Tuer, traquer et dissimuler: Les forêts et la destruction des Juifs d’Europe

L’anéantissement des Juifs d’Europe par l’Allemagne nazie et ses complices pendant la Seconde Guerre mondiale est généralement associé aux camps de concentration. En réalité, l’immense majorité des victimes de la Shoah a été assassinée en dehors de l’espace concentrationnaire, dans des lieux tenus secrets, situés souvent en pleine forêt, sur le territoire de la Pologne et de l’Union soviétique.


SobiborDès les premiers jours de l’attaque allemande contre l’URSS, en juin 1941, des unités spéciales appelées Einsatzgruppen (groupes d’intervention) tuent en masse les Juifs des territoires conquis. Début juillet, dans la forêt de Panieriai, à quelques kilomètres de Vilnius, des réservoirs de fuel de l’Armée rouge sont transformés en site d’exécution. Plusieurs dizaines de milliers de Juifs y sont abattus en quelques mois par les hommes de l’Einsatzgruppe A secondés par des auxiliaires lituaniens. En Lettonie, les 30 novembre et 8 décembre, 25.000 Juifs sont massacrés dans la forêt de Rumbula, près de Riga, avec l’aide de collaborateurs locaux. L’intention des exécuteurs est à chaque fois la même: tuer à l’abri des regards pour dissimuler leurs crimes.

Dans les territoires polonais annexés au Reich, la mise en œuvre de la «Solution finale» débute en décembre 1941. La population des ghettos du Warthegau (autour de Łódź et de Poznań) est transportée vers le village de Chełmno pour être assassinée dans des camions à gaz. Après chaque exécution, les véhicules parcourent quatre kilomètres en direction du nord et s’arrêtent dans la forêt de Rzuchów, où les corps des victimes sont ensevelis dans d’immenses fosses communes.

En 1942, trois centres de mise à mort[1] entrent en fonction dans le Gouvernement général, une portion du territoire polonais non intégrée au Reich. Le premier, Belzec, est situé le long de la voie ferrée qui relie Lublin et Lwów. Les deux autres, Sobibor et Treblinka, sont implantés en pleine forêt. Le processus d’assassinat est identique dans les trois sites: les victimes, acheminées en train, sont contraintes de se déshabiller, puis poussées à l’intérieur de chambres à gaz alimentées par des moteurs de chars. Quelques prisonniers, provisoirement épargnés, sont chargés d’enterrer leurs corps et de trier leurs bagages.

Tous les Juifs du Gouvernement général ne sont pas déportés vers des centres de mise à mort. Dans les localités éloignées des voies ferrées, la population juive est tuée sur place. Le 13 juillet 1942, les hommes du 101ème bataillon de réserve de la police allemande investissent le village de Józefów, à une trentaine de kilomètres de Belzec, sélectionnent 300 hommes pour le travail, et exécutent 1.500 femmes, enfants et vieillards dans une forêt environnante[2].


Photo 1: Stèle érigée à l’emplacement du massacre du 13 juillet 1942, Józefów, Pologne. (Alban Perrin, août 2011)

À Auschwitz, l’assassinat massif des Juifs débute au printemps 1942. Très vite, les SS renoncent à utiliser le Krematorium du camp principal, en lisière de la ville. À l’arrivée des convois, les déportés jugés «inaptes au travail» sont dirigés vers Birkenau (la «prairie aux bouleaux»), où deux maisons paysannes, éloignées du camp, sont aménagées en chambres à gaz. En 1943, ces premières installations sont remplacées par quatre nouveaux bâtiments composés d’un vestiaire, d’une ou plusieurs chambres à gaz et de fours crématoires. Le quatrième, appelé Krematorium V par les SS, est construit au milieu d’une clairière. En août 1944, les hommes chargés d’incinérer les corps réussissent à prendre en secret trois photographies du processus de mise à mort. L’une d’entre elles montre un groupe de femmes se déshabillant au milieu des arbres avant d’être assassinées.

Judenjagd, la «chasse aux Juifs»

Pour échapper à la mort, de nombreux Juifs fuient les ghettos. La police allemande reçoit l’ordre d’abattre immédiatement tous ceux qu’elle capture. Des patrouilles ratissent les forêts pour débusquer les fugitifs. Le 101e bataillon de police de réserve participe à ces opérations:

«On nous avait dit qu’il y avait beaucoup de Juifs cachés dans la forêt. Nous nous sommes déployés dans les bois à leur recherche, mais nous n’avons rien trouvé, car les Juifs étaient bien cachés. Nous avons ratissé les bois une fois de plus. Ce n’est qu’à ce moment que nous avons vu quelques tuyaux de cheminée qui pointaient du sol. Des Juifs s’étaient cachés dans des abris souterrains. On les a tirés de là. Il n’y a eu de résistance que dans un seul abri. Quelques camarades sont descendus dans cet abri et en ont sorti les Juifs. Les Juifs ont été ensuite fusillés sur place… Les Juifs devaient se coucher face au sol et étaient tués d’une balle dans la nuque. [...] Quelque cinquante Juifs ont été fusillés, hommes et femmes de tous âges puisque des familles entières s’étaient cachées là-bas…»[3]

Durant l’été 1942, plusieurs dizaines de Juifs se regroupent dans une forêt des environs de Dąbrowa Tarnowska, à l’est de Cracovie, dormant à la belle étoile ou sous des branchages. À l’automne, sous la conduite d’anciens soldats juifs de l’armée polonaise, ils s’organisent et construisent des abris. Une rescapée témoigne: «Le groupe de partisans juifs était divisé en groupes de 10 personnes, 50 au total. Chaque groupe avait sa cachette, bien aménagée avec un coin pour dormir et un autre pour faire à manger. La discipline était militaire.»[4]. La faim est permanente. Pour se nourrir, les «partisans» volent des pommes de terre et du blé dans les champs, attisant la haine des paysans à leur encontre. La plupart d’entre eux sont capturés lors de battues organisées par les Allemands et la police polonaise. D’autres sont dépouillés et assassinés par des habitants des environs. Une poignée seulement survit jusqu’à l’arrivée de l’Armée rouge.

Résister, survivre

En avril 1943, le soulèvement du ghetto de Varsovie est écrasé. Quelques insurgés réussissent à s’enfuir en passant par les égouts. Une partie d’entre eux se cache à Varsovie, une autre dans la forêt de Wyszków, située à une cinquantaine de kilomètres de la ville. Un membre de l’Organisation juive de combat, Simha Rotem, est chargé de maintenir la liaison entre les différents groupes:
«Plusieurs fois, je suis revenu voir nos compagnons de la forêt de Wyszków. Chaque visite soulevait la même question. Qu’est-ce qui est le plus avisé et le plus sûr: rester caché dans les bois ou rejoindre l’un des logements que nous avions préparés à leur intention en ville?[...] J’avais du mal à leur expliquer ce que signifiait résider en ville à cette époque. Ils vivaient dans la forêt dans des conditions extrêmement dures: sans toit, sans lit, sans chaise et, parfois, sans nourriture.[...] J’avais l’impression qu’ils m’enviaient d’être à Varsovie, de ne pas être un partisan caché dans les bois.»[5]

Le 2 août 1943, les prisonniers de Treblinka se révoltent, coupent les barbelés et s’enfuient dans la forêt. Immédiatement, les fugitifs sont pris en chasse par les SS et les gardes ukrainiens. Un grand nombre est tué pendant la poursuite. Quelques-uns prennent la direction de Varsovie. D’autres décident de rester dans les bois. Un groupe de six hommes aménage une cachette et parvient à survivre pendant un an grâce à l’aide d’un paysan polonais:
«Nous avions construit un très bon abri souterrain, pas loin du chalet de Staszek.[...] Nous ne faisions pas de résistance – notre but était de survivre. Au bout d’un an, nous avons su par les villageois que les Russes approchaient.»[6]

Le 14 octobre 1943, les prisonniers de Sobibor se révoltent à leur tour. De petits groupes parviennent à franchir le Bug et à rejoindre des unités de partisans. Les autres se terrent dans les bois et se mettent en quête de nourriture:
«Survivre dans la forêt n’était pas rien. En courant dans la nuit j’ai rencontré deux autres prisonniers; ensemble nous avons couru sans savoir exactement vers où. Au fond d’une forêt, nous avons trouvé une maison abandonnée. Dans cette maison il y avait un stock de pommes de terre qui nous sembla être un trésor. La nuit, on faisait du feu pour les cuire et puis on allait se cacher dans le grenier.»[7]

Pourchassés par les Allemands, les fugitifs sont contraints de demander de l’aide aux paysans polonais, qui acceptent parfois de les cacher ou de leur vendre quelques vivres mais, dans de nombreux cas, les livrent à l’occupant ou les tuent eux-mêmes:
«Avec mon fils, nous nous sommes cachés pendant trois mois dans les forêts, surtout dans les marécages. Ce n’est que rarement que nous avions le courage de nous approcher d’une isba pour y demander ou y acheter de la nourriture. Au mois de novembre, nous avons découvert une cachette, une fosse, bien camouflée dans la forêt. Dans cette fosse, nous avons retrouvé Haïm Pesah, sa femme et ses deux enfants, Manes Rochelman, la fille et le fils de Aizik Schneider et un petit garçon. Ils venaient tous de notre ville.[...] Au mois de décembre, nous sommes retournés à la fosse, et là, nous avons appris que Haïm Pesah et ses amis avaient été massacrés par des antisémites de l’endroit.»[8]

Des lieux vides

Fin 1943, la quasi-totalité de la population juive de Pologne a déjà été assassinée. Les centres de mise à mort, devenus inutiles, sont démantelés. Les bâtiments sont démolis et les corps des victimes brûlés sur des bûchers à ciel ouvert. À Treblinka, Belzec et Sobibor, une forêt de jeunes pins est plantée pour dissimuler les traces du massacre. Lorsque l’Armée rouge arrive sur place, il ne reste rien, ni personne à «libérer». On photographie les lieux. On interroge les rares rescapés, mais le sort des Juifs n’intéresse pas le gouvernement communiste et les communautés disparues ne peuvent porter la mémoire de leur propre assassinat. Les anciens cimetières juifs, saccagés par les nazis, sont envahis par la végétation. Des arbres poussent entre les tombes. Le silence parachève la destruction.

Après 1945, la mémoire des crimes de l’Allemagne nazie se focalise sur l’univers concentrationnaire. Les images de la libération des camps, tournées par des cinéastes américains, font le tour du monde. La singularité de la Shoah est d’autant moins comprise que la plupart des rescapés, évacués d’Auschwitz à l’approche de l’Armée rouge, sont libérés dans les mêmes camps que les autres déportés. Personne, en revanche, ne peut témoigner de la mise à mort des Juifs par fusillade dans la forêt de Panieriai.

En 1947, un musée est créé dans des bâtiments conservés du camp d'Auschwitz qui est alors érigé en symbole du martyre et de l'héroïsme de la nation polonaise. On occulte alors le fait que 90% des victimes étaient juives et que l’immense majorité, gazée dès l’arrivée des convois, n’est jamais entrée dans le camp. Une quinzaine d’années plus tard, des monuments sont construits à Chełmno, Bełżec, Sobibór et Treblinka mais les inscriptions gravées sur ceux-ci sont aussi peu précises qu'à Auschwitz et ces lieux, éloignés des grandes agglomérations, reçoivent peu de visiteurs.

Aujourd’hui encore, un simple panneau noir en forme de flèche, portant l’inscription «Muzeum», signale à l’automobiliste qu’il est arrivé à Chelmno. À droite du parking, un petit bâtiment sans étage contient une exposition historique. Plus aucune trace apparente ne subsiste de l’ancien centre de mise à mort, démantelé par les SS à l’approche de l’Armée rouge. Seuls quelques arbres portent encore à hauteur d’homme la cicatrice laissée, soixante-dix ans auparavant, par les fils de fer barbelés. Le site dépend du musée régional de Konin, une petite ville située à quarante kilomètres. Un seul employé, Zdzisław Lorek, assure l’accueil des visiteurs. Selon lui, 11.000 personnes environ auraient fait le déplacement en 2012, contre 1.430.000 à Auschwitz[9].

Dans le bois de Biķernieki, à Riga, un mémorial a été érigé en hommage aux Juifs exécutés par les Einsatzgruppen. Au cœur de la forêt, une trentaine de rectangles marque l’emplacement des fosses où les corps des victimes sont toujours ensevelis. Toutefois, le lieu est si tranquille qu’on n’y croise que des promeneurs et des prostituées[10].

Malgré le silence qui y règne, les sites de mise en œuvre de la «Solution finale», perdus souvent en pleine forêt, n’ont pas fini de livrer tous leurs secrets. Depuis quelques années, une équipe d’archéologues polonais et israéliens a entrepris des fouilles à Sobibór. Leurs recherches ont permis notamment de retrouver des francs, dernière trace laissée par les déportés des convois 50 à 53, partis de Drancy en mars 1943[11].


Photo 2: Le site de Sobibor aujourd’hui (Alban Perrin, août 2011).

Notes:
[1] Expression empruntée à Raul Hilberg (La destruction des Juifs d’Europe, Gallimard, Paris, 2006 pour la traduction française).
[2] Le déroulement de ce massacre a été décrit et analysé par Christopher Browning dans Des hommes ordinaires. Le 101ème bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne (Les Belles Lettres, Paris, 2002 pour la traduction française).
[3] Témoignage de Georg Leffler, cité par C. Browning, op. cit., p.166.
[4] Jan Grabowski, Judenjagd. Polowanie na Żydów 1942-1945. Studium dziejów pewnego powiatu, Stowarzyszenie Centrum Badań nad Zagładą Żydów, Varsovie, 2011, p.88 (traduction de l’auteur).
[5] Kazik (Simha Roten), Mémoires d’un combattant du ghetto de Varsovie, Ramsay, Paris, 2008, p.159-160.
[6] Témoignage de Berek Rojzman, cité par Gitta Sereny, Au fond des ténèbres. Un bourreau parle: Franz, Stangl, commandant de Treblinka, Tallandier, Paris, 2013, p.350-351.
[7] Témoignage de Hella Felenbaum-Weiss, cité par Myriam Novitch dans Sobibor, martyre et révolte, Ghetto Fighters’ House, 1982, p.55.
[8] Témoignage de Herszel Zukerman, cité par Myriam Novitch, op. cit., p.130.
[9] Państwowe Muzeum Auschwitz-Birkenau, Report 2012.
[10] Fabrice Virgili, «Des sites sans visiteurs: les mémoriaux du camp de Salaspils et de la forêt de Bikernieki en Lettonie», in Annette Wieviorka et Piotr Cywinski (dir.), Le futur d’Auschwitz, Actes de la journée d’études du 11 mai 2010, Les Cahiers Irice, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, 2011, p.101-110.
[11] Isaac Gilead, Yoram Haimi et Wojciech Mazurek, «Excavating Nazi Extermination Centers», Present Pasts, vol.1, 2010.

* Alban PERRIN est formateur au Mémorial de la Shoah et chargé de cours à Sciences Po Bordeaux.