure qu’il s’agit de lettres mortes et de coquilles vides, privées de leur substance par un contenu trop général ou soumises aux aléas politiques. Il est également permis de souligner que certaines conquêtes en matière d’égalité émanent de conjonctures et de mobilisations nationales, voire de la diffusion de modèles internationaux[5], davantage que d’une impulsion communautaire. Il en va ainsi des mesures paritaires introduites en Slovénie ou des contrats d’union civile ouverts aux personnes de même sexe en République tchèque, Hongrie et Slovénie.

Il faut néanmoins considérer un autre type d’effet imputable au contexte de l’adhésion, qui, agissant sur les discours, les modes d’action et l’agenda des acteurs politiques et sociaux, les conduit à modifier leur raison d’être. À titre d’exemple, jadis de petite taille, actives dans des domaines sociaux précis (violences faites aux femmes, aide aux mères célibataires…) et peu enclines à articuler leur mission au principe de l’égalité des sexes, nombre d’ONG de femmes nouent désormais de vastes alliances afin de défendre des intérêts dans le champ politique national. Rompues aux concepts véhiculés à l’échelle de l’UE, elles se professionnalisent, cherchent à influer sur les politiques publiques et portent aussi leur action vers le niveau communautaire, à travers le Lobby Européen des femmes ou sous forme d’alliances régionales en Europe centrale, à l’image de la coalition KARAT, basée en Pologne.

Il y a vingt ans, la sociologue et féministe croate Slavenka Drakulic soulignait que les femmes, dans leur ensemble, avaient survécu à l’expérience communiste et avaient même «trouvé le temps d’en rire»[6]. Si l’on conserve à l’esprit la grande diversité des parcours individuels subsumés dans la catégorie «femmes», de même que le caractère différencié des trajectoires postcommunistes des sociétés d’Europe centrale, il semble pertinent de dresser un bilan à certains égards comparable de l’expérience des conditions parfois hostiles du postcommunisme. Car du point de vue des rapports sociaux de sexe, ces vingt années se sont aussi révélées porteuses de nouvelles opportunités.

Notes :
[1] Pays d’Europe Centrale et Orientale
[2] Fortement centralisée, l’économie yougoslave fait l’objet d’expériences originales d’auto-gestion par entreprises ou secteurs à compter des années 1970, qui s’accompagnent d’un certain degré d’auto-organisation sociale sous forme d’associations ou de cercles. En marge du milieu académique, ceux-ci permettent une discussion ouverte sur le statut des femmes.
[3] En 2009, les Parlements Hongrois et Roumain ne comptaient respectivement que 11,1 et 11,4% de femmes, lesquelles représentaient en revanche 36% de leurs délégations au Parlement Européen. D’autre part, la Bulgarie et l’Estonie, qui avec respectivement 21,7 et 20,8% de femmes dans leurs parlements nationaux, sont les seuls PECO à approcher la moyenne de l’UE (23%), font encore mieux au Parlement Européen, où leurs délégations composées respectivement de 47 et 50% d’élues comptent parmi les plus féminisées.
[4] Secrétariats d’État –voire un ministère dédié comme en Hongrie; commissions parlementaires ad-hoc; conseils consultatifs; ombudsmans; «instituts» chargés de la lutte contre les discriminations, etc. Des institutions qui varient cependant grandement d’un pays à l’autre dans leurs missions, leur articulation entre elles ou l’importance conférée au domaine de l’égalité hommes-femmes.
[5] Tels que ceux promus au sein de l’ONU via la CEDEF (Convention pour l’Élimination de toutes les formes de Discriminations envers les Femmes, 1979, et son protocole additionnel plus contraignant, 1999) ou encore la Plate-forme d’action de la Conférence sur les femmes de Pékin (1995) et les documents de suivi adoptés à sa suite.
[6] «Comment nous avons survécu au post-communisme et même trouvé le temps d’en rire», d’après DRAKULIC, Slavenka: How We Survived Communism and Even Laughed, New York: Harper Perennial, 1993.

Photo : Evangeline Masson-Diez (www.15ans15pays.com)

* Maxime Forest est chercheur en science politique à l’IEP de Toulouse